Nodey, l’ingé devenu artiste
Interview

Nodey, l’ingé devenu artiste

Il a produit pour Lalcko, Flynt ou encore Youssoupha… Retour sur le parcours du talentueux Nodey à l’occasion de la sortie de son nouvel EP Vinasounds.

Photographie : Jonathan Moyal

A : Il me semble que tu as une formation d’ingénieur du son…

N : J’ai fait une fac d’éco-gestion. J’ai dû aller quatre fois à la fac. J’ai vite senti qu’il fallait que je fasse un truc que j’aimais. J’ai toujours été passionné de musique mais je n’ai jamais été réellement musicien. Vu que j’aimais bien les boutons, les machines… Je me suis dit qu’ingé’ son, ça pouvait être le bon moyen de rentrer dans la musique. J’ai finalement bossé en télé. C’était la crise du disque, les studios fermaient et puis je me suis rendu compte qu’être ingé’ son musique, c’était un peu ingrat. Tu ne vois pas la lumière du jour, tu bosses énormément, tu es un peu traité comme de la merde… Encore, maintenant ça va. Mais la première génération de rappeurs à avoir signé en maisons de disques, ils parlaient vraiment mal aux ingé’. Surtout qu’à l’arrivée du rap, les ingé’ son venaient du rock. Il y avait un choc des cultures. Aujourd’hui, la génération d’enfants gâtés du rap est en train de disparaître. Les gens saisissent mieux l’importance de l’ingé’. Une fois, dans le cadre de mon école, on nous a demandé de faire un format radio. Tu pouvais faire ce que tu voulais. Un jour, je croise DJ Mehdi à un concert des NERD. Moi, j’étais un peu timide. Mon pote Kamal me dit : « Viens, on va le checker ! » Mehdi était super cool. Je lui explique que je dois faire un reportage et je lui propose une interview : « Pas de problème. » On a l’a interviewé dans le McDo en bas de chez lui. Il était marrant, en mode mec de quartier. On n’a rien mangé, on squattait le McDo, le vigile se ramène : « Hey mais les gars… » Mehdi : « Mais si, on a mangé, on a juste rangé nos plateaux, tranquille… » C’était marrant, ça date d’il y a plus de dix ans.

A : Comment tu t’es mis à la production ?

N : Dans mon école, des gens plus en avance que moi avaient des MPC… C’est là que j’ai commencé à bidouiller là-dedans. A un moment, il fallait faire des stages. Et j’en ai notamment fait un à UGOP, un petit label du XVIIIe qui produisait à l’époque Enigmatik et d’autres gens. J’ai commencé en tant qu’ingé’ son là-bas et quand ils ont su que je faisais des prod’, ils ont accroché et je suis rentré dans la famille du XVIIIe. J’ai rencontré Flynt, JP Manova, la Scred’… La première prod’ que je place, c’est un morceau d’Enigmatik avec Mokless, réalisé sur ma ASR-10 avec un sample de Nina Simone : « Citoyens de seconde zone ». À l’époque, je ne me faisais pas de plans sur la comète, je ne suis pas issu d’une famille d’artistes, c’est un terrain un peu obscur pour moi. Je voulais m’accrocher à la technique. Ingé’ son, ça me correspondait. La prod’, c’était pour le plaisir. Tout en essayant d’aller le plus loin possible. Je me suis mis à gérer le studio UGOP au black. Mais je voulais vraiment me structurer et je me suis orienté vers la télévision, où tu avais de vraies fiches de paie. J’ai travaillé pour la chaîne Voyage puis on m’a proposé un CDI à NRJ. J’ai fait NRJ Paris puis NRJ 12. Les Anges de la téléréalité, c’est moi. [Rires] Si tu regardes les premiers génériques, tu verras mon nom. J’ai connu Ayem et Nabilla avant tout le monde. [Sourire] Ça payait pas trop mal. Tu avais des avantages. La journée, j’avais NRJ et, le soir et le weekend, UGOP, le studio que je gérais avec Omar Tryana. A nous deux, on faisait des prod’ et on gérait le studio. On enregistrait des artistes. Lalcko notamment. Son projet Victorieux pour Groove a été fait chez nous par exemple. J’étais son ingé’ son et quand il a su que je faisais des prod’, il a écouté et c’est comme ça que « Cigare & nostalgie » avec Despo est né.

