Salif
tous ensemble,
chacun pour soi
Les 20 ans

À la fin de l’hiver 2001, la vingtaine à peine atteinte, Salif livre son premier album avec déjà quelques années de rap dans les jambes en compagnie d’EXS et des apparitions sur les mixtapes notables que sont la Dontcha Flex 3, la Neochrome vol.1 et Opération coup de poing. Surtout, il est la pépite présentée au public par IV My People en 1999 sur l’EP éponyme du collectif dont il est la nouvelle recrue. Filleul musical de Zoxea depuis ses débuts, Salif rejoint effectivement l’écurie à la demande de Kool Shen, qui réalise Tous ensemble chacun pour soi. Cet album est celui d’un prodige qui ne cherche pas sa place. Il se donne entièrement à l’auditeur, dans ce qu’il a de beau, de mauvais, de fou, de triste, de drôle, de pathétique et de flamboyant. Sans complexe.

Une heure durant, Salif ouvre ses tripes et son cœur. Par moment, il se vide aussi de ses boyaux. La mise à nu est complète, les seuls filtres sont au bout d’une feuille OCB roulée par un rappeur libéré de toute limite. Plus que la fougue de sa jeunesse, c’est la nature artistique profonde de Salif qui explique cette décomplexion. Régulièrement dissocié du reste de sa discographie, ce premier album est pourtant matriciel. S’y entendent bien des facettes de Salif qui ne le quitteront jamais au fil de ses évolutions musicales. Au premier rang de celles-ci : la liberté. À la sortie de l’adolescence, elle lui donne un côté chien fou. Au long de la quinzaine de titres qui composent Tous ensemble chacun pour soi, il va dans différentes directions et se présente sous plusieurs jours. Pour ce faire, le jeune ingénieux s’est attaché les services d’un alter ego nommé Fon. Dès l’introduction, la distinction est faite, il y a l’un et il y a l’autre, inséparables alors qu’inconciliables. Fon est la mauvaise excuse aux bêtises de Salif. Mais ce n’est pas un personnage, il n’enfile pas de costume car jamais il n’est question de posture. Au contraire, sur Tous ensemble chacun pour soi, il s’agit d’être soi.

Être soi quand on est Salif et qu’on a vingt ans, c’est se contrefoutre des attentes et s’amuser. C’est aussi rapper comme si plus jamais l’occasion de le faire n’allait advenir. C’est se présenter au monde et représenter les siens. Alors il faut briller. Il se brûle pour cela, mais Salif brille en 2001. Et vingt années plus tard, la lumière scintille encore. Les titres les plus introspectifs de l’album n’ont pas pris une ride, preuve de leur sincérité. Les axes sociaux et politiques n’ont pas vieilli non plus, illustration de leur pertinence. Les temps légers et festifs sont d’autant plus bienvenus qu’ils n’ont jamais paru aussi lointains. Enfin, et sûrement est-ce l’essentiel, le talent de rappeur hors norme de Salif ne s’est pas démenti après deux décennies de maturation.  Ce cru 2001 est goûtu, trinquons au génie de l’homme libre !

Dur d'y croire

« Ça y est, j’ai lâché l’école et mes parents sont contrariés. » Salif a 19 ans lorsqu’il enregistre Tous ensemble chacun pour soi. Cet âge de la recherche de soi et de l’entrée difficile dans le monde adulte transparait tout au long du disque. « Dur d’y croire », qui introduit l’album, apparait comme une autobiographie adolescente de son (ses) personnage(s). Point de coup de sang ici, comme il y en aura beaucoup par la suite, mais un regard à la fois lucide et un peu rêveur sur une situation aux inconnues multiples. Sur un sample très solennel du « Lamento » de George Delerue (Heureux qui comme Ulysse), Salif rappe les affres de son jeune âge, le poids des incertitudes, des injonctions et de l’amour parental. Entre la fin de l’innocence (« C’est ma mère qu’ça rend folle / Elle sait que c’est fini les farandoles et que si on traîne dehors / C’est que soit on deale soit on vole ») et le début fragile d’une nouvelle vie (« Il suffit d’un faux pas pour que d’un coup je perde le contrôle »), le rappeur semble tenir sur un fil comme un funambule éméché.

