Chronique (presque) sans rancune Sofiane – La Direction

Bien que « la direction » soit un brin susceptible – au point de menacer les journalistes qui osent dire autre chose que « c’est incroyable », les traite au passage de garagiste comme si c’était une insulte (faut pas faire chier zo. avec les bpm de « Khapta » quand y répare sa mobylette), pas de raison de bouder son plaisir. Le troisième album de Sofiane mérite sa chronique, tant pis pour le standard téléphonique d’Affranchis Music. S’il y a des rappeurs/producteurs qui ne respectent pas le journalisme, ici les journalistes respectent le rap. Et c’est d’ailleurs bien pour ça qu’ils le critiquent.

À première vue, l’auditeur ne sait pas s’il a affaire à un escroc d’école de commerce ou à un membre illustre de la noblesse gothique. La cover laisse toute l’ambiguité : huile sur toile à l’effigie d’un comte, ou photo de profil Linkedin ? Les violons baroques d’ « Attrape-moi si tu peux » coexistent avec le champ lexical du capitalisme actionnarial, un peu comme si Barry Lyndon avait fusionné avec le loup de Wall-Street (pour garder un pied dans la filmographie de Di Caprio). 

Fianso prend soin de glisser une foule de sous-entendus à bon entendeur

Résumé de l’album : Sofiane a acheté vos actions. Que vous soyez rappeur, amateur, journaliste, chef de projet, président de maison de disque, manager, beatmaker, titulaire de disque d’or : aucune critique ne peut l’atteindre puisqu’en définitive il se débrouillera pour en faire de l’argent dans votre dos. Très bien ; Fianso déclasse à la fois les Logan Roy et vendeurs de H de C qui auraient pu sortir d’HEC. Comme son style hyberbolique décrivait la rue avec réalisme, humour et surenchère imagée (« pilons de la taille de Valbuena », « pain dans du pain », « à six sur un tchoin qui a la tête à Djorkaeff », etc.) il surjoue ici le businessman façon Alexandre Djouhri – ex-truand devenu homme d’affaire et marionnettiste de la géopolitique française. Tout y est croquis caricaturé, non sans talent. Et de tout ce bordel point toujours l’angoisse, née des démons prêts à vous poignarder dans votre sommeil, ou ceux qui ont fait éternellement résidence sur l’épaule gauche. La différence ? La cible. C’est tout l’écart qu’il y a entre se foutre de la gueule de ceux qui nous écrasent et reprendre leur langage à son compte. La rengaine du super-parvenu prend parfois la forme non d’une revanche jubilatoire, mais, malgré lui, d’une certaine déférence. Le venin semble alors s’adresser non pas aux riches de naissance mais à ses « frères », à qui il déclarait pourtant sa flamme dans « Bois d’argent » (« qu’attendre d’une pluie qui ne tombe pas sur mes frères… ») Au monde du rap ? C’est vrai, La Direction ne s’écoute pas de la même manière par un insider que par un innocent auditeur – celui qu’il admettait, sur France culture, regretter de ne plus jamais pouvoir être… Fianso prend soin de glisser une foule de sous-entendus à bon entendeur (« ah si tu savais, ah si tu savais, tu parles mal de celui pour qui tu tapines » etc.) Pas de doute, chez lui la vengeance est un plat qui se mange froid et s’ourdit dans l’ombre. Ce genre de petites références, qu’on imagine conçues pour faire bouillir patrons de labels ou rappeurs millionnaires, arrachent inéluctablement un sourire narquois. Rien que le message à l’intérieur du CD (« Cordialement. La Direction ») témoigne d’une volonté de ne pas se prendre la tête. Mais il manque peut-être un brin d’ironie, de distance, pour être complètement convaincue par le propos nargueur de celui qui n’en a plus rien à foutre. Soit, le rap est devenu bien petit pour celui qui vise les Césars, c’est ce que l’album nous dit. Vraiment ?

Le Gatsby de Fitzgerald est un rôle qui va incontestablement comme un gant à Fianso

Autre trait récurrent, tout au long de l’album, Fianso marque toujours par son côté Gatsby (Di Caprio, encore). Le héros du classique de Fitzgerald est incontestablement un rôle qui lui va comme un gant : un parvenu revenchard mais mélancolique, doté d’une connaissance certaine du monde social qui l’entoure, et des ressorts pour faire vriller ceux qui l’ont méprisé. Fianso a conquis la bourgeoisie culturelle (France culture, Descartes, Sciences Po et compagnie) et la bourgeoisie économique (avec multiples cours de management et étudiants acnéiques d’école de commerce qui rêvent désormais de « parler business » avec lui). Il ne lui manque en effet que « les titres de noblesse ». En 2021, ils s’achètent. Niveau rap, les flows tazmaniens qui ont fait la force du Fianso 2017 peuvent soit fatiguer – de « XIII » émerge un léger côté poussif – soit encore émerveiller – le feat avec SCH, un modèle de rafales dynamiques, truculentes et bien écrites. « American Airlines » contient d’ailleurs la meilleure référence à Harry Potter du rap français : « C’est Drago Malefoy maricón c’est la mafiosa / Mais c’est mieux ça, que ça te monte en l’air Wingardium Leviosa »…   Pas de prod renversantes, voire, encore, un peu datées. Mais là où il ne lasse jamais, c’est encore et toujours dans l’écriture. Dans le fond, elle est adaptée à sa nouvelle vie; dans la forme, c’est toujours l’homme qui fait cohabiter seizes bourrins sur autoroutes bloquées et balades rétrospectives à la plume sensible. Le sommet de cette dernière est condensé dans « I.R.F », sorte d’interlude au couplet unique bourrée de références bibliques sur lesquelles il sera possible d’épiloguer encore dans plusieurs années. Car c’est une règle chez Sofiane Zermani : il est toujours meilleur dans les arrêts de jeux, les prolongations, les couplets sur le côté. La crème, l’essence de son art, sont dans des freestyles, les seize cachés ou les interludes. Comme le confirme « I.R.F », La Direction ne fait toujours pas exception. – Manue