Lalcko & Despo Rutti - « Cigare & nostalgie »

A : Quel souvenir tu gardes de ces séances avec Lalcko et Despo Rutti ?

N : J’étais surpris de l’intelligence des deux. Lalcko est dans son personnage, un peu mystérieux… Il arrive, il sort trois téléphones, tu te dis : « Pourquoi il a trois téléphones !? » [Sourire] Il en joue un peu puis tu discutes avec lui et tu vois que c’est un mec très cultivé. Il m’a un peu épaté. Ils ont une certaine vision. Je suis déçu que lui et Despo n’aient pas atteint dans la musique l’ampleur que l’on peut retrouver dans certains de leurs morceaux. Je ne suis pas un fan, je trouve ça trop complexe mais il y a vraiment un truc fort. Je lui demandais de m’expliquer certaines rimes en séance et c’est là que je comprenais la puissance de son écriture. Mais je trouve ça trop dense selon ma conception de la musique. Je préfère le Booba de Temps Mort, où il y a du flow, où c’est violent mais tu n’es pas obligé de tout comprendre à la première écoute. Lalcko, c’est tellement dense que, si tu ne comprends pas, tu perds en musicalité. Sur « Cigare & nostalgie », ça marche. On s’entendait bien humainement. Ce qui nous rapprochait, c’est une forme curiosité. Je pense que ça lui a fait plaisir que je lui pose des questions sur la religion ou la politique en Afrique parce que ce sont des thèmes moteurs chez lui. Despo, pareil, très charismatique. J’en garde un bon souvenir.

A : Tu es payé sur ce type de placement ?

N : Non, sur ce morceau, j’ai juste été payé en tant qu’ingé’ mais je touche quand même la Sacem pour les droits d’auteur et, de mémoire, j’ai pas trop mal touché là-desssus. Le morceau était pour une compilation du magazine Groove qui était tiré à beaucoup d’exemplaires. Vîrus était sur la compil’ d’ailleurs.

A : Comment as-tu eu l’opportunité de travailler avec Youssoupha ?

N : C’est lui qui est venu me voir. À un moment, je faisais des battles de beatmakers : Beatmaker Contest. Je n’ai jamais gagné mais j’en suis toujours sorti avec la ferveur du public. Youssoupha m’avait envoyé un message : « T’es bon, viens, on bosse ensemble ». Il n’y a pas eu de suite. J’étais dans autre chose, je ne me sentais pas prêt, je ne sais plus. Tefa de chez Kilomaître avait vu les vidéos également et m’avait contacté. En 2012, je bosse avec Flynt et on sort « Haut la main ». Et quand Flynt met le son sur Youtube, Youssoupha tweete : « Putain mais qui a fait la prod’ de « Haut la main » ? Comment le joindre ? » Tefa lui a donné mon numéro et c’est comme ça que j’ai eu l’opportunité de travailler sur NGTRD.

A : C’est en travaillant avec Youssoupha que tu as commencé à envisager de te professionnaliser ?

N : Non, c’était un peu avant. Je commençais déjà à être payé sur des trucs non rap. J’ai réalisé des musiques pour des courts-métrages, des pubs, de l’institutionnel… Quand je bossais à NRJ, j’ai rencontré des youtubeurs. J’ai notamment participé à des projets avec Norman et Cyprien qui rapportaient un peu.

Flynt - « Haut la main »

A : Avec quel artiste as-tu senti une osmose particulière ?

N : Humainement, celui dont je suis le plus proche, c’est Flynt. Il m’a vraiment donné confiance en moi. J’ai ce défaut de parfois manquer de confiance. On avait fait Appelle-moi MC ensemble, le son « Rap theorie » avec Nasme. C’est là où on s’est vraiment connectés. À partir de là, il m’a encouragé : « Mec, t’es fort, fais des prod’ ! » Moi, je ne produis pas beaucoup, à l’époque encore moins. Il me rappelait chaque mois : « Passe à la baraque prendre un verre. T’as pas des trucs à me faire écouter ? » « Haut la main », c’est ça. C’était une prod’ pour un battle à la base et il m’a demandé de lui la garder. Aujourd’hui, on est encore proches. Même si, un jour, on est amenés à ne plus bosser ensemble car trop différents artistiquement parlant, on sera toujours potes. C’est un mec très méticuleux dans ses relations. Il va toujours pensé à t’appeler, même s’il n’a rien de prévu. J’aime bien.

