Vos papiers s'il vous plaît Du stream mais sans feat

Comment un album peut-il soudainement disparaître d’une plateforme de streaming ? À cause d’un featuring mal ou non déclaré. La preuve par l’exemple, qui éclaire au passage les coulisses des collaborations entre rappeurs français et américains.

Le 23 octobre, LK de L’Hôtel Moscou interpelle sur Twitter la plateforme de streaming Spotify ainsi que le distributeur numérique Distrokid. La raison ? San Francisco 2021, la version réenregistrée de son premier album a disparu du catalogue du géant suédois de l’écoute en ligne quelques semaines à peine après sa sortie. C’est un utilisateur qui le signale à LK sur Twitter, lui ne s’en était pas rendu compte. Pensant qu’il a loupé quelque chose, il regarde ses mails et constate qu’il n’a reçu aucune notification de cette suppression en ligne. « C’était la surprise totale » confie t-il. Quant à sa sollicitation sur le réseau social, elle ne reçoit pas plus de réponse.

LK n’a pas un grand nombre de fans. Il le sait, et ça lui importe peu. Il fait sa musique d’abord pour lui, et si la partager est un plaisir, les chiffres n’ont pas grande importance. Il ne suit jamais les comptes de ces revenus liés au streaming. Il faut dire qu’en 2019, la rémunération moyenne d’une écoute en ligne via Spotify était estimée à 0.004€ à l’artiste. Pour le rappeur de L’Hôtel Moscou qui cumule à peine plus de 1000 abonnés sur Twitter, ce n’est donc pas une question d’argent, mais de principe. Qu’elle soit écoutée par dix ou par cent mille personnes, sa musique a le droit d’être visible. Et surtout, il veut savoir pourquoi son album a soudainement disparu du catalogue du géant suédois de la musique en ligne.

Comme il ne reçoit pas de réponse sur Twitter, le rappeur décide de prendre directement contact avec les acteurs de cette affaire. Sauf qu’avec les multinationales du numérique, trouver quelqu’un à qui parler relève en général du parcours du combattant. Quiconque a déjà eu affaire aux robots de YouTube par exemple (l’Abcdr peut en parler longuement) sait que toute interaction avec les géants du web sans un interlocuteur humain clairement identifié de l’autre côté de l’écran est un combat perdu d’avance. « Du côté de Spotify, je me doutais que je n’allais pas avoir de réponse » dit le rappeur de L’Hôtel Moscou, lucide. Il n’a qu’une adresse mail générique en guise de contact. Le rappeur se tourne donc également vers son distributeur, qui est finalement l’intermédiaire entre sa musique et les plateformes de streaming. Distrokid est l’un des acteurs clefs de la musique digitalisée. La société permet à nombre d’autoproduits et d’indépendants de mettre leurs créations à disposition des auditeurs chez tous les incontournables du secteur de l’écoute en ligne. À l’instar de ce qui se fait pour mettre des disques en rayon, Distrokid le fait pour le dématérialisé. Ils sont une sorte de passerelle, qui envoie les œuvres d’un côté et collecte les revenus qu’elles génèrent de l’autre. En prenant une commission évidemment. Face à la sollicitation de LK, le distributeur est réactif, mais d’abord allusif. Puis après une semaine, la réponse tombe : l’album a été supprimé en raison de la chanson « Cold as Hell ». Celle-ci accueille en effet le rappeur américain Bones en featuring. « Là, je me dis que c’est mort » rétorque LK.

