3 le Poison d'avril

Kool M : On se rassemblait trois fois par semaine pour faire des réunions et on cherchait la meilleure idée pour se lancer, sans faire comme tout le monde ni non plus débarquer comme des extraterrestres. Ce que faisait le Wu-Tang nous avait beaucoup plu, cette idée de transformer un collectif en groupe, cette idée de RZA de prendre plein de rappeurs et d’en faire un collectif, pour ensuite les dispatcher. On s’est dit : on va prendre ce système à l’envers et d’abord présenter les rappeurs. Ekoué était un peu le leader, la tête d’affiche du groupe. C’était donc naturel que ce soit lui qui commence. Mais il était hors de question d’isoler le reste du groupe, et encore moins de ne pas ramener le concept La Rumeur. On a donc décidé de fondre les autres MC dans un freestyle qui les regroupe tous les quatre. On avait trouvé notre modèle.

Thomas Blondeau : Il y a eu Ekoué avec Assassin, puis désormais il y a Ekoué Le Poison d’avril, celui du premier volet. Sur ce premier volet, il y a écrit La Rumeur, mais personne ne comprend vraiment ce que c’est en réalité. À un moment, tu penses qu’Ekoué est avec Assassin, puis avec ce volet et le nom La Rumeur qui apparaît, il semble dans un autre groupe. Il y a cette culture sur les pochettes de ne pas montrer sa gueule, ce qu’Assassin faisait aussi, donc ça te perturbe encore plus.

Kool M : Ce qui est assez génial, c’est qu’en sortant le premier volet, personne ne peut savoir s’il va y en avoir d’autres qui suivront. On signe avec le label FUAS, géré par Monte Cristo. À l’exception d’un rappeur hollandais, on est son seul groupe. C’est l’époque où Ekoué s’est installé dans le dix-huitième, où on avait été en contact avec Assassin, et Monte Cristo était un mec de la clique de graffeurs composée de mecs comme Bando ou Fine, eux aussi proches d’Assassin. La légende dit que Monte a pu monter ce label car il aurait touché un chèque de Delabel ou Virgin, suite à un projet sur lequel il y avait un zéro en trop. Je n’ai jamais su si c’est un mythe ou si c’est vrai, mais en tout cas il était en embrouille avec De Buretel et avait de l’argent. [Rires] Il s’en est servi pour monter son label et on a été sa seule signature.

Viktor Coup?K : Ekoué habitait le dix-huitième. Je le croisais beaucoup dans le quartier, notamment aux Abbesses. Pour moi, c’est quelqu’un du quartier, qui connaît d’ailleurs tous les rappeurs de l’arrondissement. Le dix-huitième colle de toute façon très bien à La Rumeur, sociologiquement et dans ce qu’ils représentent. Pour moi qui suis de l’arrondissement, c’est une fierté qu’ils y soient. Il y a une vraie filiation dix-huitième dans le rap français et je trouve ça cool.

Kool M : Fuas nous a laissé les mains libres sur l’artistique. Monte Cristo ne nous a pas cassé les couilles là-dessus et a essayé de faire en sorte qu’on soit au mieux. Mais, en vérité, on était chiants. On l’est toujours d’ailleurs, mais c’était encore pire avant. [Rires] On revendiquait d’abord ce qu’on ne voulait pas au lieu d’expliquer ce qu’on voulait. Pour la promo, où il y avait très peu de budget, on a dit : on va prendre le truc à l’envers. Ils se mettent tous en avant avec des chaînes ou des sappes ? Nous, on va se mettre sur un banc avec le disque devant la figure du MC de sorte qu’il la masque.

Arm : J’écoutais très peu de rap français à l’époque, à part Kabal et Lunatic. J’écoutais beaucoup de rap new-yorkais, qui était très dans cette imagerie « planqués sous des capuches », on ne se montre pas trop, chose que Kabal avait aussi d’ailleurs. L’imagerie de La Rumeur sur les trois volets, ça m’a plu direct.

Kool M : La Rumeur, c’est flou, c’est un mythe et on va le montrer jusque dans nos pochettes. C’était l’une des façons de marquer le concept de La Rumeur : parler de la réalité plutôt que de parler de nous-mêmes et quand on parle de nous, ne surtout pas faire d’égotrip.

Marc Nammour : J’avais pu les voir en concert à La Goutte d’Or en 1996 ou 1997, je ne sais plus exactement, mais c’était l’une de leurs premières vraies dates parisiennes. Ils dégageaient à la fois une vraie humilité et un côté quartier, Coste’la et trous de boulettes. Chez eux, ce mélange d’humilité et de férocité m’a toujours impressionné, subversif et véhément. Tout de suite, j’ai trouvé que c’était un groupe qui pouvait représenter les gens tout en leur donnant une putain de dignité.

