Soirée bagarre Le sacre de Jadakiss

C’est une petite phrase qui a lieu après un peu plus d’une heure d’affrontement, au time code 01:15:00 pour être exact, de ce qui a été le Verzuz le plus épique de cette année, celui opposant The Lox aux Diplomats. Alors que ses opposants d’Harlem jouent l’un de leur plus gros hits, « Dipset Anthem », Jadakiss, survolté toute la soirée et affûté autant dans ses rimes que dans son trash talk, s’adresse directement à la caméra. « It’s good, but it’s not enough ! » dit-il, en accentuant sa prononciation par un air sarcastique. Les quelques secondes sont tellement bien interprétées qu’elles en sont devenues un gif. À cet instant de la soirée, le rappeur de Yonkers, ville limitrophe au Nord de New York, a raison : malgré leur catalogue, leur aura, leur mythe, ce soir-là les Diplomats ont été corrects, sans plus. Mais surtout le trio des Ruff Ryders était prêt pour l’événement : routines (le dos à dos de Jada et Styles pour leur passe-passe sur « Banned from TV »), automatismes avec Technician, leur DJ, pour répondre coups par coups à leurs adversaires, et rap sans filet de sécurité, directement sur les instrumentaux, contrairement à des Dipset souvent paresseux sur leurs propres morceaux. Ce soir d’août au Madison Square Garden, les Lox, et particulièrement Jadakiss, ont été intenables, insurmontables.

Lorsque Jadakiss se débarrassait des impératifs pop imposés par l’industrie musicale, il était l’un des rappeurs les plus redoutables

« It’s good, but it’s not enough ». Une sentence qui a pourtant longtemps été appliquée à la carrière de Jada. Un prodige du rap responsable de nombreux moments de bravoures passés à la postérité, de ses propres morceaux en solo et en groupe à ses featurings, mais à qui les auditeurs de rap reprochent souvent l’absence d’un album définitif, incontournable, incontestable. Un classique, en somme. Des bons disques, Jadakiss en a sorti. We Are The Streets, deuxième album des Lox, est un des albums les plus percutants sortis chez les Ruff Ryders – si tant est qu’on apprécie ce style sauvage du label au deux R. Ses solos Kiss Tha Game Goodbye (2001) et Kiss of Death (2004) sont de solides blockbusters, mais en ont aussi les défauts avec des trous d’air et des longueurs – ce que n’a pas par ailleurs le premier album solo de Styles P, A Gangster And A Gentleman (2002). Ce mètre-étalon du classique a toujours pesé sur les épaules de ​​Jason Terrance Phillips.

Pourtant, lorsque Jadakiss se débarrassait des impératifs pop imposés par l’industrie musicale, il a été l’un des rappeurs les plus redoutables, tranchants, « street smarts » qu’a porté le genre – si ce n’est à l’échelle du rap américain, sans conteste à celui de la scène new-yorkaise. Deux moments décisifs l’ont prouvé ce soir-là. Le premier à la 33e minute, lorsqu’il réitère un freestyle vieux de onze ans sur le « Who Shot Ya? » de Biggie. Il ne rate quasiment aucun mot, se reprend même sans problème lorsqu’il bute sur une phrase. La foule réagit à chacune de ses punchlines (l’effet de surprise d’un texte moins connu joue) et il termine non pas sur un mic-drop mais carrément sur un mic-launch, rageur. Le deuxième moment arrive une demi-heure plus tard. Cam’ron et Juelz viennent de terminer une prestation de « Welcome to New York City » aussi molle qu’une figue trop mûre, et Jadakiss les tance avec nonchalance au point de récolter un « get the fuck out of here » énervé de Cam’ron. La suite est magistrale : alors que débute l’instrumental de « New York » de Ja Rule, sur lequel étaient en feat Fat Joe et Kiss, ce dernier déroule une déclaration de foi aussi puissante que ses punchs. « New York, the real New York. I’m outside. I don’t live in Miami. I don’t live in Colorado. Come to my block and see me, my n***a. All of y’all know I’ll be down there. This is Kiss. I’m outside ! » À cet instant, si Jadakiss n’a pas une couronne royale sur la tête, il en a au moins une d’épines. Et vu comment le rappeur continue à sa manière de porter la croix de ce style de rap, peut-être devenu désuet pour certains jeunes auditeurs en vingt ans d’évolution du genre, il n’a pas démérité son moment de sacralisation. « And I’m not cocky, I’m confident. So when you tell me I’m the best it’s a compliment. A-Ha ! »Raphaël