Epps, they did it again Benjamin Epps n’est pas un Américain moyen

C’est une drôle d’année qu’a vécue Benjamin Epps. Après avoir sorti l’EP Le Futur durant les derniers jours de 2020, il enchaîne quelques semaines plus tard avec un second disque, Fantôme avec chauffeur. C’est en duo avec à la production le tumultueux et tempétueux Chroniqueur Sale. Personnage médiatique aux saillies acerbes et catégoriques, il passe derrière les machines pour produire un boom-bap d’esthète, bien que classique et attendu. Ça soulève une partie des foules, mais ça divise la masse. Pour les premiers, Epps est un héritier avec un grand H. Il fait revivre les grandes Heures du boom-bap français influencé par New York et le pont qui relie le Queens à Manhattan. Il est même « la meilleure chose qui pouvait arriver au rap français » selon Les Inrocks. C’est un peu excessif et dans la plus pure ligne du conservatisme dont l’hebdomadaire est capable lorsqu’il est question de rap, mais pour une fois, pourquoi pas. Et pour les seconds ? Eh bien, Epps est une resucée de Griselda, le label américain qui a renversé la table et l’esthétique du gangsta rap crapuleux à coups de beats drumless, de voix singulières et d’adlibs haut-perchés comme une balle entre les deux yeux.

Il faut dire que Benjamin Epps les a peut-être un peu cherchés ces résumés à-la-va-vite. Dans sa biographie diffusée au public, les superlatifs s’empilent dès la première ligne : « élu », « phénomène », « the one« . Et quand il titre son EP Le Futur, c’est de lui qu’il parle. De l’avenir, il s’affirme être l’incarnation. Couillu quand ta propre musique manie plutôt les codes d’un passé, glorieux certes. Mais après tout, dans une époque où tout va vite, Eppsito n’a t-il pas raison quand il déclare d’entrée que « ton rappeur préféré commence à se faire vieux » ?

De la morgue, de l’audace, de l’insolence, voilà ce dont Epps use

De la morgue, de l’audace, de l’insolence, voilà ce dont Epps use. Presque jusqu’à l’abus, ce qui s’appelle en d’autres termes de la prétention. Pourtant, jamais ça vire à l’indigeste. Les raisons ? Un sentiment de compétition qui transpire en filigrane de chacune de ses phases. Le rappeur ne dit-il pas dès le départ être venu « prendre » Nekfeu, Alpha Wann et Sneazzy ? Alpha Wann en caractères gras dans cet article, car finalement, depuis plusieurs années, c’est l’un des rares à avoir su insuffler cet esprit de dépassement de soi dans sa musique. Une chose que plusieurs n’ont pas réussi à mettre depuis bien longtemps dans leur sacoche Gucci ou ont renoncé à infuser dans leur seum d’indépendant confronté au plafond de verre du désintérêt de la nouvelle génération. Ces dernières années, l’arrogance était plutôt portée sur des performances pécuniaires ou une mesquinerie ostentatoire plutôt que sur un certain niveau de performance au micro. Si le style d’Epps est plus direct, plus explicite, moins basé sur le sens de la formule et moins pincé également que celui d’UMLA, il ne manque pas non plus de ressemblance. Dans sa capacité à mobiliser les « négros », mais aussi et surtout dans la défiance dont il sait faire preuve. Comme le Philly Flingue, Epps a lui aussi un flow souple, une arrogance distante et une confiance en soi détachée de ce qui l’entoure. Ça paraît peu, mais dans le rap, donner l’impression de pouvoir marcher seul sans jeter des coups d’œil en permanence derrière son épaule, c’est beaucoup.

Enfin, contrairement à ce quoi il a été résumé (et ce à quoi il s’est lui-même résumé), Epps ne fait pas que dans l’égotrip, il parle aussi des « frères » pour toujours paraphraser l’auteur d’UMLA autant que les X (Men). Lorsqu’il évoque « le pips » dans le titre du même nom puis dans « Tard le soir », il décrit une réalité de rue et laisse transparaître des bouts d’existence. C’est une photographie immersive d’une réalité populaire. Autant qu’elle est stylisée. Et c’est bienvenue en complément des autoportraits plein d’egotrips précédemment échafaudés par Benjamin Epps, tant elle propulse l’artiste dans une réalité bien plus palpable que celle de ce foutu « game ». Et lorsque le rappeur s’apprête à quasiment clôturer Fantôme avec Chauffeur en rappant le titre « Dieu bénisse les enfants », il s’engouffre cette fois dans le conseil de grand frère. Ça peut paraître une nouvelle fois daté, mais c’est typiquement dans ce qui a marqué le rap français. En d’autres termes, la musique de Benjamin Epps a beau être jeune, elle a cette conscience de daron, celle qui constellait le rap français. Parfois celui d’aujourd’hui, plus souvent ceclui d’hier effectivement. Est-ce que ça fait d’Eppsito un rappeur passéiste ? Pas vraiment tant son côté égotrip et son regard sur le monde le propulsent dans le temps présent. Ici, on préférera d’ailleurs souligner qu’Epps ne s’est (pour l’instant) pas enfermé dans l’entre-soi qui gangrène le rap dit « indépendant », là où à quelques exceptions les featurings sont prévisibles, les associations de rappeurs et producteurs prédictives, et où des tonnes de MCs talentueux finissent par noyer leur singularité dans une sorte de consanguinité portée par un ‘nous contre eux’ et une nostalgie de l’ancien temps. Les quelques fois où Epps est allé « feater » en 2021, c’était aussi bien avec Zesau qu’avec JeanJass et Caballero. Et finalement, le premier lui ressemble plus que les seconds.