Mais ce qui marque, c’est le point de vue parental adopté lors du deuxième couplet – encore aujourd’hui l’un des plus forts de son auteur. En usant des mots durs de son père (« T’as lâché les études pour flâner / Fais comme bon te semble / Mais nous ne trainerons pas cette honte ensemble / Si tu te contentes de te projeter dans le temps »), le rappeur de Boulogne atteint une hauteur de vue précieuse, symbole de la maturité atteinte et de son propre passage à l’âge adulte. « Mais j’ai franchi ce stade », dit-il en évoquant son adolescence. Au point de mettre de côté toute dignité dans une dernière ligne lapidaire de son paternel, répétée avec une voix fébrile que l’on ne lui connaitra plus jamais : « Mon fils, tu sais, pour moi tu n’es qu’un bon à rien. » – David2

Prendre de la bouteille

« Moi aussi je me suis caché derrière une bouteille et un joint, heureusement depuis le temps j’ai fait du chemin. » Six ans après « Dur d’y croire » et ses incertitudes latentes, Salif et son quart de siècle livrent avec « Enfance gâchée » un texte à hauteur d’adulte, lucide et éclairant. Celui d’un homme qui a pris de la bouteille – au sens figuré cette fois – et observe avec recul les errances de sa jeunesse et de celle des autres. Aucun regret à l’horizon, mais beaucoup de colère et l’envie de la faire ressortir de manière positive. Avec les invectives d’un grand frère (« Petit  » revient comme une anaphore), « Enfance gâchée » sonne comme un avertissement autant qu’un constat au déterminisme implacable : « Loin des yeux de ma mère, de ses pleurs et de ses cris, ce que j’étais a fait de moi ce que je suis. ». Salif ou l’art de la maturation. – David2

Tous ensemble feat. EXS

Aller sur les Champs pour lécher les vitrines, c’est sympa… Les envahir pour craquer des fumigènes et secouer des drapeaux, aussi. Mais alors monter sur les Champs pour secouer des terrasses, craquer des vitrines, et éventuellement tout brûler, c’est jubilatoire. C’est le projet de Salif et EXS sur ce titre insurrectionnel et fédérateur. Un matin on se lève puis le soir on se soulève, et c’est ce que « Tous ensemble » raconte en trois temps. D’abord, Salif part de Saint-Denis, son frère d’armes part de Boulogne, chacun monte son équipe et tout le monde se rejoint. Le duo donne tout pour réunir des troupes qui iront prendre Paris et le pouvoir, pendre un ministre et une crémaillère à l’Elysée. Après un premier couplet de mise en place, avec l’unité pour mot d’ordre, place à un deuxième temps plus véhément encore. La capitale est quadrillée, que le peuple se mette alors à vriller ! Il pleut des pavés sur des flics en flammes, l’héritage de Joseph Guillotin et Antoine Louis est assumé par des milliers de jeunes enragés qui remettent la décapitation au goût du jour. Plus de limite, à toute allure sur l’instru de Madizm, Nysay laisse se dessiner un imaginaire assoiffé de sang bleu sur les murs. D’ailleurs, Le Pen meurt dans ce couplet. Puis enfin vient le troisième et dernier temps, celui qui consacre définitivement « Tous ensemble » comme hymne pour un peuple indivisible : le dernier couplet du morceau fait sortir la Commune hors de Paris. La Province est de la partie, c’est la guerre partout sur l’hexagone. « La France pète, j’espère qu’t’as capté le concept. » Vingt ans plus tard, « Tous ensemble » a toujours cet air de rêve oreilles ouvertes, puisque le soulèvement n’a pas atteint son but. D’ailleurs, à l’hiver 2019, le texte était suffisamment d’actualité pour trouver matière à l’imager sans trop forcer… – B2

