Vague à l'âme de fond Navy Blue, les maux bleus

Au début des années 2010, lorsque Roc Marciano sortait ses premiers albums solo, sa musique donnait alors l’impression d’être l’ultime évolution du rap new-yorkais quintessentiel. En réduisant de plus en plus ses productions à des mises en boucle sommaires, hypnotiques et corrodées, et en appuyant sur son interprétation monocorde et sur son phrasé nonchalant et souple, Marci dépouillait le rap de la côte Nord-Est pour le rendre tout à la fois plus direct mais aussi moins accessible comparé aux évolutions constantes des nouveaux genres à succès comme la trap d’Atlanta. Puis suivit son compère Ka, qui reprenait à son compte les éléments esthétiques de Roc Marciano pour développer un rap plus méditatif et introspectif. Leur musique semblait fermer à leur manière le ban : comment, dans un style aussi élaboré avec pourtant si peu d’éléments, faire différent ?

Le rap est un genre fluide où la moindre secousse peut créer une vague

Mais le rap reste le rap, un genre fluide où la moindre secousse peut créer une vague. Ainsi arrive Sage Elsesser alias Navy Blue. Un ancien skateur semi-pro, pote d’enfance d’Earl Sweatshirt avec qui il a fréquenté les mêmes salles de classe à L.A. avant de bouger à New York pour ses études supérieures. Parallèlement à sa vie estudiantine, il a fréquenté tout un microcosme underground de New York (de [sLUms]. à Armand Hammer en passant par Wiki) et s’est lancé dans le rap en 2015 en postant sur Soundcloud des EPs assez confidentiels sur et inspirés par la musique… de Ka. Des courts formats qui ont servi de brouillons et de pistes d’entraînement pour ses premiers albums sortis depuis 2020 : Àdá Irin en février, puis Song of Sage: Post Panic! fin décembre 2020. Un disque qui a logiquement davantage résonné en 2021, d’autant plus avec la sortie en août de Navy’s Reprise. Des albums qui proposent de nouvelles voies après celles ouvertes par ses illustres prédécesseurs new-yorkais mentionnés plus haut. Les productions, assurées par lui-même ou d’autres savants de la boucle (Like, Evidence, Animoss, Nicholas Craven…) sont travaillées autour d’échantillons moins psychédéliques que chez Ka, moins cinématographiques que chez Roc Marciano. Elles ont au contraire quelque chose de plus terre-à-terre, rassurante et flottante, penchant plus vers une soul et un jazz planants et apaisants, avec des teintes différentes sur les deux disques.

Il y a une nuance presque saisonnière entre Song of Sage et Navy’s Reprise, sans doute influencée par ces sorties respectivement aux cœurs de l’hiver et de l’été, et par ces pochettes, bleu et gris froids pour le premier, en dégradé d’ocre chaud pour le deuxième. Mais ces deux albums donnent tout de même la sensation d’être les faces d’une même pièce qui désavoue par moments l’adage que rien ne change à part les saisons. Car on y assiste précisément à une forme de cicatrisation des blessures de l’âme, tout au long d’un voyage intérieur – dans « 1491 », Navy Blue évoque Saint-Christophe, patron des voyageurs.

Peaufiné pendant le confinement du printemps 2020 en plein affaire George Floyd et une cure de désintoxication au cannabis pour Navy, Song of Sage dégage une déprime hivernale et une anxiété de chaque instant, comme si l’esprit désenfumé (« Found a vice in these spliffs, trust the flame, made me numb », « 224 ») et la colère collective l’obligeaient à affronter ses démons et enfin accepter sa propre misère (« I was fiending for some help but couldn’t call a name », « Certainty »). Il y rappe une forme de lassitude morale et physique, entre violences policières et gentrification de son environnement (« Tired »), transmission familiale de ces angoisses existentielles (« Breathe », « Aunt Gerry’s Fried Chicken »), nécessité du lâcher-prise pour éviter l’effondrement nerveux (« Post-Panic ») et auto-détermination pour trouver la paix intérieure (« Deep Water Blue », « Self Harm », « Alignment »). Sur Song of Sage: Post Panic!, Navy Blue est accablé mais pas abattu. C’est un disque angoissé et névrosé mais dénué des pics de suffocation de certains albums d’Earl, auquel Navy fait allusion dans « Rituals » sur son album suivant.

Song of Sage: Post Panic! est peut-être un disque angoissé et névrosé, mais il est dénué des pics de suffocation

Et ce sont ces minces espoirs qui prennent jour sur Navy’s Reprise. Le premier morceau de l’album, « Light », est éloquent dès son titre et encore plus dans sa musique (un sample de cuivres enjoués) et les paroles de Navy : « This is Navy’s Reprise, take heed and gain wisdom. Listen to learn, learnin’ to listen as soon as I emerge from a self-made prison. My own ambitions made way for the decision of a lifetime. It ain’t sit right with me that I might die. No, I can’t go, I got work to do ». Lumineux et printanier dans des instrumentaux aux beats plus appuyés, Navy’s Reprise est un album de libération. De ses attachements matériels (« Rituals »), de son propre environnement (« Demons at the crib, I got the fuck up out of there », « Code of Honor »), de ses pensées négatives (« Suite 11 »). Si cette catharsis constante et son phrasé lent paraissent âpres, le rap de Navy Blue est pourtant foisonnant : il évoque à escient de nombreux joueurs de foot (le vrai, le nôtre), des hits hédonistes de rap sudiste (« Rake It Up » de Yo Gotti et Nicki Minaj, « Poppin’ My Collar » de Three 6 Mafia), des divinités yoruba et santeria transmises via l’héritage culturel de son père chilien.

Avec deux albums qui enracinent un peu plus les nouveaux formats de morceaux rap, rarement au-delà de trois minutes et avec un couplet unique quelques fois balisé d’un refrain, Navy Blue trace sa propre voie. Aussi bien dans cette forme de rap radical que dans sa propre aventure intérieure. Ses albums entièrement produits pour ANKHLEJOHN (Final Destination) et Wiki (Half God) montrent aussi un artiste moins insulaire que son rap intime pourrait faire penser.  Avec Navy Blue, c’est peut-être une nouvelle page d’un certain style de rap qui s’ouvre, comme celle de son carnet de (dé)route mentale à chaque album. – Raphaël