Focus Bordeaux à l’avant-garde

Par Beufa
Photo par Sophie Hugues

Les rues de Bordeaux bruissent de rap. Tout au long de l’année 2022, un courant électrique souterrain a parcouru la métropole girondine – un peu partout en ville, des rappeurs et des beatmakers font des étincelles, dessinant une cartographie dont les contours restent difficiles à déterminer, mais dont chaque nouveau pôle vient confirmer l’impression de plus en plus nette qu’il se passe quelque chose. Historiquement, la Belle Endormie n’a pas grand-chose d’une place forte du rap, et pourtant : des files d’attente devant la Rock School Barbey, l’IBoat ou le Quartier B aux open-mics organisés dans les tréfonds de Bègles, des rues du 33800, jusqu’à la fournaise des dates hip-hop qui ont émaillé l’année au Rocher de Palmer de Cenon, les conversations enthousiastes relaient le même mot d’ordre. En ce moment à Bordeaux, il se passe quelque chose. Impression qui s’est encore affirmée en fin d’année avec deux sorties remarquées : IL NE ME RESSEMBLE PAS NON PLUS de Khali et SadBaby Confessions de BabySolo 33 font office de figure de proue à deux têtes pour toute une scène qui, de connexions en connexions, se structure et monte en puissance.

Outre leur ancrage en Gironde, ce qui rapproche les deux artistes, c’est aussi leur appartenance commune à une certaine avant-garde du rap francophone – ce qu’on appelait, à une époque sûrement déjà démodée, la « new wave. » Cette formulation aussi vague qu’imparfaite cherche à rendre compte de l’émergence d’une myriade de styles en constante évolution et en permanente hybridation les uns avec les autres. Le mariage de la plugg music et d’un flow hors temps emprunté aux rappeurs de la DMV. Les rythmiques épileptiques des clubs de Jersey City. Les émotions à fleur de synthé de l’hyperpop. L’art du shit talking importé du Michigan. Les fêlures digitales du glitchcore. Tous ces courants alimentent un mouvement protéiforme, quelque chose comme un underground.

L’épicentre du dit mouvement se situe – inévitablement – à Paris. C’est là que sont basées ses figures les plus en vue, là aussi que sont concentrés les réseaux de diffusion médiatiques, et une bonne partie du public. Macrocéphalie urbaine oblige, la capitale reste dans une très large mesure « là où ça se passe. » Toutefois, cette « nouvelle vague » repose également sur la facilité toujours aussi déconcertante avec laquelle des espaces comme SoundCloud permettent d’établir des connexions : en 2022, son réseau a continué de s’étendre un peu partout sur le territoire hexagonal, presque organiquement. Et progressivement, la scène de Bordeaux semble devenir un pôle important de cette nouvelle scène.

Il suffit pour s’en convaincre de jeter un coup d’oeil à la tracklist d’une autre sortie marquante de l’automne, Tangerine de Bricksy & 3G, où figurent des noms déjà sous les feux des projecteurs nationaux, La Fève en tête de liste. L’opus vient parachever une année chargée pour le tandem de producteurs, qui en plus de quelques prestations en live, s’est surtout illustré en produisant sur mesure des disques pour H JeuneCrack (Cactus Musique) ou pour Azur (Tales From Genovie). Les deux Bordelais commencent calmement à s’imposer comme des acteurs centraux de cette avant-garde, mais ils le font accompagnés d’une équipe soudée, et les pieds fermement ancrés dans le bitume du cours Victor Hugo.

Ils ont également poursuivi leur collaboration avec les artistes locaux dont ils sont proches depuis des années, servant des productions tout aussi ciselées – avec en plus le supplément d’âme qu’apporte une évidente complicité géographique. Ainsi, sur Les Rives du Styx, Le Chamal est transporté dans l’atmosphère lugubre qui convient le mieux à son reality rap aux accents de Chicago et de Detroit. Les deux beatmakers fédèrent autour d’eux le quartier du 33800, un code postal scandé à longueur de morceau. À l’époque où le tout premier album de rap français s’enregistrait dans la région, d’après la série Le Monde de Demain, on appelait ça « représenter. »

Cette équipe, bien qu’étant l’une des plus visibles et motivées, est loin d’être la seule : chaque coin de rue semble cacher une proposition musicale inattendue, qu’il s’agisse du son vaporeux d’Exoslayer, des expérimentations plugg’n’dub de La Pierrre ou de la découpe millimétrée de Nopya. Il faudrait encore citer le son de riders purs et durs de Sale & Clean ou la mécanique de précision d’un Kheyzine… Mais y a-t-il un ensemble d’individus talentueux rassemblés par le hasard de part et d’autre de la Garonne, ou y a-t-il une scène?

