Ça fait partie de mon passé Les rappeurs aiment leurs aînés

Avec sa trentaine d’années au compteur, le rap français a bien assez vieilli pour se nourrir de son propre passé. Au début de la décennie, la tendance revival amorcée par le groupe 1995 et son entourage traduisait déjà cette idée : “notre musique a une histoire, elle a grandi, et c’est en elle que nous puisons nos références.” Ces rappeurs, s’ils n’hésitaient pas à nommer leurs aînés en interview voire à les inviter sur disque, les imitaient surtout par leur son. Il s’agissait de rapper comme les grands, et finalement de rapper pour eux, à la recherche d’une crédibilité, si ce n’est d’un tampon de validation. Assez rapidement, ce rap à la volonté vintage s’essouffla, parce qu’à la copie on préfère toujours l’original, ce qui obligea les artistes concernés à se réinventer pour prétendre au succès, ce que certains firent brillamment d’ailleurs. Parmi les mérites que l’on peut attribuer aux concernés, il y a leur humilité vis-à-vis du rap et leur aptitude à saluer les gens à qui ils doivent une partie de leur éducation culturelle. Car les rappeurs français ont traditionnellement été de grands taiseux sur le sujet. Ils ne voulaient donner aucun nom lorsqu’on leur demandait qui ils écoutaient, soit parce que c’était trop dur pour leur orgueil, soit parce qu’ils avaient une espèce de pudeur née d’une très grosse décennie d’individualisme dans le rap français. Autre explication, les rappeurs français n’étaient peut-être pas des passionnés de rap français. Les Nekfeu, Alpha Wann, Georgio, Infinit’ ou Deen Burbigo sont eux arrivés documentés, cultivés et curieux dans une histoire dont ils ont voulu tout savoir. Et à mesure que le temps est passé, ils se sont installés eux-mêmes dans la chronologie de cette musique, inspirant des plus jeunes et normalisant certaines attitudes, dont le respect à l’égard des aînés.

Jusqu’ici, les rappeurs français étaient traditionnellement de grands taiseux sur le sujet.

Ce travail de fond porte largement ses fruits en 2020. Jul, qui a déjà cité Booba, Luciano ou Rohff au cours de ses morceaux, a plus que quiconque fait publiquement honneur à ses aïeux musicaux à travers 13 Organisé. La révérence est poussée à son paroxysme avec “Je suis Marseille” et son instru faisant écho à « Marseille la nuit » (IAM) et « Où je vis » (Shurik’n). Invitant des vieilles gloires phocéennes, Jul n’a pas manqué de mettre en lumière le passé du rap marseillais et il est assez satisfaisant de se dire que l’une des sorties les plus importantes de l’année sur le plan commercial fait la part-belle à un pan du rap français que l’oubli guette parfois. Autre figure importante de l’année 2020 du rap français, Freeze Corleone ne fait pas non plus preuve d’orgueil mal placé quand il s’agit de saluer ses inspirations. Son gimmick “S/o” a donné lieu depuis des années à des name droppings de rappeurs français par dizaines, et cette année, en plus d’avoir invité Alpha 5.20, Shone et Despo Rutti sur son album, il a renvoyé l’auditeur à des noms tels que Mac Tyer, Poison, Sazamyzy, Jack Many et Juicy P. Là encore, c’est un motif de satisfaction, tant l’auditoire du rappeur s’est élargi cette année et tant son influence sur le game est grande. En 2021, on sera donc encore moins surpris d’entendre ici et là un rappeur présenter ses respects à quelques anciens, comme Ben PLG et Djado Mado ont pu le faire sur leurs projets respectifs cette année. Ils ont à eux deux convoqué Niro, Rohff, 3e Oeil, Sniper, Psy4 de la Rime ou encore Salif, par des citations et références. Quel plaisir de constater que les rappeurs français aiment le rap français ! — B2