A : Tu proposes des prod’ déjà conçues ou tu agis sur commande ?

N : Je proposais jusqu’alors mais je veux justement m’orienter vers un travail en commun avec les artistes. Par exemple, l’autre jour, j’étais avec Hyacinthe, on taffe les prod’ ensemble. Avec Nemir, aussi. J’ai un petit home studio, c’est plus simple.

A : On a l’impression que Némir a un peu disparu de la circulation alors qu’il était très en vue et suscitait beaucoup d’espoir il y a deux ou trois ans…

N : Je pense qu’il a pris son temps en fait. Il a eu un gros buzz, ce qui l’a amené à signer. Et à la signature, il a demandé à ne pas avoir de deadline, à pouvoir sortir son premier album quand il le souhaite. Il m’a dit avoir enregistré quatre albums et qu’aucun ne lui correspondait. Son souci, c’est qu’il aime beaucoup de choses et peut donc aller dans plein de directions musicales. Le risque à la fin, c’est de prendre du temps pour se trouver. Il y a des gens qui ne savent faire qu’un seul style de rap, c’est donc plus simple pour eux de trouver un fil conducteur. Nemir aime tant de choses différentes… Je n’ai rien produit pour son premier album, je crois qu’il n’y a que En’zoo. Mais on a fait des trucs ensemble pour le suivant peut-être, pour le plaisir de faire de la musique en tout cas. Personne ne sait où ça finira. C’est davantage le plaisir de l’instant qui compte. Pareil pour Hyacinthe. Une fois, il est arrivé avec une idée de mélodie qu’il avait enregistré sur son Iphone dans le métro, il me l’a chantée, j’ai tout composé par dessus en fonction de la mélodie et boum, en quelques heures, j’avais la prod’ et lui le texte. C’est plus fun que de faire des prod’ tout seul chez moi et les envoyer par mail à des rappeurs. La technologie fait qu’on peut rapidement tendre vers cet assemblage de travaux solitaires, qui manque de vie.

« Il faut parfois désapprendre la technique. »

A : Comment se met en place le processus créatif chez toi ?

N : Je ne suis pas très productif. J’aime bien avoir ce que j’appelle un « signal ». Quelque chose qui déclenche le processus créatif. Un sample, une discussion, un film… J’essaie de provoquer ces instants maintenant que c’est mon métier. Je reste davantage devant mes machines à chercher, à pianoter… Il faut savoir saisir l’inspiration en cherchant des notes… Je sais que j’ai raté plein d’instru’ en ne saisissant pas l’instant. Mais ce n’est pas grave, les bonnes idées ne meurent pas.

A : Il y a une différence entre produire pour soi et pour les autres ?

N : C’est semblable dans le sens où j’utilise toujours les mêmes machines, j’ai des sensations similaires. Mais, quand je fais mes EP, je suis le capitaine. Quand je bosse pour un rappeur, même si c’est moi qui réalise le titre, le capitaine reste le rappeur. Peut-être qu’aux Etats-Unis, c’est différent. Sans doute qu’un Dre dit à Kendrick comment il faut faire. Je peux le dire aussi mais je suis toujours au service de l’artiste. Tu es obligé de faire des concessions. A un moment, le rap français me saoulait un peu. Mais j’ai du mal à m’en détacher finalement, je kiffe encore.

A : Quels sont tes goûts en rap français justement ?

N : J’aime plein de choses. J’ai toute la discographie de Booba comme celle d’Hocus Pocus. Je ne m’arrête pas à un style. Dans les deux cas, je trouve que les mecs ont construit un univers riche et cohérent. Pareil pour Orelsan. Sinon, à base, je suis un gros fan de Time Bomb. X-Men et Lunatic même si Lunatic a vite pris le dessus. Hostile Hip-Hop, ça a été un gros traumatisme. J’étais très fan de Booba à l’époque, plus encore que de Ill. Voilà, on a encore parlé de Booba. C’est impossible de ne pas citer son nom dans une interview de rap ! [Rires] Son morceau avec Niska là, c’est incroyable. Le mec a quarante piges, il fait du Niska, flow trap un peu cainf, même ses petits pas de danse tuent. C’est balèze la façon dont il arrive à épouser les époques. Depuis mes douze ans, c’est mon rappeur préféré. J’ai la compil’ L432 à la maison, la Cut Killer spéciale Lunatic… Quand je l’ai découvert avec « Le crime paie », je me suis dit : « Putain, il est tellement américain ce mec ! » En 1996, il fallait vraiment être américain et Ill et Booba avaient ce truc. Ils sont tous les deux anglophones, ce n’est pas anodin. Ils avaient compris avant tout le monde.

