Baclofène La rechute du Svink

« On ne voulait pas refaire une énième fois le coup des morceaux qui essorent à mort tous les champs lexicaux possibles et qui jouent la carte du jeu de mots à tout prix. On a juste voulu faire une musique pêchue avec des vannes et qui pouvait marcher sur scène. » C’est ce que disait Gérard Baste il y a 4 ans à l’Abcdr à propos de Dirty Centre, dernier album en date des Svinkels au moment de cette interview. Mais est-ce encore valable en 2021 ? Car oui, les Svinkels ont rechuté.

Après une séparation houleuse en 2008, la reformation du groupe semblait pourtant une hypothèse lointaine. Nikus Pokus avait disparu des radars. Gérard Baste officiait en solo, souvent avec l’appui de Xavier lorsqu’il s’agissait de scènes. Le son du Prince de la Vigne condensait le meilleur du Svinkels, et un peu du pire aussi : une attitude incroyable, des références jubilatoires et un egotrip trempé dans une lucidité à faire exploser de rire un bibendum. Le revers de la médaille ? C’était parfois très (trop) gras, un peu comme une trace de pneu laissée autre part que sur la route. Mais bon, avec Gérard ça a toujours fait partie du contrat.

Accepter que le Svink c’était fini, ça aussi ça faisait partie du deal. Mais il y avait eu des indices ces dernières années, que l’Abcdr s’était bien gardé de révéler. Et au fur et à mesure, c’est devenu public. Nikus a délaissé son personnage de Philippe Katerine caché en bord de mer et est monté sur la scène de L’Élysée Montmartre un 28 janvier 2017 pour le sacre du Prince de la vigne. C’était un featuring devant un public de sacs à vin, et le Bourguignon semblait un peu fatigué, en train de chercher ses repères. Ça avait néanmoins les allures d’une réunion. Puis tout s’est enchaîné, assez vite finalement une fois déduit le temps que prend de se remettre d’une gueule de bois à quarante ans passés. Tous les feux sont passés au vert (au verre ?) lorsqu’il y a eu ce partenariat avec Swinkels, brasseur de la bière du même nom, désormais introuvable et dont les bouteilles avaient un goulot rabougri et un corps de grosse Bertha, comme si elles avaient été dessinées par un militariste hollandais en mal de munition pour son canon d’artillerie.

De l’artillerie à la distillerie il n’y a qu’un pas que les Svink franchissent, champs de mines ou pas. Ils s’y connaissent en mines de toute façon, et c’est pour cela qu’ils ont intitulé leur album Rechute. Mais dans quoi retombent-ils ? Leurs ambitions de 2008 et de Dirty Centre, phagocytées par une envie de gros sons sur fond de crunk et un art du jeu de mot laissé sur la touche au profit d’une posture du « toujours plus », c’est à dire plus de cuites, plus de pipi-caca (« Du PQ pour mon trou-trou », ça a vraiment été le nom d’un titre des Svinkels à l’époque, et en plus ils l’avaient clippé), plus de basses et plus de postures, du genre « on pèse » (et dire qu’à l’époque Gérard Baste était maigre) ? Ou allait-ce être une rechute vers les premières années du groupe, celles de la défonce enthousiaste et fascinée plus que fière, portée par des instrus aux boucles resserrées et mixées sur les medium, avec des champs lexicaux versés cul-sec dans les oreilles du public à l’aide d’un entonnoir ? Deux époques distinctes, qui pourraient chacune être résumées comme suit. Avant 2004, le Svink c’était du Frédéric Dard. Après, c’est devenu du Bigard. Jamais ils n’avaient réussi à contracter les deux à l’exception de la géniale parenthèse Bons pour l’asile sorti en 2003.

Humour de merde et voix cassée j’suis comme Ramzy Bédia
Tu connais pas l’CV, va voir sur « Whiskypedia »

Gérard Baste sur « Pas l’temps de blaguer »

À vrai dire, la réponse tient dans un mix plutôt bien équilibré du Svinkels frontal et du Svink raffiné, si tant est que ce mot veuille dire quelque chose quand il s’agit de Gérard Baste, Nikus Pokus et Xavier. Déjà parce que le groupe ne se prive d’aucune direction sans pour autant brouiller son identité. Il touche aux morceaux à l’énergie rebelle, sérieuse et saturée (« Mon Spot ») autant qu’au boom-bap cocasse et empressé (« Rapido »). Il dessine un son à la Cypress Hill gonflé sous gaz hilarant (« La Vedette ») autant qu’il navigue dans une trap obscure et plombante (« Rechute »). Le trio accompagné par un DJ Pone discret mais évidemment en verve n’en fait pas moins sur ses textes au premier abord grossiers et primitifs. Si beaucoup d’egotrips au tour de taille indécent parsèment cet album, si le Svink se regarde beaucoup le nombril puisqu’il ne peut de toute façon plus voir ce qu’il y a en-dessous (ce qui ne l’empêche pas d’en suivre les traces…), et si toute une partie de l’album prend des allures de petit bréviaire anatomique, le groupe parsème ses titres de références riches et variées qui représentent son univers. Elles sont d’actualité autant que désuètes. Elles sont rock comme rap, régionales comme parisiennes, et convoquent autant les années 1980 que 2020. Au gré de Rechute, L’auditeur croisera aussi bien Nekfeu que Big Red, Stéphane Plaza que Renaud Séchan (évidemment), et Al Pacino que Don Camillo. C’est souvent mongol, tout autant que c’est bien moins élaboré qu’à la grande époque du Svink, mais après tout ne disent-ils pas eux-mêmes qu’ils n’ont « pas (plus ?) le temps de blaguer » ? C’est d’ailleurs peut-être pour ça que le groupe multiplie les paroles gratuites. Il y a désormais dans le Svink une vulgarité frontale, alors qu’il y a 20 ans, jamais la pire des horreurs n’était balancée gratuitement (ou presque). Elle servait toujours un jeu de mot, une blague potache. Aujourd’hui, le Svink assène et dans un premier temps, ça peut être rédhibitoire. Ça n’empêche qu’en creusant, le disque est truffé de clins d’œil plus ou moins explicites, de jolies trouvailles, de quelques éclats de rire entre certains jolis flows, et d’un titre conscient absolument incroyable, sorte d’envers désabusé du miroir du « Quand on arrive en ville » de Daniel Balavoine (« Démons »). Malgré son aspect bruyant, parfois débordant et postillonnant dans un premier temps, Rechute laisse finalement transparaître de nombreux petits détails au fil des écoutes, et donc certaines richesses.

