La fête des grands-mères Boldy James, RXK Nephew, Los & WB Nutty : petit-fils modèles ?

Le fameux « morceau pour la daronne » est devenu un cliché aussi éculé qu’incontournable, tant les rappeurs qui se sont essayés à l’exercice sont nombreux, du « Dear Mama » de 2Pac au poignant « Only One » de Kanye West en passant par « Best Mom Ever » de Lil B. Déviant de ce sentier trop rebattu, certains des rappeurs qui ont le plus impressionné cette année l’ont fait en reculant d’une génération pour évoquer leurs grands-mères. Dans beaucoup de familles noires aux États-Unis, souvent amputées par le décès prématuré du père, la grand-mère en vient à jouer un rôle central. Boldy James, RXK Nephew et Los & Nutty ont tous trois rendu des hommages à cette figure presque mythique, à la fois source d’autorité, de sagesse et de réconfort.

Boldy James & The Alchemist – « Bumps & Bruises »


« Grandma told me to keep it up, I’ma cut short my blessings (I’m good, gaga) »

En un ad-lib destiné à rassurer sa grand-mère, Boldy James fait étalage de sa capacité à saisir l’auditeur en égrenant de sa voix monotone, sans emphase, les faits qui constituent sa réalité et celle des « concreatures », ces êtres rivés au ciment d’une ville violente et tentaculaire. La relation entre le rappeur de Détroit et le producteur légendaire est vieille d’une dizaine d’années, mais elle acquiert une nouvelle ampleur sur Bo’ Jackson. Le flow de Boldy James prend des tournures inattendues en cours de morceau, se tord légèrement pour épouser avec confiance les inflexions des instrumentaux baroques concoctés par son comparse. Ainsi la tension se maintient en permanence, mais à des rythmes différents : la menace est rampante ou nerveuse, mais son souffle se fait toujours sentir. Les productions aux couches multiples forment le socle idéal pour que le rappeur couche ses paysages paranoïaques, déballe les photos des souvenirs douloureux et décrive son quotidien avec un sens de l’urgence amplifié par sa capacité à trancher dans le vif. Bo’ Jackson était l’athlète ultime, capable de briller tant au football qu’au baseball. Comme lui, Boldy James et The Alchemist s’emparent de tous les aspects du rap pour y exceller, en affinant sans cesse une recette déjà implacable.

Los & WB Nutty – « 6 N Da Mornin & Heroin Charges »

« I used to play at my granny house ‘cause she had smokers up her street »

Première mesure du couplet de Los, le décor est posé. Il vend de la drogue depuis la maison de sa grand-mère, un lieu central dans les morceaux du duo qu’il forme avec WB Nutty, à partir duquel se déploient leurs histoires de deal. Un seul thème, décliné comme les différents épisodes d’une série aux personnages récurrents, comme ce jeune blanc middle-class qui vient s’aventurer dans le ghetto à la recherche de drogues, avant de connaître, inéluctablement, une fin tragique. Les rues sont étroites, les murs renvoient l’écho des menaces proférées par les ennemis et des promesses non tenues par les traîtres. Dans cette atmosphère paranoïaque, le malaise est porté par la voix éraillée de Los et le flow ininterrompu de Nutty. Les ingrédients sont typiques du rap de Détroit, dont les deux amis d’enfance sont dorénavant des figures éminentes, d’abord connues pour leur participation à la création du Whitehouse Studio (où sont passés de grands noms de la scène locales tels que GT, Veeze, Babyface Ray ou Peezy). Leur originalité se trouve, d’une part, dans l’aspect cinématographique qu’ils donnent à leur morceau. Mais aussi, et surtout, dans la couleur musicale de leurs albums (à écouter notamment : Panagnl4e vol. 3 du duo, War on Drugs de Los et Fuck What Ya Heard de Nutty), qui empruntent aussi bien à Détroit qu’à l’œuvre de Beats by the Pounds. A tel point que les batteries surchargées, les charleys qui chevrotent, les lignes de basse vibrantes qui rebondissent inépuisablement et les mélodies électriques lancinantes semblent parfois sorties d’une mixtape No Limit. Une combinaison détonante qui fait la preuve, une fois de plus, que le Michigan est un haut lieu de l’expérimentation musicale, et que cette année, les producteurs Top$ide et Carlo Anthony y ont été pour quelque chose.

RXK Nephew – « The Real Lil Reese »

« This Henny taste better than grandma food »

Ces mêmes motifs de la grand-mère et de sa maison ne cessent de ressurgir dans le torrent de morceaux qu’a déversé RXKNephew cette année. De son propre aveu, le prodige de Rochester est un « Grandma Boy », un fils à mamie. D’ailleurs, lui aussi a la main lourde sur les pilules. Cette relation à sa grand-mère est aussi l’emblème d’une certaine innocence qui habite la musique de Neph’ : ses débauches d’énergie et ses changements de flow qui ressemblent à des sautes d’humeur pourraient presque faire croire qu’il n’est qu’un enfant capricieux et prompt à perdre son sang-froid mais plein d’une envie dévorante de découvrir le monde et de s’y amuser comme un petit fou. Le contraste n’en est que plus saisissant avec la folie furieuse, bien réelle et bien adulte, que le rappeur déploie à longueur de titres. Comme s’il regardait la violence, la noirceur et  la défonce avec les yeux d’un gosse – un gosse qui, au lieu de s’en horrifier, n’aurait qu’une envie : sauter à pieds joints dans la fournaise. Jusqu’à finir par préférer le Hennessy à la cuisine de mamie.

La grand-mère de son acolyte Rx Papi, quant à elle, n’est aujourd’hui plus que la témoin effarée des frasques de son petit-fils : sur « A Man Apart », il rappe « Grandma think I lost my goddamn mind ». Malgré un séjour en prison, celui-ci s’est permis de commettre deux grands disques : 100 Miles and Walkin’, et surtout l’excellent Foreign Exchange, en collaboration surprise avec le producteur Yung Gud, un album photo déchirant où chaque détail réanime un souvenir douloureux, avec un chagrin parfois teinté de réconfort. Comme dans la maison d’une grand-mère. – Léon et Beufa