Chronique

Esoteric
Saving Seamus Ryan

Fly Casual - 2009

En 2004, 7L & Esoteric sortaient Dangerous Connection 2 : Bars Of Death et réalisaient par la même occasion un coup du chapeau : trois albums consécutifs avec la même formule quasi-monolithique. Du rap pas dénué d’idées mais limité techniquement, des beats efficaces mais manquant cruellement d’audace. En bref, un groupe qui, même s’il a bouffé ses classiques jusqu’à plus faim, se révèle malheureusement incapable de s’approprier la musique Hip-Hop pour la retravailler à sa propre manière. 7L & Eso étaient destinés à devenir les Hi & Mighty de Boston, à sombrer progressivement dans l’oubli faute d’avoir su se renouveler.

Toutefois, en 2005, le binôme lâche A New Dope. La cover interpelle : sur fond jaune criard, les deux compères torses nus, gants aux poings, la garde haute. Le contenu surprend encore plus : des tempos rapides, des mélodies synthétiques, et un MC Esoteric qui s’est parfaitement adapté à cette profonde mutation. Le changement de cap n’est toutefois pas suffisamment maîtrisé pour faire de A New Dope un bon album. Mais le disque a le mérite de libérer et désinhiber le duo. Les opus suivants seront moins brouillons, mais tout aussi fouillés : alternance entre breaks classiques et complexes, samples improbables, concepts ingénieux. 7L & Eso expérimentent et prennent visiblement beaucoup plus de plaisir à faire de la musique qu’auparavant. Ce renouveau est également l’occasion pour Esoteric de créer son propre label, Fly Casual Records. Mais aussi de s’illustrer à la production, avec des résultats de plus en plus concluants au fil des sorties. Début 2009, le garçon s’essaiera même à un album instrumental, Serve Or Suffer.

Mais ne nous y trompons pas : l’opus qui doit définitivement valider la métamorphose du collègue de 7L et devenir son projet de référence, c’est bien Saving Seamus Ryan. Celui-ci était annoncé depuis trois ans maintenant. Eso y rappe bien évidemment, mais produit également une large partie des titres. Et pour bien donner au disque une dimension unique, il n’a pas lésiné sur les concepts : l’album tout entier est construit comme un film, racontant un épisode charnière de la vie de Seamus Ryan, aka Esoteric. Plantons le décor : Seamus Ryan est un rappeur un peu loser, désespéré parce que son chien vit ses dernières heures (!). Il vient de se séparer de 7L, qu’il a remplacé par un producteur/manager véreux, Indie Solo, dont les répliques sont directement empruntées à Harrison Ford. La suite n’a rien de très original, une fois le contexte présenté. Le clebs va mourir, Seamus est en dépression, il achète une bague pour sa copine qu’il projette de demander en mariage (la transition est ici plutôt brutale, en effet). Malheureusement il tombe sur quelques thugs locaux, Benny Macko et son gang, qui lui tirent dessus et lui volent l’anneau. Après un tour à l’hôpital, sa meuf lui met la pression pour qu’il arrête cette connerie de rap et trouve un vrai job. Seamus ne sait plus vraiment où il en est, et il retrouve Macko et ses potes, qui manquent de finir le boulot. Il est sauvé par le nouveau chien que son manager lui a acheté. Il reprend confiance en la vie, et le reste est une histoire de vengeance et de rédemption.