Là, je me dis que c’est mort

Ce n’est pourtant pas Bones ni ses ayants droit qui ont fait sauter le son. LK n’a plus aucun contact avec lui. En réalité, c’est comme s’il n’en avait jamais eus. « Déjà à l’époque où on avait fait le son, je n’avais aucune relation avec lui. Je lui avais demandé par internet, et c’était très froid » raconte t-il. Lorsqu’il l’avait sollicité pour poser, l’Américain s’était contenté d’une réponse qui ne laissait aucune ambiguïté : « Vire-moi 200$ et je le fais. » Il n’a même pas demandé pour quel disque son couplet est destiné, n’a réclamé aucune information sur le thème du morceau ni affirmé une quelconque préférence instrumentale. En d’autres termes, Bones n’a besoin de rien pour rapper, hormis d’argent. « Rien qu’avoir le choix entre plusieurs instrus, ça saoule les rappeurs dans cette démarche. Tout ce qu’ils veulent, c’est ne pas avoir à se poser de questions : « envoie un son, de la thune, et je rappe » » résume LK. Bones a été payé, et après avoir fait tourner le Français en bourrique, il finit par envoyer son couplet. La collaboration s’arrête là. Elle sort pour la première fois en 2015, sur la première version de l’album San Francisco, et ça n’avait à l’époque posé aucun problème. Alors pourquoi a t-il fallu attendre six ans et une version revue et réenregistrée de ce long-format pour que Spotify bloque le titre ? LK hausse les épaules et émet une hypothèse purement technique : les systèmes de détection de Spotify sont probablement plus élaborés en 2021 qu’en 2015. Quoi qu’il en soit, la situation est kafakaïenne : tandis que la version de l’album sortie en 2021 a disparu de Spotify, celle sortie il y a six ans est encore en ligne. Elle contient pourtant le même couplet de Bones. « Oui mais quand tu cliques sur le nom de Bones sur la page de la version de l’album sortie en 2015, tu n’es pas renvoyé vers la bonne fiche artiste » tempère LK de l’Hôtel Moscou, comme pour accréditer son hypothèse qu’il y avait plus de trous dans la raquette des algorithmes de Spotify en 2015 qu’en 2021.

Que reste t-il à faire pour que l’album revienne en ligne ? Distrokid ne propose aucune solution, mais LK en a une. Car ce n’est pas la première fois que cette mésaventure lui arrive. « Avec Yuri-J, on avait obtenu un featuring avec Project Pat, sur le même modèle de collaboration qu’avec Bones. Mais là on nous avait demandé de montrer patte blanche avant que l’album soit rendu public, ce qui fait quand même une nette différence avec le cas de Bones sur San Franscico 2021 » explique le rappeur. Pour valider la mise en ligne du disque, Distrokid demande aux deux artistes français de produire soit une copie d’une pièce d’identé de Project Pat accompagné d’un accord écrit, soit que celui-ci donne explicitement son autorisation sur un réseau social, en mentionnant toutes les parties impliquées et avec un compte certifié. « On n’a même pas essayé de le joindre » se souvient LK en riant. « Si ça avait été avec SpaceGhostPurp avec lequel j’entretenais de bons rapports, je lui aurais sûrement demandé un coup de main même si je ne suis pas sûr qu’il m’aurait envoyé son passeport. Mais avec Bones ou Project Pat, ce n’est même pas la peine d’essayer ».

Pour que l’album soit en ligne malgré tout, LK a une astuce. Distrokid permet désormais aux artistes d’éditer les tracklists de leurs œuvres, même a posteriori de leur mise en ligne. « C’est assez récent » confie LK. Il se connecte donc sur son compte utilisateur, et dans les crédits du disque, il supprime tout simplement le nom de Bones de la chanson « Cold as Hell ». « C’est ce qu’on avait fait avec Project Pat déjà, sauf que c’était avant la mise en ligne et que lui on l’avait renommé “Projet P” plutôt que de supprimer son nom » révèle-t-il amusé. Après quoi il attend, histoire de voir si l’album réapparaît automatiquement dans le catalogue Spotify. Mais après quelques jours, rien ne se passe. Il sollicite donc à nouveau les équipes de son distributeur. « Au départ, Distrokid voulait que j’efface entièrement l’album et que je le réuploade. J’ai refusé, car ça l’aurait supprimé des playlists dans lesquelles il est référencé par les utilisateurs. Je veux bien que je ne fais pas beaucoup d’écoutes, mais je ne veux pas non plus m’effacer de là où je suis un petit peu visible » tranche le rappeur. Alors il insiste, demande à son distributeur d’obtenir des réponses de Spotify, qui n’arrivent jamais. Mais l’album finit par réapparaître. Avec le featuring de Bones mais sans que celui-ci soit mentionné dans la tracklist. « En fait, j’ai juste enlevé le nom de Bones et ça a marché » synthétise LK. Un tour de passe-passe qui fait passer le concentré technologique des plateformes de streaming pour une vieillerie.

