Tout au long de la décennie écoulée, alors que le monde de Young Thug grandissait et se développait, le centre de gravité du rap s’est déplacé vers lui : le magma d’émotions brutes, de textures étranges et de gémissements d’outre-espace qu’il déversait a fait fondre les codes du genre, jusqu’à le rendre méconnaissable. Au cœur de la toile que Jeffery Williams tisse par ricochets vocaux et sémantiques dans l’ensemble de son œuvre, il y a cette image du slime, une substance sans forme fixe, ni vraiment liquide ni complètement solide, fluide et multicolore, dont la consistance visqueuse exerce un immense pouvoir de fascination. C’est peut-être là la meilleure façon de décrire sa musique : un nouvel état de la matière, une mutation qui s’étend au fil des années 2010 à tout l’écosystème du rap.
Même si la manière radicalement nouvelle dont il rappe pourrait le laisser penser, Young Thug ne s’est pas matérialisé de nulle part : il y a du Lil Wayne dans son ADN d’extraterrestre dégingandé, du Andre 3000 dans sa capacité à ignorer les normes, du Future dans son art désarticulé de la mélodie. Son apparition marque pourtant un moment de rupture dans l’histoire esthétique du rap américain, comme l’illustre le contraste avec ses comparses sur Tha Tour Part 1. Là où Rich Homie Quan livre un rap percutant et précis, abordant les instrumentales avec une fougue et un savoir-faire hérités de dix ans de trap music, Thugger propulse l’auditeur dans une autre dimension où les mots ne sont plus que de la matière sonore à triturer.
De quoi parle Young Thug, au juste ? Difficile à dire, tant il saute constamment du coq à l’âne, du sexe à la mort, de l’astrologie à la haute couture. Les références et les innovations langagières défilent à une vitesse qui défie celle des connexions synaptiques de l’auditeur, peignant une toile impressionniste où le luxe et la frivolité se mêlent à la profondeur existentielle. Le sens émerge de cette bizarre brèche entre le fond et le forme dans laquelle Jeffery Williams plonge quand il rappe : comme l’a souligné Shea Serrano dans le chapitre de The Rap Year Book qu’il lui consacre, le natif d’Atlanta a porté le rap au-delà des limites imposées par le langage. (« Il jappe, il marmonne, il prend les mots et les vide de tout leur sens jusqu’à ce qu’ils ne soient plus rien d’autre que des sons. […] [Young Thug] est peut-être le premier rappeur post-texte ») Mais il l’a fait sans jamais rendre la chose hermétique ou « expérimentale » : il repousse les limites de ce que le rap peut dire, tout en ne faisant rien d’autre que créer des chansons de rap dont l’efficacité confine au plaisir pur (« Best Friend », « Surf »).
Pour tenter de rendre compte des torsions que lui et ses héritiers impriment sur leur musique, les gardiens du temple forgeront l’expression « mumble rap » : c’est prêter bien peu d’attention à ce que fait vraiment Young Thug de sa voix. Le marmonnement n’est qu’une des dizaines de techniques à sa disposition. Il crie, il gémit, il murmure, il chantonne, il tord ses cordes vocales dans tous les sens pour produire des sons d’un autre monde. L’Auto-Tune ne saurait être la seule explication de cette transmutation des possibilités qu’offre la voix comme instrument dans le rap – aucune machine ne peut produire de tels sons toute seule. Le plug-in n’est qu’un outil entre les mains du crooner exubérant et de ses ingénieurs du son, Alex Tumay en tête. Comme Thug l’affirme lui-même, « [il] n’utilise pas l’Auto-Tune, [il] chante », déployant morceau après morceau une palette de techniques vocales qui puisent autant dans le singjaying jamaïcain que dans les classiques du rock’n’roll.
L’essence de Young Thug est à chercher ailleurs que sur ses albums : il faut accepter de s’immerger dans le stream of consciousness qui sous-tend la pléthore de mixtapes, de morceaux isolés et de chutes de studio dont il a inondé Internet.
Durant la décennie, les observateurs du phénomène météorologique qu’est Young Thug voient peu à peu se produire une nouvelle réaction chimique : la substance fluide et incontrôlable qu’il produit semble se cristalliser peu à peu, à mesure que son statut de star se solidifie. Sa musique devient plus calibrée, moins audacieuse peut-être – cela devient sensible sur ses deux derniers LPs de la décennie 2010, Beautiful Thugger Girls et So Much Fun. Mais si le slime prend la forme du récipient qui le contient, il n’en reste pas moins impossible de le figer réellement : même lorsqu’il prend des atours plus pop, ou lorsqu’il se coule dans des rythmes country, Thugger reste cet être polymorphe et insaisissable.
Pour cette raison sans doute, il n’y a pas eu en dix ans d’album solo définitif, de « classique » de Young Thug : la respectable stabilité que suppose le terme est à l’antithèse de la recherche constante au cœur de son processus créatif. L’essence de Young Thug est à chercher ailleurs que sur ses albums : il faut accepter de s’immerger dans le stream of consciousness qui sous-tend la pléthore de mixtapes, de morceaux isolés et de chutes de studio dont il a inondé Internet. Par chance, il n’y a rien de plus facile : il suffit de cliquer sur « play » et de se laisser emporter par le torrent.
So Much Fun, qui clôt la décennie du roi des slimes, donne à voir une autre de ses facettes : il s’y présente comme le personnage central d’une famille qui gravite autour de lui, où le grand frère Future côtoie les enfants Lil Baby et Gunna. Ceux-ci sont, avec les autres membres de YSL Records, ses descendants les plus directs, mais l’influence de Thugger se fait sentir bien au-delà. Des mélodies éthérées de Lil Uzi Vert aux envolées rauques de Trippie Redd, toute la génération de rappeurs qui émerge à sa suite porte en elle la distorsion des normes du rap qu’il a suscitée.
Jeter un regard rétrospectif sur la décennie 2010 de Young Thug, c’est considérer les deux héritages distincts qu’il continue de porter dans les années 2020. Celui de Jeffery Williams, le patron de label qui prépare calmement l’avènement des stars de la décennie suivante, et celui de Young Thug / SEX / No, My Name Is Jeffery, la force gravitationnelle dont l’irruption a altéré pour toujours la forme du rap. – Beufa