Les valeurs du bitume

En 2008, Nysay conclut son album Si si la famille par le titre « N.Y.S.A.Y » qui s’avère être le point final de la discographie commune d’EXS et Salif, et qui résume parfaitement son état d’esprit. En trois couplets, un pour chaque rappeur et un dernier en passe-passe, le groupe rappelle sa construction quasi fraternelle depuis 1996 et le freestyle sur la Dontcha Flex 3. Au long du parcours assez peu linéaire de Nysay, les deux rappeurs sont d’une complémentarité fusionnelle et ne semblent avoir aucun secret l’un pour l’autre. Que ce soit dans la construction des albums, la structure des morceaux et l’écriture des couplets, Salif et EXS forment une véritable entité. Encore plus, ils ont en commun des principes et une vision du rap inébranlables qui pourraient être ainsi résumés : plutôt se retirer que jouer un rôle… Alors c’est sur un triste instru et sans « l’entrain ni la fougue de la première mixtape » que Nysay tire sa révérence et recense quelques valeurs immuables de son rap : il vient « du bitume et puis d’la vraie galère », il n’est pas à vendre, il est « vrai, authentique », et, conséquence de tout cela, ce rap est destiné à faire stagner ses créateurs. « C’est un putain de pari, si tu perds tu tombes sur le bitume à gratter ta pièce. » Le bitume… C’est les pieds scellés à l’asphalte que Salif et EXS ont rappé ensemble pendant une douzaine d’années, au pied du mur et en famille. Si le groupe n’a pas la place de Tandem ou de l’Skadrille dans la mémoire collective, c’est peut-être parce qu’il n’y a aucun succès accidentel sur son chemin ni de raccourci vers la gloire. Mais l’intégrité de Salif et d’EXS, la poigne de fer avec laquelle ils se sont emparés du micro font de Nysay un groupe à ne jamais oublier lorsque l’on énumère les grandes figures du rap de rue des année 2000. – B2

Notre vie s'résume en 1 seule phrase Street is watching

Sur « C’est chaud », un de ses premiers morceaux en solo sur l’EP Certifié Conforme présentant l’équipe IV My People, Salif résume sa vie en une seule phrase : « Nique la France ». Kool Shen y joue au policier imitant un accent d’on ne sait trop quel endroit du sud. Un an après, sur son premier album Tous ensemble, chacun pour soi, Salif remet le couvert en étayant un peu plus ses propos. Sa colère envers l’État français n’a aucunement disparu mais son credo se double du sous-titre « Street is watching » inspiré du film Carlito’s Way déjà maintes fois échantillonné, chez Jay-Z en version originale ou chez Ärsenik en version française par exemple.

Positionné deux titres après le blues de « Dur d’y croire »,  « Notre vie s’résume en 1 seule phrase » complète la vision No Future d’un jeune banlieusard à l’aube de ses vingt printemps. Salif a seulement dix-neuf ans mais son état d’esprit est déjà vieux. En moins de quatre minutes, le Boulonnais se prête à un exercice de briscard. Celui d’un constat social dans la tradition NTM, quelque part entre le questionnement préventif d’un « Qui paiera les dégâts ? » et l’urgence d’un « Qu’est ce qu’on attend ? ». Salif narre d’une plume désabusée et rancunière son quotidien (« Je suis la solution quand il s’agit d’soulever l’mystère / Le suspect idéal, souvent appelé l’bouc-émissaire »). Le ton aigri mais sincère, il rappe trois couplets d’une lucidité implacable sur les mécaniques d’un rouage vicieux et broyeur d’espoir (« Perdus entre des clichés et une réalité / Comprends pourquoi l’envie d’tricher nous est venu à l’idée »). La boucle de Madizm (qui n’a pas encore livré ses secrets) renforce une impression de routine maussade et totale. Quelques notes d’instrument à vent viennent souligner, au choix de l’auditeur et selon son humeur, le tour de magie diabolique des hautes sphères ou le fatalisme ambiant de « c’t’endroit là qu’on montre du doigt ». Pour Salif, gamberger le temps d’une marche en bas des bâtiments pour trouver un échappatoire se réduit au néant. Le jeu est truqué. Les dés pipés dès le départ. « Y’a mort d’un président et l’autre président derrière l’imite ». Les tenants du manège se succèdent mais les résultats de leur politique sont immuables. Pour couronner un troisième couplet en marche vers une révolution, Kool Shen joue cette fois le rôle de voisin de palier : « P’t-être baisés ? Comment ça p’t-être ? Ils nous ont baisés mon pote. »  Salif lui donne la réplique avec une assurance et un aplomb qui donnent le vertige. En tenant le rôle que l’État lui a machinalement donné et qu’il a sciemment pris. Son rôle de caillera, pris dans l’étau d’un piège qui se resserre des deux côtés. Salif le sait, la rue surveille sans arrêt. – JuldelaVirgule

