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le Franc- Tireur

Kool M : La conception des volets s’est toujours faite de la même manière : les rappeurs demandent des sons, évoquent des ambiances et on essaie de les fournir. Avec Soul G, on faisait toujours les morceaux ensemble pendant les trois volets et l’entre-volet. Parfois l’un compose 90% d’un titre et l’autre que 10%, mais dans tous les cas c’est toujours à deux. On partait toujours du sample. On écoutait des boucles et on superposait au fur et à mesure : « ajoute un cuivre, fais ci, fais ça. » On avait notre patte, notamment celle de mettre des trucs assez ethniques, des percussions malgaches, des samples de musiques arabes. À l’époque, le rap français était vraiment dans les sons jazzy, ce qui fait que l’on sonnait différemment. D’ailleurs, tout le monde regardait bizarrement notre travail de production. Soul G et moi, on n’était pas pris au sérieux au début. Les gens qui avaient écouté le premier volet disaient : « c’est vachement bien, mais Ekoué sur d’autres musiques, ce serait encore mieux. » On était un peu considérés comme les maillons faibles du groupe.

Guts : Le travail de production sur Le Poison d’Avril, et même après, a une vraie signature. Il y a une harmonie, musicalement parlant, ils ont trouvé la couleur, le climat et le délire de samples qui concordent avec les voix, les thématiques et l’écriture aiguisée des rappeurs. Pour moi, la direction artistique est parfaite.

DJ Duke : Kool M et Soul G sont arrivés avec un autre son que celui qui influençait tout le monde à l’époque. Les productions du premier volet n’avaient pas été fulgurantes sur le fond. Mais la combinaison avec les rappeurs du groupe est tellement parfaite. Sur le premier volet, tout colle avec le flow d’Ekoué qui est, lui aussi, parfait et avec ce qu’il raconte, qui est extraordinaire. Pour moi, un bon disque qui survit au temps qui passe, c’est une combinaison entre un rappeur et un producteur, et La Rumeur a su atteindre cette osmose. Dans le rap, j’aime les trucs qui se font en famille et où ça s’entend. La Rumeur a toujours su le faire, tout en ayant son propre son.

Guts : Qui imaginerait Ekoué faire Le Poison d’avril sur du G-Funk ou des sons à la L.A, ou encore sur des boucles funk et entraînantes à la Alliance Ethnik ? Pour moi, ce que Kool M et Soul G ont fait sur les volets, c’est parfait, car il y a une symbiose entre le travail de production et le rappeur.

Kool M : Il n’y a pas un truc où on se dit : l’EP de Hamé va se faire comme ci, celui du Bav’ et de Mourad comme ça, pas du tout. Chacun des volets se fait au fur et à mesure et ce sont les rappeurs concernés qui étaient à la manœuvre, même si on prenait les avis de tout le monde. La direction était vraiment celle choisie par le ou les MC concernés. Soul G et moi n’avons jamais cherché à nous mettre en avant, ce n’est pas dans notre caractère. Sur les photos, en interview, tu nous vois très peu pour ne pas dire jamais. On n’a jamais eu cette notoriété que même des gens très discrets comme Clyde ou DJ Sek ont eue. Par contre, avec notre série des Back to the Beat, on était énormément dans la sphère DJ, qui est un milieu plus fermé, moins exposé.

DJ Duke : Kool M et Soul G sont les premiers en France à sortir des breakbeats pour et avec plein de DJ. C’était bien ficelé et d’ailleurs, tous les DJ de l’époque voulaient être dessus. C’est un exercice différent que de faire un beat pour un rappeur. En plus, quand ils font ça, c’est au moment où la culture vinyle commence à se perdre. Eux ne l’ont jamais perdue de vue. Moi, je voulais vraiment être dessus et j’ai été très heureux et fier d’être invité sur le cinquième volume. Et même au niveau des mixes, tu sens une similitude entre les mixes des Back to the Beat et ceux des volets. Ils avaient une vraie identité. Kool M et Soul G ont gardé cet esprit breakbeat en le ralentissant un peu, notamment pour le premier et le troisième volet.