A : Quel beatmaker français t’a particulièrement marqué ?

N : C’est cliché mais Mehdi, obligé. Après, il y en a d’autres évidemment. Madizm, à l’époque de IV My People, je le trouvais incroyable. La meilleure prod’ pour moi, c’est « Tout n’est pas si facile » de DJ Clyde et DJ Max. Mais celui que je préfère, de par le parcours, la gamberge, la musicalité, c’est DJ Mehdi. Vers 1999/2000, il marchait sur l’eau. « La rue cause », « Les princes de la ville »… « La rue cause », c’est vraiment le Mehdi comme j’aime. L’outro de mon EP, « Sous la pluie », c’est un peu du « plagiat » de Mehdi. Les filtres, la basse et la lead Moog, j’ai reproduit en gros ce qu’il a fait dans le titre « Les princes de la ville ». Un vrai génie. Dans l’interview que j’ai faite de lui, il m’a dit des trucs que je n’ai réellement compris que des années après. A un moment, j’avais essayé de le titiller, je lui avait dit genre : « Ouais mais le rap, en vrai, c’est une musique facile à faire… » Et il détourne le truc : « On s’en fout de savoir si c’est une musique facile à faire, c’est pas ça le plus important. Si on décortique tous les styles de musiques apparus après la seconde guerre, il n’y a en a réalité que deux styles de musiques. La musique classique, qui est la plus complexe. Et le blues, qui est la plus simple : quatre accords de guitare, toujours les mêmes, mais tu fais chialer des gens avec le blues. On s’en fout de savoir si c’est simple ou compliqué, l’essentiel, c’est de toucher les gens. »

Ça m’a permis de mieux comprendre pourquoi j’ai kiffé Wu-Tang par exemple, où RZA faisait juste tourner une boucle de soul, rajoutait un kick, une snare mal quantisée et une basse saturée à moitié fausse. Mais ça marche. Et c’est ça l’important, que ça marche. Moi, vu que je suis fils de prof de maths, que j’ai fait une école d’ingé’ son, j’ai cet état d’esprit un peu technique, à toujours vouloir « sciencer » le truc. Maintenant, j’essaie de sortir de la technique et de me concentrer sur ce qui touche les gens. Ma formation d’ingé’ son, c’est presque un handicap finalement à certains points de vue. Surtout qu’après, j’ai fait des battles de beatmakers où, pour gagner, il faut montrer que t’es ultra technique. Il faut parfois désapprendre la technique. C’est comme les rappeurs de battles. Souvent, ils ne sont pas terribles sur disque. Finalement, on s’en fout un peu d’entendre un mec rapper vite, faire des accélérations… L’important, c’est l’émotion, ce que tu veux retranscrire. C’est ce que Mehdi m’a appris. Pourquoi des rappeurs un peu nuls techniquement comme ceux du 113 ont chié un classique comme Les princes de la ville ? Surtout qu’on était dans une époque où la technique primait, où tout le monde rappait super bien. Et eux sont arrivés avec leur flow 94. On touchait quelque chose de vrai. C’étaient pas des zulus ou des mecs forts en battle. C’étaient des loubards du 94 qui prenaient le micro pour raconter sans artifices leur ambiance. Avec, évidemment, la science de Mehdi derrière. Sans Mehdi, ça n’aurait pas donné le même résultat. Donc j’essaie de désapprendre la technique superflue. Par exemple, l’autre jour, j’étais avec Hyacinthe. A mes oreilles, ce mec chante super mal ! [Sourire] Moi, je suis là à corriger note par note sous autotune, c’est relou. Mais, finalement, j’essaie de ne pas trop retoucher non plus car c’est aussi sa personnalité, il faut laisser vivre le charme qui s’en dégage. Ma chanteuse préférée, c’est Nina Simone. Je réécoutais certaines chansons, c’est magique mais tu te rends compte que ce n’est pas une « grande chanteuse ». Techniquement, c’est pas Lara Fabian. Lara Fabian, techniquement, chante mieux que Nina Simone.

