Événement Demi Festival, célébration(s)

Par Raphaël

C’est devenu un rendez-vous qui rythme le calendrier des festivals chaque été. Pourtant, pas de grands mouvements de foule d’une scène échafaudée vers une autre, où d’immenses murs du son côtoient d’autres immenses murs du son, entre des stands sponsorisés par des marques d’alcooliers ou de partenaires institutionnels. Ici, tout se passe dans un ancien fort du XVIIIe siècle réaménagé en théâtre, offrant aux mille cinq cent spectateurs qui peuvent y pénétrer une vue plongeante vers la Méditerranée. Depuis 2016, le Théâtre de la Mer de Sète accueille le Demi Festival, créé par le rappeur du cru Demi Portion et son équipe. En six ans, toujours le même déroulé : une annonce au printemps, un événement complet en moins de dix minutes chrono, et quelques mois plus tard des échos qui forgent une réputation solide par le bouche à oreille et donnent envie aux absents de s’y ruer – dont l’auteur de ces lignes, qui a donc découvert le « Demi » à l’occasion de cette sixième édition.

Et la notoriété qui le précède n’est pas surfaite. Pendant trois jours, c’est une programmation et une organisation de haute volée qu’a proposé le festival. Mieux : le public présent dès le mercredi a eu le privilège d’assister à un concert gratuit au Cadre Royal, partie du canal Royal agencée en arène, bordant le centre-ville. À l’affiche, notamment : Busta Flex et Sniper. Aucun commentaire sur ces premiers concerts auxquels je n’ai pas pu assister, même si des festivaliers présents à cette soirée inaugurale ont apprécié cette ouverture hors les murs, dans un cadre forcément prestigieux. Il aura été néanmoins éclipsé par trois soirs suivants pendant lesquels la chaleur écrasante de cette mi-août 2022 a permis à une pleine lune de se parer en début de nuit d’une robe rouge vive. Ses reflets sur la mer donnaient encore un peu plus de beauté à cette scène du Théâtre de la Mer qui donne l’impression de flotter sur l’eau.

Le coeur du Demi Festival a donc été sur les soirées du jeudi, vendredi et samedi, rythmées par les allers et venues de DJs tout-terrain (Rolxx, Djel, Blaiz) et hostées avec entrain par un complice de longue date de Demi Portion : Rcan. Avec le souci du bon mot pour chaque artiste qu’il a annoncé, le Perpignanais et ancien membre de Section Est a ouvert avec brio pour des artistes aux profils variés. Des jeunes pousses des alentours venues se faire les dents en début de plateau : N3ms et Carbonne (Montpellier), Apero Jazz (Sète), Le Fond d’la Classe (Drôme). Des figures actuelles du rap français : Sameer Ahmad, tout en souplesse ; Isha, dont le binôme sur scène avec son backeur Stan offre chaque fois des moments de camaraderie communicative ; Gros Mo, dont la musique prend toujours une saveur particulière sur scène, notamment dans ce cadre estival ; Limsa d’Aulnay, bête de scène à l’humour ravageur. Il y avait aussi des nouvelles sensations scène en prise de confiance, dont une Eesah Yasuke à la force tranquille, un Jewel Usain à l’énergie sauvage, et un Deadi au plaisir palpable de rapper de sa voix nasillarde ses textes perchés en live. Et puis, il y a évidemment des visages historiques du rap français. Rocé est impeccable, notamment sur ses moments de bravoure (« On s’habitue », « Besoin d’oxygène »). Rockin Squat semble encore se transcender sur scène, appuyé aux backs par un Nikkfurie essentiel. Alkpote a déroulé une totale maîtrise sur sa trap rabelaisienne. Et Médine, chambreur et athlétique, a conclu la première soirée avec maestria.

Un rap où l’on ne triche pas en live, où on regarde son public droit dans les yeux, où la performance vocale prime.

