Album de l'année Band Gang Lonnie Bands – Scorpion Eyes

Par Léon

« My dreams is censored, my hopes are gone
I’m like a fiend that finally sees when all the dope is gone
My nerves is wrecked, heart beating and my hands are swollen »

1996, 2Pac rappe son désir de rester au sommet sur « Picture Me Rollin ». Les bravades et les adresses aux jaloux sont ponctuées de moments largement désabusés. Des saillies qui donnent le ton général de l’album All Eyez On Me : une longue introspection exaltée, entre cauchemar et clairvoyance.

« Bandman, scam man
Whoever thought we’d be legends? »

2013, BandGang Lonnie Bands se fait un nom en rappant sur l’instrumentale de « Picture Me Rollin ». Quasiment dix ans plus tard, l’ancien scam man livre un album en miroir de celui de son prédécesseur, habité par la même urgence, mais trempé dans la sauce nerveuse et métallique de Détroit.

« When I’m walkin all through the day
I gotta talk to God
Paranoid I gotta make it back home to my kids alive »

Lonnie nage à contre-courant dans des eaux ternes. Il remonte le caniveau en ondulant et jette des regards fiévreux vers l’arrière. Scorpion Eyes est une histoire de mise à distance. D’abord mettre à distance pour comprendre : au long des pistes, il isole et dissèque ses angoisses. Un spectre large, balayé par une voix qui s’étire jusqu’à la rupture, pliée par des tonnes de souffrances. Quelle que soit la cadence, l’espace semble confiné et le rappeur déborde. Une sensation d’étouffement qui rappelle le Drakeo de Cold Devil. Sur la plupart des morceaux, Lonnie ne s’arrête pas de rapper : sa voix s’efface lentement dans un fade qui rappelle que si l’auditeur peut appuyer sur pause, le combat qui a lieu dans la tête du rappeur est incessant. Une bataille permanente incarnée par une voix épuisée, qui se contorsionne pour trouver des issues de secours, accompagnée par les rappels permanent des instrumentales. Les cloches typiques martèlent une ambiance de fin très proche, les basses sonnent l’urgence d’une menace environnante, comme sur « Who They Want » et sa ligne implacable façon No Limit. Mais l’ensemble est baigné dans des synthés cristallins, des sons d’oiseaux et des pads océaniques qui tantôt évoquent un moment de lucidité au milieu de la tempête, tantôt donnent l’impression d’un repos halluciné, sous ordonnance.

Scorpion Eyes raconte une errance à coups de murmures incohérents, de soufflements exaspérés ou de montées d’ego pour dissimuler les inquiétudes et rassembler les forces.

La cohérence dans la douleur donne à Scorpion Eyes un impact particulièrement inconfortable, tant elle transpire  par toutes les voies possibles, bien au-delà des paroles. À commencer par une interprétation passionnée, servie par des jeux vocaux fascinants, dans la lignée du Ghostface de « I Can’t Go To Sleep ». Sur « Help Me », chaque ligne finit en un râle qui monte crescendo avant de retomber, accablé. Sur le morceau éponyme, lorsque la musique s’arrête, les gémissements continuent jusqu’aux larmes. Partout, des pauses scandent les mesures et marquent la difficulté d’égrener des confessions nerveuses, crispées, qui semblent suinter d’un esprit fissuré.

« You see the fire in my people’s
That I can’t disguise »

Scorpion Eyes met aussi à distance pour se débarrasser d’une malédiction. C’est l’angoisse majeure qui parcourt l’album : « We was born with PTSD, been at war since the early teens. » La tragédie prend ses racines avant la naissance, et bascule dans le malaise profond lorsque Lonnie admet son caractère cyclique. Dans « Still A Mama Boy », il admet avec dégoût avoir hérité de certains traits de caractère de son père, qui traitait sa mère aussi mal que lui traite sa petite amie. « Thinkin ‘bout how pops did my mama make me wanna kill him / She ain’t even be bitter, she begged me to fuck with him / I hate I even got a couple traits like that fuck n**** / Sorry mama that I’m still on drugs, telling you I quit / Sorry that I slapped that girl in front of you when I was pimping. » Face aux regrets permanents, et à la peur que ses enfants soient destinés à hériter de ses difficultés, il semble osciller en permanence entre volontarisme et fatalisme. Scorpion Eyes raconte une errance à coups de murmures incohérents, de soufflements exaspérés ou de montées d’ego pour dissimuler les inquiétudes et rassembler les forces. Rares sont les albums qui donnent à ce point l’impression d’une plongée en temps réelle dans l’âme de leur auteur en composant une musique complexe et éprouvante. Grands sont les rappeurs qui décrivent de façon aussi lucide la sensation d’être écrasés par leurs conditions matérielles d’existence. Celui-ci entérine définitivement la place de Lonnie, qui n’est plus le scam man de ses débuts mais, à l’instar de son cousin Boldy James, une véritable légende de Détroit.