Kool M : Quel est notre point commun à tous au sein du groupe ? Les migrations et donc, la colonisation. Mourad a des origines marocaines, moi je suis un mélange Marocain et Polonais, Le Bavar est un mix Français-Antillais, Soul G est lui Franco-Malgache, Ekoué est Togolais, Hamé est Algérien et Rissno est mi-Breton, mi-Espagnol. Toutes ces origines, c’est paradoxalement ce qui fait l’universalité au sein du groupe. On s’est tous retrouvés autour de ce thème et on a trouvé naturel de parler de cela dans notre musique.

Hamé évoque « les enfants de la colonisation » au micro d’Olivia Gesbert - France Inter (2004)

Arm : Dans Le Poison d’Avril, tu apprends plein de trucs. Avec « Blessé dans mon égo », Ekoué fait un titre sur le retour au pays d’un fils d’immigré et c’est quelque chose qui n’avait pas été fait. Il délivre un vécu, une vision des choses. Et ce qu’il ne faut pas négliger, c’est qu’il y a aussi de l’humour dans le morceau. Quand Ekoué se fait chambrer en retournant au pays, ce sont des choses qui restent.

Viktor Coup?K : Personne n’avait vraiment abordé ce thème. C’était un regard qui n’existait pas ou, du moins, qui n’était pas entendu dans le rap français. « Blessé dans mon égo » a d’ailleurs bien vieilli. Quand j’entends ce morceau, je le trouve hyper bien écrit et il y a une alchimie du flow à la production. Le texte est en plus très personnel et n’est pas un énième sujet du rap français. Et il y a aussi sa voix, ce zozotement encore présent, des punchlines, de l’humour et de la dérision, c’était hyper complet.

Kool M : Les gens ne le savent pas, mais depuis le début du groupe, lorsque l’on valide un morceau de La Rumeur, en termes de texte, c’est le tribunal populaire. [Rires] Tu viens, t’as un texte, tu le rappes sur un beat ou a capella et le reste du groupe répond soit « oui », soit « non ». Il n’y a pas de « oui c’est pas mal, mais… » Non, soit c’est bon, soit tu refais. Hamé l’avait dit en interview et c’est exactement ça : « on est six artistes et six têtes de cons assez têtus. » Il faut voir les prises de tête qu’il y a eu. [Rires] Les gens ne se rendent pas compte. On était exigeants avec les autres, mais on l’était encore plus avec nous-mêmes. C’est d’ailleurs pour ça qu’il y a autant d’inédits dans l’histoire de La Rumeur. Avec Soul G, très souvent, on était dégoûtés. [Rires] « Mais ils recalent ça ? Ce n’est pas possible, ça tue trop ! » Parfois, on se disait même : « Mais c’est de la branlette d’intello là, tu ne jettes pas un texte parce qu’une virgule a l’air placée au mauvais endroit ! »

Il n’empêche que cette exigence, alliée à l’arrivée d’Hamé, a permis à Ekoué de devenir ce qu’il est. Ekoué était déjà un intellectuel, mais il se construisait encore à ce moment-là, ça venait au fur et à mesure. Alors qu’Hamé est arrivé avec cette culture politique et militante déjà complètement faite. À côté, Ekoué a été hyper novateur. Ces dernières années, tout le monde l’a critiqué quand il a pris ce flow presque parlé, très lent. Mais, et c’est vraiment à titre d’exemple car l’analogie s’arrête là, quand tu vois toute la génération de mecs qui font du rap aujourd’hui, les PNL, etc., ils sont sur des flows hyper lents. Évidemment, ce n’est pas le même concept ni le même discours, mais ça montre le côté visionnaire d’Ekoué. Et déjà en 1996, il avait débarqué avec un flow différent.

Marc Nammour : La façon de poser d’Ekoué peut paraître monocorde, mais c’est très dur de poser avec une telle nonchalance, de façon hyper travaillée. Il a amené quelque chose qu’il n’y avait pas avant. Il était presque en prose parfois. Le déroulement de la pensée lui importait vachement, et ça me touche vachement. Entendre un propos clair, avec les mots justes à chaque fois, que tu ne peux que prendre dans la gueule… Ça tue.

