Située dans l’Indiana, la commune de Gary ne compte pas grand-chose. C’est une ville qui n’attire pas les touristes à cause de sa criminalité galopante. C’est une ville qui n’attire ni les résidents à cause d’une désindustrialisation massive de la Rust Belt. C’est une ville qui ne donne pas envie mais qui a tout de même accueilli la maison d’enfance de Michael Jackson. Désormais, il y a deux monuments à visiter dans cette municipalité : l’ancienne bâtisse du King of Pop et celle de Freddie Gibbs.
Ce statut n’est pas volé. Mesurer le chemin parcouru par Gangsta Gibbs nécessite de mettre à plat plusieurs éléments. Tout d’abord, la région des Grands Lacs. Dans cette couronne, les frontières musicales sont très poreuses. Le « fast-flow » est une des signatures, avec en tête Twista, rappeur de Chicago. Le chant et les mélodies sont aussi très prégnants avec le groupe Bone Thugs-n-Harmony, issu de Cleveland. Ces espaces sont aussi tournés vers l’extérieur dans un désir d’exister, aspirés par les autres grandes mégalopoles. De ce fait, les influences de Los Angeles, New York, Houston voire Atlanta plus récemment sont encore très palpables. De l’autre côté, cette « ceinture de rouille » dépose sur tous ses habitants des racines très « blue collar », une forme de déterminisme dont il est difficile de se débattre. En parallèle, avec une industrie musicale en crise économique – et identitaire – face au déclin du gangsta rap et la montée en puissance des rappeurs « hypersensibles » – Drake en tête -, l’auteur de Piñata avait plutôt un profil à pointer à l’usine de General Motors.
Plus qu’un fait anecdotique, ce détail met en lumière une partie de l’histoire, un moment où toutes les planètes étaient alignées pour faire disparaître les nouveaux entrants jugés trop durs, trop bruts, pas assez commerciaux. Les plus friables saisiront ce virage pour se dénaturer. Les autres, prendront une route plus longue aux allures de marathon. Et dans ce jalon notable, deux traces sont laissées par Gibbs à l’aube des années 2010 : midwestgangstaboxframecadillacmuzik et The Miseducation of Freddie Gibbs. Deux belles promesses parsemées d’une élocution précise, une facilité pour désosser tout type de prod et des inspirations assumées à Houston entre les vocalises de Z-Ro et la probité de Scarface.
Freddie Gibbs est devenu le rappeur du « dernier plateau ». Un interprète à la science du placement et des prises de souffle entre chaque mesure. Le visage qui s’affiche dans la glace pour tous ceux qui pensent être assis sur le trône.
Droiture, honnêteté, principes sont les pendants de la ligne directrice de Freddie Gibbs. Des valeurs nobles qui font de lui un des acteurs majeurs de l’ère des blogs. Les publications spécialisées sont acquises à l’image de Pitchfork qui héberge son clip « BFK » sur sa chaîne YouTube. Durant cette période, Baby Face Killa montre ses dents. L’artiste est un carnassier, un animal dangereux pour les autres. Plus encore, il est une bête omnivore tant il se nourrit des « autres », qu’il en devient même difficile de tracer des contours précis de sa musique entre 2010 et 2015. Avec Dan Auerbach (moitié du groupe rock The Black Keys) sur « Oil Money » en 2010, avec SpaceGhostPurp et Krayzie Bone sur le cloud rap de « Kush cloud » en 2012, avec les scratchs de Statik Selektah sur tout un EP la même année, sur de la trap bête et méchante dans son album E$GN en 2013 ou encore sur les boucles de Madlib en 2014 : Freddie Gibbs est partout et surtout tout terrain. Point culminant de son ascension, « Thuggin’ » est la fusion parfaite de deux alliages. Et si Piñata est bien reçu par la discipline critique, c’est peut-être dans Shadow of a Doubt que toute sa maestria est déversée. Un poil trop long – et avec quelques ratés -, l’essai dévoile un interprète avec une pleine compréhension de son être. Des formules froides, sèches et assassines. Un regard sur soi critique (« Insecurites »). Des émotions sans filtres (« Freddy Gordy »). Des expérimentations réussies, capables de rendre Yeezus caduque (« Cold Ass Nigga »). Et une grande sensibilité pour construire une atmosphère noire et moderne avec les producteurs Frank Dukes, Boi-1da, KAYTRANADA et Blair Norf. Une œuvre à part entière dans toute la deuxième partie de carrière.
Mais la carrière de Gibbs est une succession d’obstacles : entre beef(s) à rallonge et passage par la case prison, tout était destiné – une fois de plus – à le faire disparaître ou du moins, le relayer dans la catégorie « rappeurs sous-cotés » ou alors « rappeur préféré de ton rappeur préféré ». Mais c’est bien son trait de personnalité presque incontrôlable par moments – tout comme son accrochage cherché dans le temps additionnel avec le rappeur Benny the Butcher de Griselda que personne n’avait vu venir – qui le rend imprévisible. D’abord, assez intelligent pour reprendre la mainmise sur la narration de son histoire avec You Only Live 2wice (2017) suite à son injuste incarcération. Puis assez drôle pour se défaire de son personnage dans Freddie (2018), avec un Kenny Beats bien inspiré. Mais aussi assez reconnaissant avec ses fidèles pour sortir un album de longue date, Fetti (2018), avec Curren$y et The Alchemist. Enfin assez fort pour hausser son niveau de jeu sur Bandana (2019). Deuxième collaboration du duo MadGibbs, le rappeur de Gary a décodé la matrice : facile, relâché, sûr de soi dans cet effort, ses fulgurances verbales se mélangent entre orgueil et conscience politique de l’homme noir américain (« Education »).
En un sens, Freddie Gibbs est devenu le rappeur du « dernier plateau ». Un artiste que les majors désirent signer – son opus $oul $old $eparately est réalisé chez Warner Records. Un homme façonné par la vision éclectique de son manager de longue date, Lambo, ex-pensionnaire de la maison Stones Throw. Un interprète à la science du placement et des prises de souffle entre chaque mesure. Le visage qui s’affiche dans la glace pour tous ceux qui pensent être assis sur le trône. – ShawnPucc