Guts : Kool M et Soul G ont été DJ avant d’être beatmaker. Ce premier amour, tu le vois notamment avec la série des Back to the Beat. Cette influence du deejaying, elle se sent forcément dans le travail de production et c’est le cas pour tous les DJ qui produisent. C’est difficile à expliquer, ça se sent dans les boucles ou les beats, mais quand un beatmaker est DJ, ça se ressent dans son travail.

Kool M & Soul G - Listen to the men feat. DJ Grazzhoppa & Crazy B

Thomas Blondeau : Au niveau des instrus, quand Le Franc-tireur sort, je me dis que là les mecs font autre chose que ce vers quoi le rap français tend. J’ai trouvé la production assez belle, par exemple les petits chants qu’il y a sur « On m’a demandé d’oublier ». Il y a une discrétion dans la production qui est à contre-courant de l’obsession Public Enemy ou NTM de l’époque. Du coup, le rappeur est super intelligible. Dans ce second volet, il y a une unité du début à la fin, c’est un pavé, un tout extrêmement cohérent, jusqu’aux couleurs grisâtres de la pochette. C’est un EP très compact, un morceau de musique à lui tout seul, sombre, presque sinistre.

Kool M : Le second volet est beaucoup plus sombre que le premier, c’est vrai. Quelque part, Hamé a sûrement voulu des instrus qui privilégient des atmosphères et on était tous d’accord pour partir là-dessus. Mais quand je le réécoute aujourd’hui, je me dis : on était barrés ! Comment les mecs pouvaient aimer ça ! [Rires] Avec le recul, c’est facile de faire son autocritique, mais quand je compare « Le Coup monté » et « Les Perdants ont une voix », les deux posse cut des deux premiers volets, je sens une différence. Dans Le Franc-tireur, on est beaucoup plus sur quelque chose d’abstrait.

Viktor Coup?K : Même si ça ne leur plairait peut-être pas comme comparaison, il y a un côté Assassin dans ces volets qui arrivent au fur et à mesure, dans le sens où c’est un peu une nébuleuse, des personnalités qui se dégagent et apparaissent, les unes après les autres.

Kool M : Quand on sort le second volet, il y a forcément encore un peu l’écho du premier. Mais les gens ne savaient pas qu’il allait y avoir un deuxième, puis un troisième volet. On était dans une époque où chaque crew commençait à faire son skeud, où un disque de rap français sortait toutes les semaines. Les quelques mois qui ont séparé les deux volets, il s’en est passé des choses dans le rap français !

Viktor Coup?K : Avec le premier puis le deuxième volet, c’est un nouveau groupe militant qui arrive dans le paysage du rap français. Il y en avait très peu avec un tel propos à l’époque. Avec leurs EP, ils ont pris leur place assez naturellement, même avec une certaine évidence.

Arm : Hamé est politisé, mais c’est aussi le rappeur de La Rumeur qui est le plus abstrait, le plus poétique.

Kool M : Ça a été un peu plus dur quelque part, car Hamé est arrivé avec son style, sa culture, ses concepts, il n’était pas du tout dans les codes de l’époque. Ni dans l’écriture, ni dans le concept. Là, on a vraiment sorti un OVNI. Dans cet EP, Hamé affirme son identité de rap de fils d’immigré, mais c’est simplement car c’est son propos. Il lâche toute cette rage qu’il a en lui. Il était récemment arrivé sur Paris. Il avait quitté la périphérie de Perpignan, c’est un fils d’immigré algérien dont le père est ouvrier agricole et la mère au foyer, il se retrouve en chambre d’étudiant. Et même si c’est un vrai hip-hopper, il avait aussi déjà cette culture politique et militante. Il avait déjà écrit dans des fanzines, des revues de mouvement.

Marc Nammour : Pour avoir discuté avec Hamé pas mal de fois, je sais que, lorsqu’il était à Perpignan, il voyait son père galérer au travail, ses potes qui galéraient aussi et que ça a alimenté la colère qu’il avait en lui. Il a cherché des raisons à cette colère, à comprendre pourquoi lui et son entourage en étaient là. Tu sens que si les siens souffrent, ça ne le laisse pas indemne. Il a été chercher des armes dans le milieu militant, dans la lecture. Dès le second volet, tu sens cette épaisseur en lui.

