Béarn to be wild L’Envoûtante – Espoirs féroces

« Jusqu’à maintenant, je n’étais que dans l’attaque. Aujourd’hui, je pense qu’il faut aussi se protéger «  Ces mots étaient ceux de Cesko, rappeur du groupe Le Kyma. Ils étaient prononcés en 2015, à l’occasion de leur dernier (ou presque) concert. Mais ils pourraient bien être ceux de L’Envoûtante, ce duo qui clame en ouverture de son second album « Sachez ça d’emblée, je ne sais pas me battre mais me cacher. »

Espoirs Féroces n’est pourtant pas un disque de fuite. Peut-être est-il plutôt un disque de clandestinité contemporaine. Ici, il est plus question de planque que de planqués. Sur un fond de cymbales virevoltantes et d’une batterie enregistrée avec la reverb d’un entrepôt désaffecté, le duo raconte la modernité qui s’éboule, qui ensevelit, qui obstrue les chemins plutôt que les ouvrir. Les mains dans la terre, des doigts qui pétrissent le vacarme du monde moderne plutôt que de mettre la main à sa pâte. Le terreau musical est grinçant, presque rock industriel à certains moments, d’autres fois d’une électro-noisy grinçante. Il y a un mélange d’étendues dépeuplées et de carcasses de machines désarticulées dans la production mi-machine mi-instruments de Sébastien Tillous. Un écho de Zone Libre décroissant, fabriqué en plein Béarn, là d’où le groupe qu’il forme avec Bruno Viougeas est originaire. Bearn to be wild, tel est un peu le mantra ici, en référence au premier nom que L’Envoûtante avaient acquis.

L’Envoûtante est plus belle sauvage qu’elle ne l’est rebelle, même si elle n’a à rougir ni de l’un, et encore moins de l’autre

Sans surprise, le propos de leur second album est politique. Encore plus que sur le premier. Il l’est parfois peut-être trop dans la forme, d’ailleurs. Non pas pour ce qu’il dit, il y a dans les mots de Bruno Viougeas un équilibre savant. Mais il est aussi fragile. Pas tant dans la pensée, articulée dans un lucide pas de côté, non, c’est vraiment dans une écriture qui se veut parfois si directe, si illustrative, qu’elle en devient plombante. Mais comme le dit lui-même le rappeur, il est de ces MCs qui « aiment trop les joutes verbales et les longues causeries. » Son rap n’a jamais « senti les QCM », et ça se sent, dans une alternance entre morceaux furieux de bruits et logorrhées souvent fleuves, parfois dignes d’un discours enflammé de jour de manif. Ça nuit parfois à la poésie du tout : rebelle et sauvage, ce n’est pas tout à fait la même chose. Et L’Envoûtante est plus belle sauvage qu’elle ne l’est rebelle, même si elle n’a à rougir ni de l’un, et encore moins de l’autre.

Dans une habile mise en face de références littéraires jugées essentielles et de ses références rap, Bruno Viougeas ne trompe de toute façon pas. Rocé, Casey, Hamé et Ekoué, Squat, Kery James sont convoqués dans le titre « J’ai pas lu ». Le rap est ici celui de ceux qui n’aiment pas avaler des couleuvres. Il l’adapte à sa sauce, nomade, ce rap de « chasseur-cueilleur » qui se situe quelque part entre rejet pamphlétaire et vallonnements rugueux. C’est carrément Casey et Zack de la Rocha qui surgissent parfois. Pas tant que le rappeur de L’Envoûtante se rapproche de celui de Rage Against the Machine ou de la MC du Blanc-Mesnil. Il est bien plus fugitif que le premier et moins technique que la seconde. Mais en désignant ses ennemis (un peu trop peut-être, le name dropping de grandes multinationales écorche souvent l’oreille même quand c’est pour de bonnes causes), en dépeignant l’empire du diable et en évoquant les gens du soleil, il y a ici un bouillonnement similaire. C’est aussi le cas dans la scansion de certains mantras (celui de « Désirs bourgeois »), dans les backs, et même dans le timbre de voix. Alors bien sûr, L’Envoûtante n’est pas de la fusion comme Rage Against the Machine la caractérise. Il n’y a pas les mêmes montées de colère hurlante non plus, ni cette même conscience de l’Histoire. Mais il y a une identique défiance du monde tel qu’il se dessine, tout comme il y a cette angoisse du destin réservé aux cultures et contre-cultures, toujours récupérées, toujours avalées, digérées et recrachées empaquetées, prêtes à consommer. Alors oui, L’Envoûtante ne sème pas le chaos, ni même les graines d’un autre monde. Son rap n’est pas celui de la révolte, mais il est celui d’une marge, d’une diagonale tirée dans le vide, très loin des centre-villes, loin des périphéries, loin de tout en fait, là où vont ceux qui disparaissent des radars. En un mot, c’est du rap de maquisard. Ça tombe bien, le groupe Kyma cité en introduction de cette chronique a tiré son nom du verlan de maquis. Un beau territoire où se balader avec le fusil dans l’étui. – zo.