A : Fais gaffe, c’est le genre de phrase qui peut finir en titre d’interview, ça.

N : [Rires] Mais en termes d’émotions, il n’y a pas photo. Parce que ce truc faux, c’est ce qui est vrai en fait. L’important, c’est de capter la bonne énergie.

« Il ne faut pas avoir peur du silence. »

A : Tu arrives à être ton propre juge, à comprendre ton évolution ?

N : Je crois. Il y a un fil conducteur qui m’anime dans les mélodies. C’est pour ça que j’aime bien Mehdi aussi, il a un côté lumineux. « La rue cause », ça parle de trucs de cailleras, de bicrave mais en fait le morceau est ultra-positif. Le combat. Et dans mes sons des tout débuts, je retrouve déjà cette dimension. Après, il y a plein d’éléments qui changent. La technique, le mix s’améliorent… La forme évolue mais, dans le fond, c’est toujours la même chose qui m’anime.

A : Tu travailles toujours avec des machines ?

N : Non, j’ai tout passé sur ordi. J’ai envie de voyager et j’ai envie que ma musique me fasse voyager. Là, je reviens de Chine, j’y ai fait de la musique sur un laptop avec une petite enceinte bluetooth, dans ma chambre d’hôtel. Je peaufine au casque, avec un petit clavier maître. Avant, j’avais un ASR-10, ça pesait trente kilos… Ça aurait été impossible. Le jour où j’aurai une grande baraque, des gamins, je m’achèterai de grosses machines pour me faire plaisir. Aujourd’hui, je n’ai pas envie d’être sédentaire.

A : Il y a une réelle différence entre l’analogique et le software ou c’est un mythe ?

N : Avant, il y avait une vraie différence. L’analogique rendait mieux que l’informatique. D’années en années, de mois en mois, la différence s’estompe et, là, je pense qu’elle n’existe plus. Un peu comme pour la photo où les appareils numériques font presque aussi bien que la pellicule aujourd’hui. Mais l’affectif a une part importante. Même dans la logique de créer, je pense que c’est plus naturel d’appuyer sur de gros boutons que sur une souris. Après, ça dépend vraiment des gens. Il y a des machines mythiques de mon adolescence, si je suis riche, ça me ferait plaisir de les avoir. Mais d’un point de vue pratique, je suis un mec de l’ordi.

A : Qu’est-ce que tu es allé faire en Chine ?

N : J’ai bossé pour un artiste, Tianzhuo Chen, qui est une star montante sur la scène mondiale de l’art contemporain. Il a réalisé des performances à Shanghai et Pékin et il m’a demandé de composer les musiques, de les jouer en live et aussi d’être DJ dans des soirées qu’il organisait en boîte… Depuis quelque temps, je souhaitais sortir un peu du rap français. Ma meuf m’a conseillé des sites, dont un qui s’appelle Dazed & Confused. Une sorte d’Abcdr du Son en plus hype et pas que rap. Dessus, je tombe sur un clip de ouf avec des dieux indiens déguisés avec des dents en or, des nains avec bijoux, des néons… Un mélange de plein d’univers. Je suis scotché. Je google le nom et je tombe sur une adresse mail de Tianzhuo Chen. Je lui envoie un mail : « Putain, mec, ça tue ce que tu fais. Big up de Paris… » Je lui ai envoyé mon EP Atrahasis parce que je trouve qu’on a un peu des délires communs : être dans la spiritualité avec les codes d’aujourd’hui. J’ai l’impression d’avoir fait de la musique religieuse version trap en fait avec Atrahasis. Quand je l’ai réalisé, c’était un peu plus obscur dans mon esprit et, avec le recul, je comprends mieux ce que j’ai voulu faire. Il a répondu à mon mail deux heures après : « J’écoute en boucle ton EP. Là, j’ai une expo à Berlin. Viens, on se capte. » On a passé des soirées ensemble, on a parlé : « Je monte un opéra en Chine, est-ce que t’es chaud pour en faire partie ? Je vais voir avec ma prod’ s’il y a le budget pour t’inclure mais ça devrait le faire… » Bref, ça s’est super bien passé en Chine, c’était ouf. Normalement, il va me faire un clip pour mon prochain EP.