L’Impasse

Le film de Brian De Palma Carlito’s Way fascine bon nombre de rappeurs. Par leur intermédiaire, il a aussi conquis ses auditeurs. Sur l’Abcdr, Mehdi Maïzi introdusait d’ailleurs Curriculum Vital, quatrième œuvre de Salif, en faisant un rapprochement (déjà) avec le thème principal du film sans savoir encore que ce disque de 2009 serait l’antépénultième du rappeur. La mentale installée par Carlito Brigante, joué par un Al Pacino au sommet, est en effet noble et séduisante. Fraîchement libéré d’une longue peine de prison, l’ancien gangster a les idées claires : vouloir définitivement raccrocher de ses affaires illicites, ouvrir un business légal pour pouvoir enfin se la couler douce dans ses vieux jours sur une plage porto-ricaine au soleil couchant. L’idée est belle mais se fait vite rattraper par la réalité. La rue l’observe, le surveille, et une impasse se dessine au fur et à mesure de péripéties dont le nouveau Carlito se serait bien passé.

Tour à tour sur « Streets », issu de IV My People Zone en 2002, et « La rue n’est pas un jeu », inédit de la mixtape Streetly Street Volume 2 l’année suivante, Sec. Undo et Madizm samplent des passages de dialogue en version française du film donnant aux couplets de Salif, s’ils en avaient encore besoin, une épaisseur cinématographique. Après un léger passage à vide dans sa carrière, le rappeur revient en force en 2007. Avec le street album Boulogne Boy, c’est comme s’il était retombé dans ses travers, happé par la rue. En 2008, Prolongations confirme. En deuxième piste, « Tricar » devient le miroir noir du constat de « Notre vie s’résume en 1 seule phrase ». Le dilemme qu’il décrivait en 2001 s’est métamorphosé en blues racailleux. Introduit par un dialogue musclé entre un dealer confirmé (joué par Morsay) et un jeune sorti de prison, la caméra de Salif est toujours collée au bitume mais la grisaille ambiante et brumeuse de « Street is watching » s’est transformée en balade nocturne à peine éclairée par les gyrophares d’un contrôle de police. Le refrain (« On est décalés / Donc on est jugés coupables / Contrôle de police à chaque fois les coups partent / Ils ont mis le feu aux poudres alors tout crame ») résonne avec les affirmations du Salif de dix-neuf ans, tricard des deux côtés, pendant que tout crame sous les sarcasmes d’un président (« les alliances de l’UMP et de Poivre D’Arvor ») ayant pris l’habitude « de résumer l’problème avec des pronoms personnels ». Jusqu’au bout de sa discographie, les phrases de Salif ne cesseront de croiser la trame du perdant magnifique imaginée par Edwin Torres (auteur des livres qui ont inspiré le film). Le parallèle avec Carlito se prolonge sur « R.U.E » en 2009 : « J’ai l’impression que la rue tourne à l’envers / Maintenant pour être le best faut flamber ». Au crépuscule de sa vingtaine, le protagoniste de Curriculum Vital semble dépassé par l’époque dans laquelle il ne se reconnaît plus. Si le final de Carlito est tragique, celui de Salif l’est beaucoup moins. Néanmoins, il laisse pour de nombreux auditeurs un goût amer. Le rappeur lègue comme dernière trace musicale un autobiographique « L’Homme libre » où il compare en début de morceau sa carrière à un film. À choisir lequel, vous avez ici-même une réponse. – JuldelaVirgule

Sous Bass Et Drum Oblige feat. Kool Shen et Zoxea

Au long de Tous ensemble chacun pour soi, Salif impressionne par sa maturité et la lucidité froide avec laquelle il se juge lui-même au sortir de l’adolescence. Il n’est pas tendre avec son mode de vie, culpabilise beaucoup et s’il parle de fête et d’alcool, c’est le plus souvent pour se mettre la gueule dans un grand seau d’eau froide. Alors dans l’album, le festif « Sous bass et drum oblige » se distingue par sa légèreté. Il n’est pas encore question de penser à demain, le jeune Salif s’amuse, boit et fume, sûrement plus que les autres d’ailleurs, ou en tout cas mieux que les autres, les « ambitieux qui veulent jouer les fumeurs hors norme, mais au bout d’un quart d’heure n’contrôlent plus leurs hormones. » C’est une nuit en roue libre et en bonne compagnie, féminine certes mais pas que. Aux côtés de Fon, Zoxea retrouve son cher thème du Mozoëzët tandis que Kool Shen laisse à nouveau monter la fièvre. À trois, ils décrivent et retranscrivent par une interprétation acrobatique l’ambiance d’une soirée sans filet. Tous sont là pour s’allumer avant que les ampoules ne le fassent elles-mêmes au petit matin… Et chacun gère la situation comme il peut : il y a ce type méga lourd sous substance que Salif imite (et méprise), puis il y a le fêtard increvable que Zox incarne, ce danseur qui survivra au DJ ; enfin il y a le player, celui venu pour ne pas rentrer seul, qui prend corps dans le couplet de Kool Shen. Par contre, si les trois rappeurs campent des archétypes, ils ne semblent pas être en position d’acteurs dans leurs personnages, et la distanciation est pour ainsi dire inexistante. « Sous bass et drum oblige » est sans doute plus proche d’une nuit avec le IV My People que d’une fiction. – B2

