Inspi noire moite Souffrance – Tranche de vie

Intuition : 2021 sera peut-être regardée dans dix ou vingt ans comme une année transitoire pour le rap français. Un exercice pendant lequel une flopée de têtes d’affiche, aussi bien anciens tauliers que vedettes d’une ère du streaming qui a favorisé un « raptimisme », ont manqué de faire date avec des albums au mieux corrects, au pire décevants. Douze mois aussi pendant lesquels une nouvelle génération aux directions variées, et réunis sous diverses appellations, a commencé à montrer de réels potentiels qui restent à confirmer au-delà de l’enthousiasme juvénile qu’ils suscitent, donc légitime et sincère mais parfois surjoué. Au milieu de cette multiplicité, ce sont des albums aux profils parfois plus classiques qui ont montré de la consistance, de la singularité, du savoir-faire et surtout de l’âme. Tranche de vie de Souffrance est de ceux-là – et même plus que ça.

Tranche de vie est un disque inespéré pour Souffrance. Premier album signé à 35 ans par le membre de L’uZine, et dont la sortie a été retardée par son auteur du fait de la difficulté pour le défendre sur scène dans le contexte sanitaire que l’on sait. Et surtout un vingt titres dense pour un rappeur qui avait raccroché les gants au début des années 2010 avant de participer de nouveau à l’aventure au groupe montreuillois en 2015. Autant l’âge de Souffrance que ses années de fluctuation se ressentent dans l’album. Tranche de vie est un disque pesé, sans ratures ni tergiversations, où Souffrance se raconte dans un mélange de pudeur et de lucidité, notamment sur la question de la bicrave.

Tranche de vie est un disque inespéré pour Souffrance

Le rap qui décrit la survie économique par la vente de la drogue a été, ces dernières années, en partie vidé de son sens et régulièrement romancé. Souffrance, lui, dévoile ce qui a été son « bicraveur blues », finalement pas si loin de certains textes de PNL, mais avec un sens de la formulation et une approche musicale pourtant bien différents. Quelques boulettes effritées par le rappeur de L’uZine, ici et là : « Ceux qui savent connaissent. Petit : tu sortiras jamais de la merde même en vendant 10.000 savonnettes, juste tu l’améliores ». Ou encore : « J’profite moins de la vie que les shlags que j’visser. Ils ont le sourire, j’fais la gueule. Paie et ferme ta gueule, t’es entouré, j’m’endors seul. J’ferme les yeux et l’sheitan m’ensorcelle ». Enfin : « J’ai arrêté d’vendre de la dure à la naissance de ma fille, c’était la seule personne plus importante que mes ien-clis. Mais de toute façon… je serai pas allé bien loin avec mon salaire de bicraveur de salon ». Comme les deux frères des Tarterêts, Souffrance donne souvent l’impression d’avoir été longtemps enfermé dans une bulle. Un cercle vicieux dont il a fait le tour et qu’il décrit notamment dès l’entrée de l’album par une belle métaphore filée sur « Périphérique », où le boulevard circulaire parisien devient l’incarnation de la routine dans l’illégal, ses risques de sortie de route, ses lumières factices, où on « roule sur un serpent qui se mord la queue ».

Mais Tranche de vie n’est pas qu’un album sur la vie révolue et presque résolue d’un vendeur de stupéfiants. Elle n’en est même qu’un rouage dans le décor dessiné par Souffrance d’une sous-France où la précarité est partout, autant financière qu’affective. Sans doute parce qu’il a perdu ses deux parents jeune et qu’il a trimé, Sofiane (de son vrai nom) saisit avec précision et justesse ces maux personnels et collectifs, les écrit « à l’encre d’or sur une feuille de PQ » et traîne ses humeurs. Entre moments de virulence (« Rap assassin brut », « Lossa », « Meurtre »), gamberges sur l’ordre social (« Bruce Wayne » et la lutte des classes, « Racialiste » et les crispations communautaires de l’époque), confessions au sujet de ses fêlures personnelles, ses doutes, ses remises en question dans ses choix de vie (« 93e Zone », « Simba », « Dernier texte », « Outro »), Souffrance prend tous ses thèmes front contre front, module son interprétation et ses cadences. « Schizophrène, à chaque son tu crois que c’est un type différent », estime-t-il d’ailleurs de lui-même.

Le décor d’une sous-France où la précarité est partout, et où elle est autant financière qu’affective

Pourtant, Tranche de vie n’a rien de ces albums où l’hétérogénéité musicale est un artifice pour étaler une pseudo-maîtrise comme de la confiture. Il laisse plutôt découvrir un homme avec plusieurs facettes qui s’adaptent aussi à la partition de son album, servie aussi bien par des proches (TonyToxik de L’uZine, Gash), des pros du son millésimé (Azaïa, Mani Deïz, le regretté DJ Duke) et des noms plus confidentiels mais non moins talentueux (Spiral Prod, Permafrost, Roztea Beatz). Ils proposent pour beaucoup « de l’ancien nouveau son », comme qualifié par Souffrance, que les plus distraites oreilles pourraient trop rapidement simplifier à du boom bap. Les boucles samplées, hypnotiques, sont parfois en suspension comme sur « Simba » ou « Périphérique » mais rappellent souvent les bande-sons des vieux films noirs. Elles sont alternativement posées sur des beats secs et droits d’une école très Paris Nord – Nord Est (« Étoiles filantes », « Van Damme », « Danny Glover », « Bruce Wayne », « Rap assassin brut »), des rythmiques plus syncopées réminiscentes du son 45 Scientific (« Mathématiques », « Lossa », « 93e Zone », « Jeanne d’Arc »), des grooves plus fluides renvoyant à une esthétique plus new-yorkaise (« Café », « Dernier texte »), des mises en son plus lentes, presque modernes pour certaines (« Mauvaises nouvelles », « AMD », « Bicraveur blues »). Un nuancier musical de sépia qui souligne à la fois la maturation et la maturité acquises par Souffrance.

« J’les entends jouer les anciens à travers l’enceinte. J’ai 34 piges et j’fais encore des tremplins », rappe-t-il avec abattement dans « Dernier texte », avant une lueur de combativité. « Il est temps que ça paye, et si ça paye pas j’referais un album de bâtard. J’marche encore à l’espoir ». À l’écoute d’un premier album comme celui-ci, assuré et affirmé malgré les doutes et illusions qui l’ont l’air de l’avoir fait naître, l’espoir demeure au bout de l’enceinte ou de l’écouteur que Souffrance en ait encore sous les semelles. Même trouées et usées par la vie et le rap. – Raphaël