C’est l’illustration de certaines peur sur l’aspect dématérialisé de la culture, avec seulement quelques acteurs qui contrôlent la majeure partie de l’accès aux œuvres

Cette anecdote peut sembler anodine. Tout est bien qui finit bien, et elle concerne un artiste confidentiel, qui n’a pas d’intérêt pécuniaire dans le succès de sa musique, même si évidemment, il n’est jamais mécontent lorsqu’il vend un CD où qu’un de ses titres se retrouve playlisté par un diffuseur. « Pour Vita Brevis, on avait été mis dans des playlists officielles et ça avait permis à moi et  Holos Graphein [le beatmaker du disque, NDLR] de toucher 200€ chacun ». Mais c’est justement cette solitude de l’artiste ou de l’ayant droit dénué de moyens et de connaissances qui pose problème. Derrière l’interface utilisateur et l’application qui permet à tout le monde d’écouter de la musique à volonté, les artistes et créateurs de contenus n’ont que très peu de prise. Formulaires et adresses mails génériques, absence d’interlocuteur identifiable, difficultés à faire valoir ses droits, ou tout simplement des ayants droit n’étant plus joignables sont autant de murs à affronter au moindre problème. L’impact peut évidemment être financier, mais il est aussi culturel. Alors qu’Internet a offert au do it yourself et à l’autoproduction un champ des possibles quasi infini et une relation artiste-auditeur dénuée d’intermédiaires, la normalisation du web et l’omniprésence de géants se voulant incontournables à la diffusion des œuvres culturelles ont tendance à étouffer toute initiative sortant des sentiers battus ou reposant sur l’art de la débrouille. « Ça montre bien certaines peurs que des gens ont sur l’aspect dématérialisé de la culture, avec seulement quelques acteurs qui contrôlent la majeure partie de l’accès aux œuvres » concède LK de L’Hôtel Moscou. S’il relativise grandement ce qui lui est arrivé, il décrit un sentiment désagréable, notamment celui que son « travail artistique n’a semblé avoir aucune importance » S’il ne veut pas considérer qu’il a été effacé, il déplore que « personne ne te contacte pour t’exposer le problème et voir comment le régler. Tu te sens comme le petit qui n’a aucun poids. » Ce à quoi il pourrait lui être objecté qu’il n’avait qu’à anticiper les formalités d’usage. Sauf que comme son histoire le montre, un featuring acheté à un rappeur américain ne veut pas forcément dire qu’il dure plus longtemps qu’un échange de mails et un virement bancaire. « Peut-être que j’essaierai d’anticiper désormais, en obtenant la copie du passeport et la lettre d’acceptation de l’artiste » reconnaît LK, tout en se voulant réaliste. Il doute que Bones par exemple, se prenne la tête à envoyer une copie de son passeport ou à faire des tweets avec un compte certifié. Que faire dans ce cas, alors ? « Eh bien je ne mettrais plus les noms des featurings dès que c’est quelqu’un dont la présence peut bloquer la distribution de ma musique » dit l’artiste, catégorique. En serait-il dégoûté ? À l’entendre pas vraiment. « J’ai fait pas mal de featurings avec des rappeurs américains, et en vrai, ça ne te rapporte pas significativement des vues. Les quelques vues que tu gagnes, ce sont des fans américains acharnés du rappeur en question, tout le monde s’en fout de nous. Le featuring avec Project Pat ne nous a pas rendus célèbres par exemple. On fait tout nous-mêmes, on se focalise plus sur la musique que gérer les papiers. On est content d’avoir fait le son, on le fait pour le kif, c’est ça qui compte. » D’accord, mais que ça n’interdise à personne de l’entendre. – zo.