Certifié IV My People

À l’aube de l’an 2000 Salif accompagne Zoxea en tournée et tape dans l’œil de Kool Shen, qui monte alors son label : IV My People. La moitié de NTM propose rapidement au jeune prodige boulonnais de produire son premier opus. Tous ensemble chacun pour soi est donc estampillé IV MY People. Madizm & Sec.Undo, beatmakers maison, sont en charge de tous les instrus et évidemment les deux têtes principales du crew sont de la partie. Busta Flex a lui déjà quitté le navire, augurant d’ailleurs ce que serait l’histoire du IV My Peop’s et son goût d’inachevé. Car malgré les talents individuels, cette belle équipe n’atteint pas les sommets imaginés et la dynamique ne dure pas. Salif offre lui quelques-uns de ses meilleurs morceaux aux albums collectifs : « Eenie, meenie, miny, mo » sur le disque éponyme, « C’est ça ma vie » sur Certifié Conforme ou encore « Fugazi » sur IV My People mission. Si d’après les témoignages des uns et des autres l’expérience IV My People n’a pas été vécue de la même façon par tous ses protagonistes, Salif n’en garde lui aucune amertume. En 2009, dans les colonnes de l’Abcdr, sans aigreur ni cynisme, il retient avoir été le « le mec mis en avant » et avoir « pris de l’oseille » . C’est là un point qu’il souligne également sur « Rue et argent sale » en 2007  : « Paris-Cuba m’a mis plutôt bien », faisant écho au succès de ce titre avec Kool Shen et Roldan. Peut-être le couplet de Salif le plus connu d’un grand public qu’il n’a jamais rencontré à titre individuel. – B2

Elle est partie

Centre névralgique d’un album à la sincérité qui ne se dément jamais, « Elle est partie » livre ses clés dès les premiers mots de Salif : « Franchement, je sais même pas si ma femme est partie parce que j’avais décidé de boire, ou si j’ai décidé de boire parce que ma femme était partie. » L’alcool effectivement est à la fois au début et à la fin de l’histoire, à la fois la cause et la conséquence. Suivi par « Bois de l’eau » et sa grande gueule de bois, « Elle est partie » est donc l’histoire d’une relation et de sa rupture sous influence. Une histoire racontée avec une simplicité et une sécheresse désarmantes, à l’opposé du romantisme humide et des jolis mots d’Oxmo Puccino dans « Le jour où tu partiras », alors le mètre-étalon du genre.

Salif, c’est avant tout un rap direct et sans filtre, avec des images et des personnages mais finalement peu de figures de style. On retrouve donc ce ton austère et rude dans les trois temps de « Elle est partie ». (Remarque qui vaut pour l’ensemble des tracks de l’album : le titre à lui seul est un modèle de franchise et de spontanéité). Au départ donc, pas de grands mots mais un vrai souci du détail : les sapes jetées au sol, les portes qui claquent, les clés que l’on perd. Une fois le drame passé, la réflexion qui l’accompagne ressemble au numéro raté d’un équilibriste qui aurait trop penché d’un côté aux dépends de l’autre, celui de la rue aux dépends de l’amour. Là encore, pas de fioritures : la première personne du singulier, l’impératif et les interjections sont de mise. Même la rétrospective froide et lucide du troisième couplet évoque plus la vision d’un serpent qui se mord la queue que celle d’une prise de conscience en bonne et due forme : « J’ai voulu jouer le tiseur donc j’assume, vu que je n’ai que ce que je mérite », mais quand même, « Eh barman, j’ai fini de raconter ma vie, allez, sers-moi une autre bouteille. » La coupe est pleine, mais la rue a ses raisons que la raison ne connait point. – David2

