To be continued... (or not) Le dernier sursaut d’orgueil de Kanye West

La musique de Kanye West ne s’écoute plus, c’est une expérience. Elle transpire des enceintes IMAX et se performe dans une chapelle bâtie par l’artiste visuel James Turrell. La musique de Kanye West n’est plus figée, elle s’expérimente. Elle est un A/B Testing permanent d’une personne autrefois obnubilée par les arrangements minutieux, la considération artistique critique et la perfection. La musique de Kanye est un paradoxe. Elle n’est pas faite pour être étouffée dans deux écouteurs mais plutôt pour attiser des foules. La musique de Kanye West est une tension permanente. Elle est un choc entre deux mondes, un espace digital et organique. Tous les éléments les plus bruts sont autorisés. Bruissements, grognements, onomatopées, paroles inachevées. Les pensées les plus primaires de son auteur doivent être retranscrites. La musique de Kanye West est devenue un point de non-retour. Elle est un ulcère pour certaines rédactions. Un outil pour le parti Républicain américain – qui a financé sa campagne présidentielle. Une négation complète de la responsabilité morale sous couvert de l’expression artistique. La musique de Kanye West est une musique « atomique ». Un excès d’idées et un manque de cadre. Des aspirations cinématographiques « Hans Zimmeresque » aux dernières tendances du rap américain. Tout est avalé puis réinjecté, comme si l’auteur de Donda avait enfanté toute la culture pop actuelle. Mais la musique de Kanye West semble avoir atteint sa forme finale. La figure d’un artiste transformé en son propre mécène, un homme capable de saturer l’espace médiatique et financer ses plus grandes lubies, quitte à remplir trois fois le Mercedes-Benz Stadium pour capter son émotion du jour.

La musique de Kanye West n’est pas faite pour être étouffée dans deux écouteurs mais plutôt pour attiser les foules. Elle est une tension permanente.

Revenir au centre de l’arène – et de l’attention – était inévitable pour Ye. Il y avait quelque chose à la fois fascinant et irrationnel à regarder les trois spectacles de Donda. La première, un homme, seul, cagoulé, dans une veste rouge tirée de sa collection Gap. La deuxième, un homme entouré dans une scénographie supervisée par son ami, directeur artistique de la maison Balenciaga, Demna Gvasalia. La dernière, un homme sur le porche de sa maison d’enfance rebâtie, aux côtés de deux artistes : le premier, Marilyn Manson, accusé d’agressions sexuelles, viols et violence par plusieurs de ses anciennes compagnes, le deuxième, Dababy, homophobe. Si ce dernier point confirme que Kanye West n’a pas changé – et souligne au passage le caractère fétiche de la musique -, ces trois performances publiques furent une démonstration de force de son emprise sur la culture populaire. Un sursaut d’orgueil aux allures de bain de foule. La compréhension totale des arts visuels, de son rôle de curateur et de la mise en scène de l’artiste contemporain.

Donda n’est pas précisément une œuvre sur le deuil de la mère de Mr. West. L’opus est plutôt une tentative de sacraliser les valeurs inculquées par ses parents, Donda C. West et Ray West, en pleine tourmente personnelle. Garder le contrôle entre un statut d’icône, un désir incandescent de créer sous tous les médiums, une maladie psychique chronique, une famille naissante et un divorce amorcé. Deuxième album de sa période chrétienne, les notions de transmission sont évidemment touchées à plusieurs reprises. Les grossièretés, elles, sont toujours censurées. Le caractère divin, acoustique voire évangélique de Jesus Is King est gommé, la nouvelle messe dominicale du prêcheur est plus tonique. Mais plus le compositeur s’approche de son Dieu, plus la solitude et la résignation sont palpables. Clé de voûte de sa dernière création, « 24 » est un instant d’une rare beauté, la parfaite illustration de cette sensation. Une opposition subtile entre les chœurs du Sunday Service, une chorale qui accompagne l’artiste depuis trois ans, et de l’autre, sa voix, esseulée, dont les premiers mots énoncés sont « exhausted »– sous-entendu « épuisé ». Dans cette partition, une forme de justesse se dégage. Les notions d’harmonie sont recherchées, notamment à travers le piano et l’orgue. La voix n’est pas poussée, elle est fébrile, avec le désir de laisser transparaître. À la troisième mesure, Kanye West semble même rater le début de sa phrase mais l’essentiel n’est pas là, il réside dans l’émotion partagée, capturer de manière fidèle un état d’esprit. Dans ces fêlures, l’artiste est touchant, une déité profondément humaine, et peut-être même la raison qu’après réflexion, il a choisi de retirer la voix brillante – et meilleure ? – de KayCyy pour chanter le refrain à sa place le refrain de « Keep My Spirit Alive », comme si cette histoire était la sienne, que seul lui pouvait la conter. Jamais il ne semblait avoir eu autant besoin de respirer entre chaque mesure, non pas par incapacité à déployer un seize mesures irréprochable, mais parce que ses pensées sont claires dans ces moments. En opposition, « Off The Grid » est un instant majeur mais presque caricatural. Si le rappeur Fivio Foreign signe une prestation XXL, que Yeezy glisse une pointe d’humour fidèle à sa personne (« Some say A-A-Adam could never be bla-a-ack, ’cause a black man’ll never share his rib, rib, rib, rib, rib, rib »), le morceau est plus une énième confirmation que son auteur maîtrise parfaitement les grandes dynamiques qui régissent un album.

« I’m a process artist so when you see the hair it’s a representation of my thoughts developing. » 

Kanye West dans l’émission Drink Champs à propos de sa coupe de cheveux

Si l’incapacité à choisir est une constante caractéristique des œuvres de Kanye West – à lire notre critique du morceau « Life of the Party » dans notre dernière sélection semestrielle -, il semble toucher un sens de sa vérité – ou de liberté – dans ces espaces en construction. Dans une des interviews de l’année sur le plateau de l’émission Drink Champs, il prolonge sa philosophie de manière physique sur sa tête pour décrire sa nouvelle coupe de cheveux – à moitié réalisée – exposée sur son compte Instagram de la manière suivante : « I’m a process artist so when you see the hair it’s a representation of my thoughts developing. » La finalité recherchée n’est plus le produit final mais la stimulation créatrice, le chemin qui mène à l’aboutissement de la création. Dans cette méthode de production, « Junya » est hypnotique, fascinant, inachevé. L’auteur de The Life of Pablo ne voit plus les sons comme des fréquences mais comme des grandes friches industrielles à décorer, « redécorer », « re-redécorer ». Construire pour déconstruire, quitte à perdre l’objectif de vue, et voir deux mois plus tard dans la version deluxe, des pistes qui avaient tout à fait leur place dans le premier essai.

Dans un genre de moins en moins monolithe, fractionné par l’explosion du streaming et des sous-genres, créer un moment étalé sur la durée est une quête devenue quasi impossible. Dans un coin de sa tête, Kanye West a certainement cette peur d’être effacé un jour au profit de la nouveauté. La résolution de son conflit ouvert avec la star canadienne Drake est en quelque sorte symptomatique de cette sensation. Une volonté de traverser les époques, sans vouloir prendre une ride, et de se tenir à côté du nouveau roi. Et dans une des carrières les plus prolifiques des dernières décennies, Donda est au mieux, un nouveau point de départ, au pire, le dernier signe de sa grandeur. – ShawnPucc