Pour faire une scène, en plus d’une concentration d’artistes, de talents, d’ambition et d’énergie, il faut également des structures et des activistes locaux pour relayer et amplifier cette énergie. De ce point de vue, le rap à Bordeaux est bien servi. Par ses médias, d’une part – saluons le travail de nos confrères et consoeurs du Type et du Grand Feat, ainsi que de l’équipe de Bordel Mag, qui a commis un très qualitatif magazine papier mettant en lumière le bouquet d’arômes du très bon cru 2022 de rappeurs locaux. Le nombre et la fréquentation des concerts et soirées en club liées au rap a également explosé cette année dans Bordeaux, rassemblant un public jeune, motivé et impliqué. Les artistes émergents investissent de plus en plus les structures et salles de concert de la ville, et se dotent peu à peu de leurs propres lieux et rendez-vous.

Pour faire une scène enfin, il faut quelque chose d’impalpable qui ne se laisse pas mettre en mots facilement, mais qui relève de la fierté.

La soirée organisée au rocher de Palmer pour la sortie de Tangerine avait des allures de Nouvel An en avance : public et artistes étaient réunis pour célébrer les succès de 2022 (et l’anniversaire d’H JeuneCrack au passage)… tout en lançant un fort signal qu’il faudra compter avec Bordeaux en 2023. Parmi les autres temps forts de l’année, citons le festival Rest In Zik, dont la première édition a eu lieu en mai et qui rassemblait têtes d’affiches nationales (Sniper, Neg’Marrons) et tauliers du rap local (Fello, Fayçal). Un évènement d’une ampleur encore inédite dans une ville dont le coeur, il faut bien le dire, bat d’ordinaire plus pour la très bourgeoise Fête du Fleuve que pour le hip-hop. Si le succès de ces deux dates témoigne du dynamisme du rap dans la métropole girondine, leurs disparités illustrent bien l’existence d’une certaine frontière entre les générations.

Pour faire une scène musicale, il faut aussi un son commun, identifiable, qui se transmet au long de l’histoire musicale d’un lieu, jusqu’à ne plus être associable à un artiste ou collectif en particulier, mais à la ville elle-même. Il y a bien à Bordeaux une certaine sensibilité aux musiques électroniques, dont on retrouverait par exemple des traces des synthés saveur menthe à l’eau d’Odezenne jusqu’aux intonations UK et digitales de l’excellent10PKHO de Grems. Mais il s’agit là d’artistes aux trajectoires individuelles très distinctes : il serait sans doute artificiel de chercher à les comparer sur la simple base d’une affiliation géographique qu’ils ne cherchent par ailleurs guère à revendiquer.

La génération suivante en revanche, celle des Floki, $ouley, Babysolo33 et Khali semble graviter autour de l’influence de la plugg music, même si aucun des artistes en question ne se limite à ce seul registre. Dès 2014-2015, des beatmakers Raaaash, MH, Kozy ou – déjà – Bricksy & 3G commençaient à arroser SoundCloud de leurs expérimentations influencées par les productions de MexikoDro et Diego Money. L’ancrage de ces sonorités à Bordeaux ne relève donc pas du simple effet de mode, mais bien d’une dynamique locale qui trouve de plus en plus écho à l’échelle nationale.

Pour faire une scène enfin, il faut quelque chose d’impalpable qui ne se laisse pas mettre en mots facilement, mais qui relève de la fierté. Quelque chose comme ce qui se produit quand, au point d’orgue de sa ballade piano-voix sur « Entre Palmer et Paris Zoo », Khali fait tinter l’argot local (« c’est gavé fou ») ; ou quand il dédicace un certain restaurant de poulet que les gens du coin ne connaissent que trop bien. Quand BabySolo 33 fait du marché des Capucins le tapis rouge de son défilé de princesse, les rues de la ville bruissent de fierté : il se passe quelque chose.