L’ombre du pozoezet

« Mais écoutez-moi merde !!! » Pour qui est familier des albums signés IV My People, le label fondé par Kool Shen en 1998, ces mots qui introduisent « Elle est partie » ont une résonance familière. Ce sont en effet les mêmes que ceux prononcés par Zoxea lors d’un interlude plutôt arrosé, entre une « Soirée d’guedin » bien gratinée et une descente en pente douce sur « Hymne du Mozoezet (La, la, la, la, la…) ». Le morceau, « Interlude (L’an 2000 approche II) », voit donc le rappeur des Sages Po déblatérer ses visions de vie au micro avec quelques grammes dans chaque bras. Et même si boire chez Zoxea tient plus de la franche rigolade que du drame conjugal (« Plus sérieusement, personnellement / J’souffre d’un trouble de la personnalité / Dont personne n’a idée / Et quand j’ai trop tisé / J’deviens plus bête que Johnny Hallyday »), difficile d’occulter ce goût en commun des deux boulonnais pour la boisson alcoolisée. À ce titre, l’ombre de Zoxea plane régulièrement sur  Tous ensemble, chacun pour soi : il est invité sur deux titres (« Soul bass et drum oblige » et… « Bois de l’eau »), et Salif partage son je-m’en-foutisme, son flow véloce et accrocheur et son énergie communicative. – David2

Bois de l'eau feat. Zoxea

Un réveil sonne, l’heure est inconnue mais la gueule de bois se fait vite sentir. « Bois de l’eau » et « Elle est partie » forment un redoutable enchaînement, un des plus beaux du rap français. Sur un album qui marche par paires de morceaux (« Dur D’Y Croire » et « Street Is Watching » ; « Faut Qu’Les Gens Comprennent Ça » et « Jactez, Je M’En Bats Les Couilles »), celui-ci semble donner directement l’artwork du disque et installe Salif comme un virtuose du rap. Un talent brut bien malpoli à l’élocution claire et à l’interprétation jouissive. Salif éclabousse de spontanéité et d’efficacité. Son delivery choque l’auditeur stupéfait face à tant d’assonances. Pour ne rien gâcher, le jeune MC est doté d’une écriture instinctive, précise et divertissante. Avoir autant de qualités et de prestance au micro n’est pas donné à tout le monde.

La bouche pâteuse et le front en sueur, Salif se transforme en Fon, son alter-ego de cuite de comptoir. La rupture amoureuse « Elle est partie » annonçait le drame éthylique. Fon se réveille dans le mal mais sa technique de l’homme ivre est maîtrisée sur le bout des doigts. « Ouais « j’emmerde le monde » c’est mon slogan sauf quand / C’est Salif qui prend l’contrôle, direction les faux plans. » Pris entre deux mondes, deux monstres qui tentent de le mordre, l’artiste dévoile une dualité qui le tiraille sans cesse. Entre faire le mal et faire le bien, Salif est celui qui remet Fon dans le droit chemin et Fon celui qui succombe à ses démons, ceux d’une bouteille avalés au goulot et évacués aux waters. Zoxea, en bon copain de tise (rappelez-vous la nomenclature du vice ponctuant l’enchaînement  « Soirée d’guedin »-« L’hymne du Mozoezet »), l’accompagne dans un refrain chanté à la ODB et compose aussi l’instrumental. Une façon d’honorer le parrain de Boulogne qui lui a mis le pied à l’étrier (la liste de rappeurs ayant bénéficié du même sort est longue) en allant sur son terrain de jeu : un rap plein d’assonances dont l’exercice de style consiste en un storytelling mêlé d’auto-dérision, d’égo-tripes et, en l’occurrence, de vidage de boyaux. Salif dans sa décuve en profite pour évacuer sa rancœur dans un final en pleine crise. « Y’en a marre, tous coincés du cul en France merde / Acceptez, acceptez, public bordel de merde, j’en ai marre. » Salif, ou Fon, marquait alors derrière une façade amusante, son ras-le-bol d’une industrie en manque de valeurs: « Et dans l’rap y’a ni beauté, ni magie d’toute façon / Ils m’parlent de khalis quand j’parle de simple vérité / Ils m’parlent de charisme quand j’fais dans la sincérité. »  – JuldelaVirgule