“C’est un mec que j’ai beaucoup écouté à une période et vu le pedigree du rappeur et tout ce qu’il a accompli, quelque part c’est un honneur. Mais qu’on résume ma musique à lui, ça peut être insultant, la comparaison est assez abusive je trouve.  Dans les prochains projets, j’espère que les gens entendront un peu moins de Westside Gunn et plus de Benjamin Epps.”

Benjamin Epps en Novembre 2021, au média Lumières en Art

Quant aux accusations de plagiat de Westside Gunn, évidemment, difficile de ne pas y penser. Il y a ce clip dans la laverie, cagoule sur la tête. Il y a cette boucle issue d’un kit de Daringer – beatmaker phare de Griselda – dont Le Chroniqueur Sale s’est fait attraper en flagrant délit d’usage. Et oui, les adlibs d’Epps, la voix qui tire vers les aigus, ça tord forcément les enceintes habituées à diffuser du Westside Gunn. Mais après tout, ne pas pomper le rap américain, ça a longtemps été une exception dans le rap français. Elle appartenait plus à 113 qu’à IAM. Elle venait plus de la Scred Connexion que du Saïan Supa Crew. Et en 2021, elle vient plus de Jul, Souffrance ou Lucio Bukowski que de Kaaris, Joe Lucazz ou JeanJass & Caballero justement. En leur temps, même des groupes hyper novateurs comme La Caution ont biberonné au rap d’outre-atlantique, et qui pourtant n’oseraient pas les qualifier d’innovants ? Si Epps est plutôt dans la culture orthodoxe comparé à Hi-Tekk et Nikkfurie, ça n’empêche qu’il faudrait peut-être arrêter de faire croire qu’il n’y a que Booba qui a le droit et l’usage de se prendre pour un Américain en France. Et même si c’était le cas, Epps ne dit-il pas dès l’entrée de Fantôme avec Chauffeur qu’il peut prétendre au trône maintenant que le retraité de Miami a(vait) annoncé que son album Ultra était (censé être) le dernier ?

Et puis il y a surtout tout ce que Eppsito ne fait pas comme un rappeur de Griselda. Jamais il ne se prend pour un zonard de Buffalo, tout comme jamais il ne prétend courir plus vite que les balles. Quant aux beats sur lesquels il pose, ils sont tout sauf drumless. Ils se rapprochent plus d’un boom-bap craquelant aux caisses claires affirmées et aux samples parfois dignes d’une composition de Pete Rock et CL Smooth (« Samba les couilles ») parsemé d’un saxophone comme celui de « Tard le soir ». Des instrus que n’auraient pas renié des groupes du milieu des années 2010 comme Big Buddah Cheez, La Base & Tru Comers ou Cool Connexion. Et lorsque c’est plus sombre à l’instar du beat de « Kennedy en 2005 », c’est plutôt pour livrer quelque chose qui n’aurait pas dépareillé en tant qu’interlude au milieu d’un disque produit par DJ Muggs courant 1998. Au final, Epps ne joue pas plus au Westside Gunn qu’il s’amuse de se prendre quelques minutes pour Biggie sur « Notorious ». C’est un clin d’œil, une influence, et mieux, un témoignage que le rap est ici fait et pris avec sérieux sous couvert de se prendre au sérieux. En témoigne le second couplet de « Goom », probablement l’une des meilleures exécutions rap de l’année.

La génération qui écoutait du rap dans les années 1990 ne peut que reconnaître avoir échoué son devoir de transmission

Alors s’il est bien possible de regarder tout cela comme une énième resucée du rap américain par un hexagone fasciné en se disant « Oups, le rap français l’a encore fait », il faudrait plutôt se réjouir de rencontrer des Benjamin Epps sur la scène hexagonale à l’heure où la génération qui écoutait du rap dans les années 1990 ne peut que reconnaître avoir échoué son devoir de transmission. Qu’on ne se méprenne pas sur ces propos : évidemment, la musique appartient aux jeunes, c’est eux qui la redéfinissent et la font évoluer, pas des quadragénaires qui prétendent avoir tout vu, entendu et vécu. Mais une musique qui dure, c’est aussi une histoire de cycles et d’héritages. En France, l’une des rares illustrations marquantes de ce phénomène fut la vague néo-boom-bap portée par 1995 et pour les jeunes d’aujourd’hui, c’est déjà vieux. Certains d’entre-eux reconnaissent d’ailleurs sur Twitter avoir découvert le terme « boom-bap » il n’y a que quelques mois en tombant sur la musique de Benjamin Epps. Un courant qui représente pourtant dix années de domination qualifiées d’âge d’or au sein d’une musique dont les premiers disques ont à peine fêté leur quarante ans. Alors s’il est possible de  s’interroger sur l’âge moyen et la composition du public de Benjamin Epps (plutôt composé en partie de rappeurs attentifs et de vieux blancs nostalgiques comme Le Chroniqueur Sale ou l’auteur de cet article), il faudrait peut-être arrêter d’être ingrat deux minutes : Benjamin Epps fait vivre un rap intemporel, et il le fait mieux que n’importe quel groupe des années 1990 a réussi à le faire en se reformant durant les années 2010. La tournée de l’âge d’or du rap français, c’est lui, et elle est maintenant. – zo.