Le dernier jutsu de Népal

Les arrondissements de Paris ne sont pas désignés que par des numéros, mais aussi par des noms de lieux importants. Ainsi, le 14e arrondissement où a vécu Népal est celui dit « de l’Observatoire », créé pour scruter ce qui se passait dans le ciel au-dessus de la capitale. Observer les mouvements des corps, chercher l’infime lueur en pleine obscurité, c’est la quête qu’a aussi semblé mener sur la terre ferme le rappeur de la 75e Session le temps de sa courte mais remarquable discographie. En trois EP (16×16, 445e Nuit, KKSHISENSE8) et un double EP (444 Nuits), Népal a été comme une ombre dont on sent la présence, de ces personnes qui préfèrent « sonder les abysses [que] nager en surface » et être en marge collées contre un mur ou un banc pour mieux saisir les mécanismes de leur environnement. Celui de cette ville « où un sourire peut être mal interprété » et « où s’mélangent celtes et sémites depuis des décennies », dont l’argot javanais a nourri ses textes aussi bien que l’anglais, l’arabe et le japonais. Rappeur cryptique au ton bas, presque murmuré, capable de faire des clins d’œil aux héros du rap français (« Oxmose ») aussi bien qu’aux niches du rap américain (« Maladavexa »), Népal a aussi été KLM, producteur doué réussissant la même synthèse entre boucles de piano nocturnes du rap parisien et rythmiques lentes ponctuées de refrains en screwed & chopped. Le visage toujours dissimulé par un masque, l’ombre d’une capuche ou du maquillage, Népal a traversé cette décennie 2010 en pratiquant son rap comme les ninjas appliquaient leurs jutsus, entre souplesse du verbe (son couplet sur le « Esquimaux » de Nekfeu), pression sur les points vitaux (« Dans c’pays d’cistes-ra conventionnés notre son passe sous les mailles, pour les faire chier si j’ai un mioche j’l’appelle exprès Souleymane »), distillant même par moments des haïkus (« j’avoue qu’c’est triste cette putain d’fatalité qui fait qu’deux cœurs sont alignés qu’si l’un deux tourne le dos »). Mais derrière le masque de guerrier acrobate, Népal laissait aussi entrevoir ses failles d’enfant seul, dont le visage restait éclairé une fois la bougie éteinte grâce aux écrans avec lesquels ils nourrissaient une insomnie à la fois inspirante et nocive (« l’insomnie m’a rendu bizarre, l’impression d’sentir le mal-être de tous les gens qui passent »). Dévoilé officiellement le 21 novembre 2019, son décès quelques semaines plus tôt est arrivé alors qu’était annoncé son premier album officiel, Adios Bahamas, pour le 10 janvier 2020. Un dernier jutsu pour un artiste qui, malgré sa discrétion, a sans doute incarné le mieux l’esthétique du Dojo de la 75e Session. Qu’il repose en paix, dans un « ciel couleur lavande ». – Raphaël

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