L’évaporation de Fon

En 2005, le titre « Caillera à la muerte » marque un tournant dans la discographie de Salif. Un de ses derniers avec le label IV My People qui implose la même année. Boulogne Boy en 2007 marque une rupture nette avec le Salif période 2000-2003. Le prodige est passé d’un rap-Redman, hardcore parfois funky, défoncé à la tise ou à la fumette, à un rap « Ghetto Youth ». « Yoyo », « 92FM », « Majeur » puis « Ténébreux récital », « Journée en enfer », « Baril de fuel » sur Prolongations tranchent avec les embardées sous alcool de « C’est ça ma vie » ou de « Eenie, meenie, miny, mo », les boucles soul de « Rap et drogue », les funk gras de « Sous bass et drum oblige » ou « Fifty / Fifty ». Des productions détaillées et chaudes de Madizm et Sec. Undo, Salif passe à des compositions sombres, froides et synthétiques. Sa voix a pris du coffre, son flow se pare (encore plus) d’un accent roublard, et le Fon qui désaoulait sur son chiotte blanc après une rupture amoureuse difficile s’est volatilisé. Le ton est plus dur, plus sérieux, plus noir. Les fulgurances au micro n’ont pas disparu, elles sont justes plus concises. Les dernières traces d’humour sont diluées au détour de lignes chocs, marquant un sourire narquois derrière des tournures de phrases franches et acerbes. Mais le flow de Salif colle toujours impeccablement aux instrumentaux qui passent sous sa voix. La forme est olympienne, le son et le fond sont Néochrome. La direction artistique est quelque peu mise de côté et traîne souvent autour, pour ne pas dire en bas, de la rue. Alors oui, le nouveau Salif est toujours aussi fort et il est devenu son propre directeur artistique. Ils peuvent jacter ceux qui regrettent l’époque FMP où Fon récitait son mode de vie à base de whisky et d’blocs de hill’ avec des assonances ultimes. Fon s’est évaporé et bientôt, ce sera tout simplement Salif qui disparaîtra du milieu rap qu’il exècre de plus en plus. Mais pas avant avoir opéré une dernière transformation sur la deuxième moitié de Qui m’aime me suive en 2010, celle d’un rap plus près du rock (« L’impression d’être coincé entre shit et mitard sur des pianos, violons / Moi je kiffe les guitares, le hip-hop français est un monde de flicards »). Un hip-hop français d’où il partira pour de bon, sans grand effet d’annonce, laissant derrière lui un vide dont il doit bien se moquer dans son coin. Reste cette dualité présente tout au long de sa discographie. Que Fon soit là ou pas, Salif a toujours hésité entre être à jeun ou être ivre. Et même s’ il a souvent préféré le second, entre le « Tous ensemble » et le « Chacun pour soi ». – JuldelaVirgule

Jactez j'm'en bats les c...

Parmi les quelques portes d’entrées qui permettent de découvrir Salif avant puis au moment de la sortie de son album, la meilleure d’entre toutes est probablement « Jactez je m’en bats les c… » Certes, ce n’est pas le Salif le plus fin, pas celui qui se regarde dans les excès de la veille ou les déceptions du lendemain. Sur l’avant-dernière piste de son premier album, c’est le Salif qui parle de rap, ce milieu qu’il finira par exécrer et quitter dans un silence assourdissant sur fond d’acouphène venu de guitares électriques. Mais pourtant, « Jactez je m’en bats les c… » fait sortir le génie de la bouteille comme rarement. Pourquoi ? Car il y a en filigrane de ces trois grosses minutes d’égotrip tous les Salif, et même Fon. Ceux honnêtes et francs du collier. Il y a celui de « C’est ça ma vie » et de « C’est chaud », ce rappeur purement street, dealer des rives populaires boulonnaises, avec son code de l’honneur bien à lui et l’argent comme cagoule qui cache les sentiments. Il y a le Fon désinvolte, défoncé, déterminé, railleur et provocateur. Mais surtout, il y a ce Salif affranchi, celui qui parle de son arrivée dans le rap sans faire référence aux illustres qui le parrainent. Ça tombe bien, il a beau être entouré de la Dream Team de la fin des années 2000 (Zoxea, Kool Shen, Madizm et Sec.Undo), Salif n’a « aucune envie d’être un autre. » Il est celui qui prend son interlocuteur entre quatre yeux, en l’appelant « mon soce » et en lui précisant que lorsqu’il parle, c’est avant tout chacun pour soi. Bref, plus encore que les titres qui l’ont précédé, « Jactez je m’en bats les c… » contient cette chose très précieuse, que Salif avait laissé entrevoir dès ses débuts : une attitude unique. Le bulldozer Nysay, la culture vandale de « Tous ensemble », la bicrave de « C’est chaud », les parents à ne pas décevoir de « Dur d’y croire », les trahisons de la rue de « C’est ça ma vie », et finalement, l’expression de ce dont Salif est une incarnation : le rap de rue je-m’en-foutiste, plutôt tendance nihiliste qu’un ex-nihilo puriste qui dénonce le mouvement à l’occasion de son premier disque. C’était plutôt rare à l’époque. Car après tout, à part un certain Dingo du nom de Freko, la plupart des rappeurs n’osaient pas se révéler dans leurs travers. Tout au mieux, la rue était cause de spleen et un terrain d’enseignement moral, pas de déviance. Alors que tous étaient encore préoccupés par leur environnement, leur image et l’évolution du mouvement, du hip-hop et parfois de leur carrière (barrez les mentions que vous jugerez inutiles jusqu’à retenir la bonne), Salif, lui, n’avait qu’un seul plan de carrière : cultiver les assonances comme des assauts qu’on lance. Et laisser les gens jacter sur son mode de vie. Jusqu’à incarner l’antithèse même des falches (des wacks comme l’auraient dit les puristes ex-nihilo). Bref, authentique jusqu’au bout. – zo.