Hamé parle d’intégration au micro d’Olivia Gesbert - France Inter (2004)

Kool M : Sa montée sur Paris a forcément conditionné un peu son rap. Mais tous étaient conditionnés par rapport à ce qu’ils vivaient à ce moment-là. Ekoué aussi avait connu des changements dans sa vie durant la période du Poison d’avril. Tout ça joue. Hamé était à la fac de Nanterre et vivait dans une chambre étudiante à Arcueil-Cachan. Quand t’es devant ta feuille, le fait d’être dans une petite chambre merdique d’un bâtiment étudiant à courir après ta petite bourse et à ne pas savoir si tu vas bouffer demain, ça influe vraiment. Ce n’est pas comme écrire un texte dans un avion entre Paris et New York.

Marc Nammour : Chez Hamé la pensée est très politique. Quand plus tard il écrit « La Meilleure des polices », c’est l’un des textes de rap les plus parfaits que je connaisse. Hamé a toujours eu ce côté fils d’immigré et d’ouvrier, mais qui projette quelque chose, une colère en utilisant la culture comme levier d’émancipation. Sur le second volet, lorsqu’il dit dès l’introduction « J’ai choisi mon camp et pratique le hors-piste », le mec t’emporte. Hamé, comme le reste du groupe, a ce truc de celui qui s’est fait tout seul, qui s’est construit sa gamberge, ses références.

Thomas Blondeau : C’est de l’anti-bourgeoisie très violente et très bien problématisée. « Le hors-piste » arrive en plus à un moment où le rap commence à partir dans une seule direction. Hamé, lui, se met en marge, dit qu’il n’est ni comme ci, ni comme ça. Il est juste hors-piste ! Ce n’est pas celui qui subit, pas celui qui profite, ni celui qui est à la traîne. Il est juste celui qui suit sa propre voie. Il y a un truc tout à fait anarchiste là-dedans.

 Dès « Le hors-piste », Hamé est celui qui se met en marge. Ce n’est pas celui qui subit, pas celui qui profite, ni celui qui est à la traîne. Il y a un truc tout à fait anarchiste là-dedans. 

Thomas Blondeau

Kool M : Hamé était également vachement proche du MIB [Mouvement de l’Immigration et des Banlieues], et d’autres mouvements militants de l’époque. Nous aussi. Je partage d’ailleurs une partie de cette culture politique avec Hamé. On jouait lors de leurs événements, notamment à la fac de Nanterre. On était déjà militants et je pense que c’est l’une des grandes forces du groupe sur la durée.

Nordine Iznasni : Si La Rumeur est encore unie après tant d’années, c’est qu’il y a du fond. Quand les gens défendent des idées, sont dans une démarche politique et consciente, ils restent ensemble. C’est important qu’un groupe comme ça perdure, car il a un engagement politique. La musique, c’est une histoire de transmission. La Rumeur raconte la mémoire des leurs, leur propre mémoire, l’histoire de nos ancêtres, de la colonisation. C’est important. Des rappeurs ont peur de se cramer en disant certaines choses et eux n’ont jamais eu peur de ça, car ils savent que plus tu as des valeurs, plus les gens te respectent.

Kool M : Nous, on ne s’est jamais fait caillasser lors de concerts, contrairement à d’autres. [Rires] Hamé avait dit dans une interview : « il y a des quartiers où la police ne va plus et où même les rappeurs ne vont plus. » Mais c’est vrai ce qu’il a dit ! On a fait des trucs un peu oufs quand même. [Rires] On n’a jamais eu aucun problème nulle part car les mecs nous respectent. On n’arrive pas avec notre caravane ou notre équipe, on restait souvent plusieurs jours pour faire des ateliers, tu loges sur place, noues des relations avec les gens. L’idée quand on va quelque part, c’est d’arriver en sachant où on est. C’est important de savoir où tu vas. Hamé connaissait très bien les mecs du MIB. Pour nous, c’est une extension de ce qu’on dit, donc on s’y retrouve totalement. Mais on parle du MIB, on pourrait aussi parler de ACLEFEU par exemple [Collectif fondé à Clichy-sous-Bois suite aux émeutes de 2005, NDLR] ou des gens de Dammarie les Lys. [Référence à des bavures ayant eu lieu dans la ville de Dammarie les Lys et à l’association Bouge qui Bouge – cf. notamment cet article chez nos confrères de Down With This, NDLR] On a fait des concerts de soutien à plusieurs associations, même en province. On a toujours eu ce truc-là. Après, le MIB, évidemment, comme Hamé était sur Nanterre et que des gens comme Nordine sont des mecs de Nanterre, parfois issus des bidonvilles, on était particulièrement proche d’eux.