A : Tu as eu de bons retours sur Atrahasis ?

N : Je l’ai lâché comme ça sans promo, je n’avais pas de manager, de tourneur, de distributeur… Donc je n’en ai pas eu des tonnes. Mais cet EP m’a permis de rencontrer plein de gens. J’ai eu peu de retours mais tous ont été positifs.

A : Quel est ton titre préféré dessus ?

N : Avec le recul, c’est « Samadhi ». Il y en a d’autres que je préfère mais j’ai encore ce défaut de trop charger. « Samadhi » est assez simple, ça respire. Je l’ai fait très rapidement. Tianzhuo Chen l’a d’ailleurs réutilisé dans son opéra. Tu écoutes la musique de Nina Simone, elle chante, deux secondes de silence, un accord de piano, trois secondes de silence, elle reprend… Pareil pour Miles Davis, il y a une gestion du silence. J’adore ces musiques mais, quand je fais la mienne, j’ai encore cette peur du vide. Ça se travaille. Il ne faut pas avoir peur du silence. Même là, je me rends compte que je te parle vite, j’essaie de combler les silences… Je ne suis pas encore zen mais je veux tendre vers ça. Toi, tu as l’air plus serein, tu es plus en paix, j’admire beaucoup. [Sourire]

A : Tu viens de sortir l’EP Vinasounds, enregistré dans les studios de Red Bull. Comment est née cette collaboration ?

N : C’est Red Bull qui est venu me voir. Je suis allé dans leurs bureaux, ils m’ont expliqué. Ils ont créé un beau studio dans le centre de Paris et ils essaient de faire des partenariats avec des artistes. C’est une sorte de mécénat. Jusqu’alors, ils étaient davantage concentrés sur les artistes electro et le mec m’a dit qu’ils essaient d’aller vers des musiques comme le hip-hop. Je connais depuis longtemps le responsable de Red Bull qui était chez Universal avant. Il me suivait de loin et il trouvait pertinent de me proposer cette collaboration. Moi, j’avais cette idée de EP où je ne samplerais que de la musique viet. Depuis des années, j’emmagasinais des disques viet et je sentais que je ne pouvais pas les jeter à la poubelle comme ça. Il fallait que j’en fasse quelque chose. Je les ai hérités d’oncles décédés. Il y a aussi bien de la musique très populaire du sud-Vietnam des années 70 que de la musique politique. Mes parents étaient militants pendant la guerre du Vietnam. Donc il y a beaucoup de chants communistes, révolutionnaires… Et puis il y a aussi de la musique traditionnelle qui flirte avec le spirituel. C’est une espèce de mélange incohérent mais c’est cohérent à mes oreilles parce que c’est la musique de ma famille. Je ne parle pas viet en plus. Je ne comprends pas les sons mais je les ressens, ça fait partie de mon histoire. Cet EP, c’était ma manière d’exposer ce que j’en perçois.

A : C’est la même chose d’aller sampler de la soul et de la musique vietnamienne ?

N : C’est différent parce que ce ne sont pas les mêmes sonorités. Harmoniquement, ce n’est pas la même chose. Mais, dans le même temps, j’entends ce même mélange de mélancolie et de combat. C’est un peuple qui s’est pris plein de guerres, donc il y a un peu de cette résistance dans leur musique. C’est ma vision, peut-être que je me trompe. C’est comme de la soul mais en vietnamien pour moi. Après, évidemment, les accords, les gammes asiatiques sont différentes.

A : Tu as pu utiliser du matos auquel tu n’avais jamais eu accès ?