Les bus d’Ouest Side

Il y a dans les Hauts-de-Seine un croissant dans le croissant. Une forme géographique dont l’extrémité Nord est Nanterre et le quartier d’affaires de La Défense. Au Sud, Boulogne-Billancourt. Au centre ? Une agglomération de communes richissimes, toutes posées sur une colline. Du Mont Valérien aux étangs de Ville-d’Avray, la bourgeoisie surplombe Paris, encadrée par ses gros bras malgré elle : le Pont de Sèvres, dernier quartier populaire de Boulogne-Billancourt, et la place de La Boule, mythique point de deal parmi tous ceux que comptent la ville de Nanterre. Un bus épouse parfaitement cette trajectoire sociale et géographique, le 160. Il est même le seul qui brasse encore tout ce que le 92 compte de divers et varié. Des jeunes en survêtements, d’autres en habits de marques de skaters, l’habitent et assurent la trajectoire entre deux points cruciaux de la géographie du département. Deal, rap, fêtes dans de belles propriétés et retours de travail éreinté, le 160 emporte avec lui toutes les contradictions des Hauts-de-Seine, cette terre d’argent dont le résumé se trouve dans la politique clientéliste de ses élus. Ici, nous sommes chez Pasqua, puis Sarkozy, puis Devedjian. Comme tous les jeunes du département, Salif connaît bien ces lignes de bus. Il en parle dans « Cursus Scolaire », mais en choisit une autre que le 160 : « Je prends le 4.6.7 pour aller en cours. » Cette ligne aussi remonte la colline pour desservir les quartiers bourgeois, où se loge un lycée professionnel dans la commune de Saint-Cloud : Santos Dumont. De là bruisse des tonnes de rumeurs. Un élève abandonnerait les cours  pour partir sur la dernière tournée du Suprême NTM. Ou peut-être celle de Zoxea ? La rumeur ne sait pas très bien. Mais ce que la rumeur a vu, c’est que cet élève, il fume, il boit. « Dans mon sac y avait pas de livres, y avait que des litres » écrit-il dans « Cursus Scolaire », 8 ans après la sortie de « Jactez je m’en bats les c… ». Il deale aussi. « Barrettes et shit, doué avec les chiffres (…) j’allais là-bas seulement pour vendre de la drogue » ajoute t-il dans le même morceau. Et surtout, il rappe comme un dieu, haleine alcoolisée et bédot dans la bouche derrière la station service Esso de la Rue Pasteur. « En plein cours je me suis levé, j’ai dit « Madame la prof, ciao je me barre et je suis resté dans le hall » termine t’il sur son avant dernier album. Cet élève, c’est bel et bien Salif, et il vient de condenser toutes les petites bribes qu’il avait laissé transparaître quasiment dix ans plus tôt sur « Jactez je m’en bats les c… » Avant de les regarder en se disant qu’il avait « p’tetre déconné. » En tous cas, le bus était à l’heure et la carrière était lancée. Tout comme les stups un jour de descente à Boulogne. Ainsi que les autres élèves chaque midi derrière la station Esso. – zo.