Pour cette sixième édition, parrainée par Oxmo Puccino, il y avait un invité international : le Marocain El Grande Toto, véritable icône du rap en arabe. Il devait se représenter le jeudi mais a rencontré un problème de visa – finalement réglé deux jours après, on y reviendra. Pour pallier son absence, l’équipe du festival a su trouver une solution : un set multi-artistes dans lequel se sont enchaînés Test, Grödash, Davodka et évidemment l’hôte, Demi Portion. Un moment spontané, où les compères d’un instant dégagent une fraternité non feinte et des associations rares. Ils ont été complétés d’autres moments du même genre, lorsque Isha a invité Limsa d’Aulnay a ses côtés pour « Starting Block », et que ce ce même Limsa a invité Aketo pour un « Régal » en avant-première. Et parfois, plus spontanément, la mascotte Demi Portion a passé une tête, pour lâcher un seize ou un morceau, avec un public totalement acquis à sa cause. Ces moments de spontanéité, en plus de la qualité des concerts, a fait le sel de ces trois journées.

El Grande Toto, lui, a finalement pu revenir le samedi. Mais l’équilibre qui avait fonctionné la veille, dans le passage entre Alkpote et Rockin Squat, n’a cette fois pas fait son effet et les premiers rangs, régulièrement bouillants voire volcaniques, ont été plus timides. Pourtant, pas de défaillance notable du Marocain, loin de là. La barrière de la langue ? Peut-être. Ou alors une compatibilité plus difficile de sa musique très infusée par la trap avec des spectateurs venus pour un moment charnière de la programmation du jour, voire du festival : un enchaînement L’uZine / Furax / Scylla / Demi Portion qui a retourné la foule. Acte I : le dynamisme bordélique mais savamment orchestré de L’uZine, au set huilé mais qui s’est offert aussi des souplesses, avec un passage de Deadi et Demi P et l’avant-première du « Kill Them » de Souffrance. Acte II : Furax, accompagné de 10Vers et Toxine, est venu interpréter une grande majorité de titres extraits de son puissant Caravelle sorti cette année. Avec les divers passages de Demi Portion, le set du Toulousain est celui qui a suscité le plus de ferveur du public sur ces trois jours. El Grande Toto l’a suivi, dans un petit moment de creux, donc, avant que l’ardeur remonte à l’acte III : Scylla, pour une prestation à l’exécution presque professorale. C’est un compliment : le rappeur belge a déroulé avec une précision et une autorité toute en douceur, magnétique même en étant parfois assis. Épilogue : Demi Portion, traversant sa discographie pour clore le festival, avec un public célébrant tout à la fois son répertoire et son initiative de festival débutée il y a sept ans. Sa prestation a terminé d’enfoncer le clou d’une certaine idée du rap français sur scène, devenue presque désuète au vu des prestations de certains de leurs confrères, dans d’autres concerts ou festivals. Un rap où l’on ne triche pas en live, où on regarde son public droit dans les yeux, où la performance vocale prime.

En conséquence, et à juste titre, le public du Demi Festival est exigeant. Un nom était scruté pour la deuxième soirée : celui de Nessbeal. Son Zonard des étoiles a été l’une des belles surprises de l’année et a montré un rappeur toujours affûté en dix ans d’absence, moins acerbe mais pas moins alerte, touchant ou tranchant. La qualité de sa discographie et ces années de pause l’ont fait passer à la postérité, et il y avait une atmosphère presque solennelle avant sa montée sur scène. Malheureusement, Ne2s a livré une performance en demi-teinte, trop appuyée sur du voice over, sans doute par un manque de pratique scénique. La ferveur de son arrivée sur scène est retombée chez une partie du public, déçue et peut-être pas suffisamment en phase avec ses titres sortis cette année, pour se muter en quelques sifflements et huées. La sélection de certains de ses classiques (« À chaque jour suffit sa peine », « Amnezia ») a permis une réconciliation avec un moment de célébration d’un patrimoine. Le sien, mais plus largement celui de bouts d’histoire du rap français.

Et c’est ce respect qui se dégage pour le rap français, son histoire comme ce qui le rend toujours vivant, qui a donné à cette sixième édition du « Demi » une saveur que j’avais rarement perçu avant dans d’autres événements. Et qui donne la mesure de cette superbe réputation acquise par le festival en quelques années d’existence. Si ce rendez-vous sétois enquille une septième édition cette année, pour les habitués comme les néophytes, tout se jouera encore en quelques minutes le printemps prochain.