N : J’ai eu accès à du matos que je ne connaissais pas mais, la vérité, c’est que je n’ai utilisé que le matos qui m’était familier. Vu que je n’avais que trois jours chez eux, je ne voulais pas perdre de temps à me prendre la tête. Je suis arrivé avec mon matos, sauf que j’avais leurs enceintes dernier cri et, de temps en temps, l’ingé’ son du studio me branchait des machines. Il y avait un Moog Voyager par exemple, je sais que Mehdi et beaucoup d’autres avaient cette version. J’ai une réplique sur mon ordi mais c’était l’occasion d’utiliser le vrai. Sinon, je suis resté sur ma configuration. J’avais quelques bases de morceaux avant mais j’ai tout fait en trois jours. « Sous la pluie », je l’ai bouclée en une heure et demie. Après, j’ai peaufiné le mix chez moi. Vinasounds est plus léger que mon premier EP. Atrahasis, j’ai mis deux ans à le faire et ça a été un empilement de trucs parfois. Sur cet EP, j’ai été plus léger, spontané et j’en avais besoin. Je suis arrivé par le studio, je suis un ingé’ son. C’est une démarche tout autre que les mecs qui arrivent par la scène. Ill, c’est un mec de freestyle, boom, one shot. Moi, je suis un mec qui doit refaire vingt mille fois les choses. J’intellectualise trop. Je dois être moins cartésien et davantage faire confiance à mon ressenti. Atrahasis et Vinasounds, ce sont deux chapitres différents. Sur le premier, j’avais envie d’aller vers quelque chose de spirituel, religieux. Celui-là évoque mon identité, mes racines. Je ne le formalise pas sur le coup, je ne mets pas les mots dessus mais le ressenti est clairement différent.

« C’est à la jeunesse de dire ce que doit être le rap. »

A : Tu m’avais confié que l’un de tes objectifs était de produire un titre pour Booba…

N : Je lui ai envoyé des prod’, il m’a déjà répondu. De base, ma couleur naturelle n’est pas celle de Booba mais j’aimerais bien partir du rap français en ayant fait Booba. Il faut que je fasse un peu plus de sur-mesure. Lionel de Soulchildren m’avait raconté qu’il avait failli placer pour lui et il m’a filé son mail qui datait de 2009. On ne savait pas s’il était encore effectif. J’envoie quand même trois prod’ pour voir. Deux heure après : « Ah sisi bien vu le Nodey. Izi. » Izi, on m’a expliqué que ça voulait dire « cordialement » en langage 92i. [Sourire] Je pense que s’il a fait l’effort de me répondre, c’est qu’il a écouté mais il ne m’a rien dit d’autre. Il doit recevoir des tonnes de prod’ par jour. Maintenant, c’est à moi d’être bon. Je ne peux pas lui demander de passer chez moi dans le XIIIe manger un riz cantonnais… [Sourire] Une fois que j’aurai fait B2O, je pourrai partir avec les honneurs. J’aimerais aller vers quelque chose de plus pop ensuite. Je sens quand même que je suis de moins en moins rap. C’est dû à l’âge. Je crois que le rap doit rester un truc de petit con. Il faut peut-être que je sorte du rap mais j’en connais plein qui l’ont dit et y sont toujours. Personne ne m’a jamais dit : « Je reste dans le rap ! » [Rires]

A : Souvent, on a l’impression que les rappeurs ne sont jamais aussi forts qu’entre 18 et 22 ans, car plus spontanés qu’ensuite. C’est pareil pour les beatmakers ?

N : Je pense que cette théorie se tient. À vingt-deux ans, j’habitais chez mes parents, je n’en avais rien à foutre, je faisais ce que j’aimais… Là, j’ai un loyer à payer. Il y a aussi l’insolence. Une partie du rap se doit de demeurer insolente, sinon ça devient du jazz. Si le rap est encore là trente ans après, c’est parce qu’il a gardé cette énergie de petit con. Intellectuellement, je vais dans une direction similaire à celle d’un Oxmo sauf que je n’ai pas envie que le rap, ce soit Oxmo. Je préfère m’extirper du truc que de devenir un vieux con. J’ai fait du graffiti, j’ai commencé à quinze ans et les grands frères de trente nous disaient : « Mais non, le graffiti, c’est pas ça, c’est du vandalisme ce que vous faîtes… » C’est à la jeunesse de dire ce que doit être le rap. Ou alors, je suis Booba, j’ai quarante ans et je fais de la musique de mecs de vingt ans. Mais je n’ai pas ce tempérament-là. Rester petit con le temps d’un morceau, oui, mais j’ai besoin d’avoir d’autres objectifs. Booba était mon rappeur préféré quand j’avais douze ans et il est toujours pertinent aujourd’hui.