Construire un disque de rap comme un film, OK, finalement l’idée n’a pas été développée tant que ça, même si A Prince Among Thieves reste dans toutes les mémoires. Encore faut-il, pour que ça ressemble réellement à quelque chose, que l’interprétation soit efficace, que les productions permettent de mettre en place des atmosphères adaptées aux différentes scénettes, que les skits donnent du liant à l’ensemble. Pour le premier point, Esoteric a fait un gros effort : sa chanson d’hommage à son chien décédé parviendrait même à nous mettre la larme à l’oeil. Idem pour le titre ‘Chocolate Popcorn’, destiné à sa copine : il y a de l’émotion, et les mots sont bien choisis. Le rappeur au flow mécanique de Dangerous Connection paraît bien loin. La production suit plutôt bien les différents temps de l’histoire : nerveuse lors des rencontres avec les bandits, mélancolique lors des moments de remise en question, sombre et violente quand Seamus pète les plombs. Les interludes donnent une certaine fluidité à l’intrigue, facilitant l’enchaînement des titres. S’il on excepte le passage un peu étrange de la mort du chien au projet de demande en mariage, le déroulement des actions est donc plutôt bien construit. On finit même par être pris par le scénario, se demandant comment diable Seamus va pouvoir se dégager du tas de tuiles qui lui est tombé dessus durant les deux premiers tiers du disque.

Pour produire Saving Seamus Ryan, Esoteric n’a probablement pas disposé du même budget que Prince Paul pour A Prince Among Thieves. Il a donc fallu ruser au moment d’imaginer qui incarnera les personnages secondaires. Blacastan (Branch Davidians) joue Benny Macko, Main Flow (Mood) le docteur opérant Eso, K-Flay sa copine, Masta Ace son propre rôle de grand frère plein de bons conseils. Faute de pouvoir se payer des grands noms, Eso entreprend donc d’emprunter des répliques et des phrases à différentes personnalités pour créer des intervenants. En plus d’Harrison Ford manager, on trouvera donc Guru en chauffeur de taxi, Gary Numan en vendeur de guitare, et Cam’ron en rappeur envoyant balader Esoteric au moment où celui-ci lui demande un featuring. ‘No Features’ est d’ailleurs entièrement conçu de cette manière, Seamus se faisant violemment jeter par Jay-Z, Nas, Usher, Lil’Jon, Kanye, 50 Cent, Fat Joe, Eminem, Ludacris, Jadakiss, et même Biggie au moment de les démarcher pour une collaboration. Le morceau est brillamment conclu par un dialogue réel et plein d’humour entre DJ Premier et Eso :
Yo whaddup whaddup this is DJ Premier, You’re checkin’ out my man Esoteric
– Yeah, perfect that’s dope ! 
– Who the fuck is Esoteric, man ? Fuck this, I’m out

Le tour de force réussi par Esoteric, c’est de donner à chaque titre une existence propre. En faisant abstraction des skits, chaque plage de l’album peut en effet être écoutée et appréciée indépendamment de l’ensemble. ‘I Need A Dope Beat’, ‘No Features’, ‘The Wrong Attitude’ et le victorieux ‘Back To The Lab’ sont autant d’excellents morceaux. Pas vraiment de maillon faible dans le tracklisting, même si on peut ressentir une légère baisse de régime au milieu du disque. Par ailleurs, comme toujours dans les projets des membres de la famille Demigodz/AOTP, l’opus foisonne de scratches, qui parfois ont eux-mêmes une fonction dans le récit. Cette place prépondérante laissée au DJ est, on ne le dira jamais assez, plus qu’appréciable.

Au final, puisque la comparaison est inévitable, allons-y : Saving Seamus Ryan n’atteint pas le niveau de A Prince Among Thieves, ce qui n’est guère surprenant. Esoteric n’a pas le génie de Prince Paul, ni les moyens de s’offrir un casting façon Guerre des Étoiles pour ses projets. Mais assurément, l’opus est plus que réussi et franchement plaisant à écouter. Il témoigne surtout d’une réalité définitivement validée : Esoteric, symbole il y a cinq ans d’un rap un peu désuet et passéiste, est aujourd’hui un artiste complet et créatif. De ceux qui ont le boom-bap dans la peau, mais font tout de même l’effort d’emmener le sous-genre un peu plus loin que la simple recette break de batterie classique/sample + battle rhymes. Ces aventuriers ne sont pas si nombreux que ça. Leurs initiatives sont d’autant plus louables.

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