Kool M : Quand Ekoué avait fait son titre avec Assassin, tout le monde se disait : mais qui est ce mec ? Avec Le Poison d’Avril, tout le monde a su. Son cheveu sur la langue, son flow, son propos couplé à son attitude sur l’instru, le fait qu’il ne parlait pas de lui, qu’il ne se mettait pas en avant. D’ailleurs, quand tu regardes, Ekoué devient un peu le king de Paris. Il pose avec tout le monde : Stomy, Casey, Faouzi, Yazid, Koma, et tant d’autres.

DJ Duke : À l’époque, Ekoué a été le rappeur différent des autres que tout le monde reconnaissait et voulait avoir. Ekoué, c’est un peu comme Squat, dans le sens où que tu aimes ou que tu n’aimes pas Squat, sa voix et son style, tu les reconnais tout de suite. Ekoué a ça dès le départ de sa carrière, tu le reconnaissais entre mille. Son cheveu sur la langue, son style, ce côté caillera hyper instruit. Il y avait un véritable engouement sur Ekoué à l’époque.

 

 Dès le début, Ekoué était reconnaissable entre mille avec son cheveu sur la langue, et ce côté caillera hyper instruit. Il y avait un véritable engouement autour de lui. 

DJ Duke

Thomas Blondeau : D’une manière incroyable, Ekoué rappe à la fois un dégoût de la vie et une volonté d’en faire partie quand même, ce dégoût de l’industrie du disque et l’envie, en même temps, de faire des disques et de faire de la thune. « Mes virements de compte bancaire, mes grosses paires de Nike Air. » Chez La Rumeur, tu sens qu’ils sont à la fois hors circuit et au fait de comment ça fonctionne.

Kool M : L’autre morceau qui fonde évidemment l’identité du groupe sur le premier volet, c’est « Le coup monté. » Comme prévu, on fait ce morceau où tout le monde est là, dès nos débuts discographiques, même si c’est un projet qui met en avant Ekoué. Ce titre, ça a été un vrai kif. Pour la première fois, on arrivait enfin avec l’entité La Rumeur au complet et il y avait une putain d’énergie. Hamé, Le Bavar (Philippe) et La Figure de Paria (Mourad) étaient là pour s’affirmer et tu le sens quand tu écoutes le morceau : tout le monde est chaud.

Thomas Blondeau : Quand Hamé arrive sur « Le Coup monté », son écriture est déjà complètement dingue. Il y a quelque chose de littéraire, de classique, adapté en mode rue. Ses démonstrations sont limpides, ses associations de mots sont très claires, ça tue. Mais dans ce couplet, il a également une fougue qu’il n’a que très peu retrouvée par la suite.

Kool M : Ce sont eux qui ont choisi cette prod’, assez patate. C’est d’ailleurs une constante sur les trois volets et même après : les productions où tous les rappeurs sont là sont assez puissantes. Pour celui-là, avec Gérald [Soul G], on venait juste de récupérer des sons de Moog. La basse est énorme. [Il la chante.] Un vrai sinus. J’étais fou. C’est moi qui ai fait ce morceau entièrement. Quand je l’ai soumis à Gérald, il m’a dit : c’est bon à 100 %, il n’y a rien à refaire. C’est quelque chose qui arrivait parfois. Mais même dans ce cas, on a toujours cosigné les morceaux. Parce qu’on se faisait tout écouter et on validait ensemble. C’est Gérald qui fait les scratches d’ailleurs sur ce morceau.

Clyde avait flashé sur ce morceau et il le poussait vachement dans son émission. De manière générale, Clyde nous a vachement poussés, dès le premier EP qu’il avait adoré. Quand il le passait dans son émission en scratchant la phase « J’suis le putain de faux contact », ça me rendait fou. Clyde, pour moi, c’est le meilleur DJ français, il a des doigts d’or. Être joué en live par Clyde, c’est vraiment quelque chose qui a du sens pour moi. On ne fait pas mieux.

DJ Duke : « J’suis le putain de faux contact, l’imposteur du mouvement », pour n’importe quel DJ, c’est une phrase incroyable à scratcher. Qu’est-ce que j’ai scratché ce passage ! Leurs punchlines sont efficaces et la voix d’Ekoué est chant-mée pour des intros de mixtapes. Quand tu scratches, mettre des phases comme celle-ci, c’est obligatoire. Elle se place vachement bien, dans plein de contextes. Et même dans la production, je pense qu’à ce niveau Soul G, qui est quelqu’un de très précis, qui travaille beaucoup les séquences, a peut-être pensé à ça. Dès le premier volet, la façon dont la production laisse la place aux bonnes choses aux bons moments, c’est déjà hyper abouti.