Nordine Iznasni : Déjà à l’époque du collectif contre la double peine et du mouvement de résistance des banlieues, La Rumeur nous accompagnait, nous emmenait en concert. Le groupe nous permettait d’avoir une table pour qu’on puisse informer les gens sur les problèmes à propos desquels on se battait. Le contenu que proposait La Rumeur nous accompagnait par rapport aux combats qu’on menait, ce qui n’était pas rien. Ce n’est pas facile, il suffit de voir tous les procès qu’il y a eu ces derniers temps dans le cadre des mouvements de contestation. Lors de leurs concerts, ils passaient nos messages, idem quand ils étaient interviewés, à la télévision. C’était un haut-parleur pour nous, ils accentuaient notre combat. Ils nous faisaient profiter de possibilités que nous n’avions pas à un moment. Accéder à la presse, à des micros, ce n’est pas évident. Ils ont fait partie de ces groupes qui ont aidé le MIB. C’est un juste retour des choses, car tous ces rappeurs, d’où viennent-ils ? Des quartiers, des banlieues, et souvent ils rappent sur des problématiques que nous-mêmes nous combattons. Que ce soit La Rumeur ou 11’30, ça a été un sacré écho pour nous. Et c’est bien de voir tous ces rappeurs qui n’oublient pas d’où ils viennent. C’est important.

Kool M : Quand les disques sortent, on a des retours direct, notamment au niveau du deuxième, qui est un peu moins apprécié que le premier. Le concept plus lointain et complexe a freiné certains. Hamé a une écriture complexe qu’il faut décrypter, déjà à l’époque. Des mecs qui étaient habitués à entendre des chabadabada avec du style étaient un peu décontenancés. Ici, il y avait un peu moins de flow et beaucoup, beaucoup plus de fond. Les gens ont pris le disque avec une certaine lourdeur, comme s’il était un peu grave. Ils trouvaient aussi que niveau prod, on était partis loin. Et quand je dis partis loin, c’est la version polie. [Rires] Le disque n’est pas simple. Mais cet EP, il est vraiment à mettre en perspective avec toute la carrière qu’a eu Hamé ensuite, jusqu’à aujourd’hui. Si notre étiquette de rap un peu intello est née avec ce second volet ? Peut-être, oui.

Arm : L’étiquette de « rap d’intello », je peux en parler. Pour La Rumeur, je ne sais pas d’où ça vient, mais pour connaître le sujet, je peux te dire qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Si le public te colle une étiquette, c’est forcément qu’on provoque des choses. Il y a toujours une part de vrai. Quelqu’un qui voit ma musique comme quelque chose de très cérébral et compliqué, je ne peux pas lui en vouloir. Mais tu ne peux rien faire contre ça. Faire des morceaux pour s’affranchir de ça, je pense que ce n’est pas une bonne chose, c’est une perte de temps. La Rumeur n’est pas tombée dans ce piège. Ils ont continué à faire de la musique comme ils le sentaient.

Kool M : Cette étiquette, on la vit sans la vivre, parce que c’est de la sémantique et que ce n’est pas toi qui la maîtrise. Ce sont des fanzines qui parlaient de cela et en France, tu sais qu’on aime bien les cases. Quand tu n’es pas dans une case, tu es dangereux ; quand tu es dans une case, tu es maîtrisé. Là, tu te retrouves dans cette case-là. Puis il y a eu cette formule de rap de fils d’immigrés. Et ça, c’est vrai. D’une certaine manière, on l’a portée, oui, mais parce que c’est une réalité. Si tu démultiplies le nombre d’origines au sein du groupe, plus Kimto, Casey, Sheryo et toute la clique d’Anfalsh, c’est difficile de dire le contraire. C’était simplement une réalité. Rap d’intellos, il arrive qu’on nous le dise encore aujourd’hui. Mais bon, honnêtement, on n’a jamais prêté attention à ça dans notre façon de faire de la musique, d’où probablement le fait qu’on nous le dise encore.