Parmi elles, il y a une notion d’héritage. Le trio multiplie les références à son parcours et sa discographie, évoque régulièrement ce qu’il a laissé derrière lui en presque trente ans d’amitié et de carrière. Beaucoup de cadavres certes, mais pas tant que ça sont à cacher dans des placards. Si cela peut sembler être du fan-service, c’est en réalité une véritable étape franchie par les trois rappeurs. Ils assument et affirment enfin leurs position. Ils jouent des comparaisons qui les ont jadis agacés et usés, même si « Bistrot Boys » est loin d’être le meilleur titre de cet album. En bref, c’est un groupe sans complexes qui est à entendre ici. Et même si décomplexé veut parfois souvent dire bourrin, Rechute est tout l’inverse de ce qu’était Dirty Centre en 2008 : il résonne comme un retour quand son prédécesseur sonnait comme une rupture. En 2021, le Svink termine d’ailleurs son disque en revisitant le sample de « Juste-fais là », morceau éponyme de leur premier EP paru en 1997. Presque comme une chanson d’adieu. C’en est peut-être une si ça se trouve.

Reprend tous les fondamentaux, même si y’a rien d’nouveau à l’apéro

Nikus Pokus sur « Mon Spot »

Alors bien sûr, tout n’est pas parfait dans cette Rechute. Mais les Svinkels ne sont pas tombés dans le piège que l’expérience dirty south de 2008 leur avait tendu. C’est qu’en treize années, le rap a eu le temps d’évoluer. Et d’une certaine manière, là où l’exercice crunk avait « frontalisé » l’écriture du groupe en la rendant plus criarde, plus frontale, la trap avec ses gimmicks, ses phrases raccourcies et grammaticalement amputées pouvait à nouveau pousser les Svink dans le même travers. Or leur écriture a toujours eu besoin de détours, de rebondir, de dire entre les lignes et les références plutôt que de scander outrageusement. L’outrance, le groupe la connaît pourtant, ce n’est pas un problème. Mais il l’a longtemps dissimulé dans des jeux de mots improbables, à l’exception de quelques titres mémorables (« J’pète quand je crache »). Si d’une certaine manière Lil Wayne avait lui-aussi réveillé le punk qui était en lui, qui l’imaginerait écrire une phase comme « Quand j’crache une huître, j’lâche une perle » ? Bon, OK, celle-ci, Kaaris aurait pu l’écrire en 2014, mais Baste l’a fait en 1997. Et à l’inverse qui prendrait au sérieux Nikus et Gérard en train d’hurler « Roule sur les zébras » quand ni l’un ni l’autre n’arrivent déjà pas à se conduire lui-même ? À la limite, ils pourraient bien gueuler « Roule sur les Zebda », ça leur ressemblerait plus. Mais pas sûr que ça fasse un bon morceau.

Au final, c’est pourtant l’une des rares chansons trap du disque qui en dit le plus sur le Svink de 2021. Elle s’appelle « CPCQJVLS », comprendre « C’est pas ce que je voulais ». Que ce soit dans les couplets ou le clip, le groupe se dépeint en perdition totale. Xavier, Baste et Nikus n’y font (quasi) pas un jeu de mot, pas une rime drôle. Il est juste question d’excès (dé)braillés, d’absence de volonté face à l’addiction scandée comme un blocage, et de cette sorte de détestation de soi-même à faire la fête comme un suicide. Avec des titres de leur discographie comme  l’indémodable « Krevard » en 1999 ou le sous-estimé « Blues du Tox » en 2008, c’est un arc narratif qui a été trop mis de côté dans la carrière des Svinkels, dont le slogan« J’représente ceux qui utilisent leur cervelle à la détruire » a trop souvent été pris comme un trait d’esprit nasal et punk. En 2021, comme condamné par la reformation du groupe, c’est d’ailleurs Xavier qui scande : « J’croyais pouvoir m’en sortir, mais c’est dead, on a réembrayé donc c’est dead, je croyais pouvoir m’en sortir mais c’est dead, maintenant je vais vraiment crever de cette merde ». Il le fait à la façon d’un trappeur paranoïaque, rattrapé par ses ambitions et qui compte ses points de deal. Si ces dernières années dans le rap français, la prime a été à celle du plus gros bicraveur, Gérard Baste, Nikus Pokus et Mr Xavier gardent depuis longtemps le titre des plus gros consommateurs, et ils aiment le rappeler. C’est régulièrement plus drôle, certes, mais quand ça ne l’est pas, ça ne l’est vraiment pas. Alors laissez pas trop traîner le Svink si vous voulez pas qu’il glisse et fasse une mauvaise chute. – zo.