A : Il y a d’autres rappeurs français avec qui t’aurais voulu travailler ?

N : Des idoles de mon adolescence, il n’y en a plus qu’un seul d’actif et de pertinent, c’est Booba. J’étais un grand fan de Time Bomb. Ill, c’était grandiose à l’époque. Mais je ne me vois pas faire un morceau avec lui aujourd’hui. Viens, gardons le souvenir de « Retour aux pyramides », de Jeunes, coupables et libres

A : T’aimais bien Jeunes, coupables et libres ?

N : Je ne suis pas fan à fond mais je trouve que c’est un bon album quand même. Il est beau musicalement, la pochette est belle… Je ne me souviens pas de tout mais j’ai un détail qui me revient, c’est l’interlude de Geraldo accapella. Elle est géniale. L’arrogance… Globalement, c’est un bon album même si je comprends que les gens aient été déçus tant l’attente était grande.

A : Tu as ce fantasme, que beaucoup de beatmakers français ont, de vouloir produire pour des rappeurs américains ?

N :Non, pas vraiment. La vérité, c’est qu’aujourd’hui, je suis davantage fan de rap français que de rap cainri. Les émissions Deeper Than Rap là, je ne comprends rien à ce qu’ils disent… [Sourire] Quand j’écoute de la musique anglophone, c’est rarement du rap. Evidemment, je kiffe certains albums encore. Mais je préférerais bosser pour Rihanna que pour Kendrick, pour Adele ou Florence and the Machine que pour Young Thug. Dans ma sensibilité, quand j’écoute « La rue cause » de Karlito, ça se rapproche plus de Florence and the Machine que de Young Thug dans l’émotion. Karlito, à la fin des années 90, c’était la continuité de la soul. Il y a eu une rupture avec l’arrivée du rap sudiste, on a perdu en mélancolie, en émotion. On a gagné plein d’autres choses : la festivité, l’énergie… Je suis DJ en soirée, c’est du plaisir avec le rap d’aujourd’hui. Je peux même passer du rap français, chose impossible il y a dix ans. Mais en termes d’émotion, on a perdu quelque chose. C’est un constat, je ne suis pas passéiste, j’accepte l’évolution. Avec PNL, on a quand même retrouvé de l’émotion.

A : Comment tu t’es retrouvé à faire le DJ pour leur premier showcase ?

N : L’histoire est belle. Ils ont vu que j’avais mis « Le Monde ou Rien » à une soirée de l’Abcdr au Nouveau Casino. Un mec avait filmé. Les managers ont cherché des infos me concernant sur Google et ils sont tombés sur une vieille interview de moi où je disais en gros : « J’écoute un groupe là, PNL, c’est incroyable, ça va aller très très loin… » Là, ils se sont dit : « OK, on prend ce DJ. »

A : Comment ça s’est passé ? J’ai cru comprendre qu’ils étaient arrivés en retard et que le public s’était montré très impatient…

N : C’était rude. Ils ne sont pas arrivés en retard. En fait, on me dit au dernier moment : « On les cale à 3h du mat’. Toi, pour le warm up, on va te mettre bien à 2h et les autres DJ à minuit. » L’organisation pensait que le public allait arriver à deux heures en mode showcase. A 23h, je quitte les balances pour aller manger et je vois déjà une putain de queue. Je reviens une demi-heure avant mon set, je vois que c’est plein à craquer. Il faisait super chaud, il y avait un problème de température. En fait, le public n’a pas capté que c’était un showcase, les gens croyaient que c’était un concert. Mauvaise communication. Je sentais que l’ambiance était chaude. J’ai mis que du PNL pour les calmer. Dès que je mettais autre chose, ça jetait des canettes sur la scène. Je disais à l’entourage de PNL d’avancer leur passage. « Ils sont pas prêts, fais tenir encore le public… »

A : C’était un peu leur Fnac des Ternes en fait…

N : C’est exactement ça. Je ne sais pas si c’était pareil pour les mecs de Time Bomb à l’époque mais PNL n’avait aucune expérience de la scène. J’avais fait deux jours de répétition avec eux et ils ne savaient pas trop ce que c’était un retour, un larsen… Ils ont pris leur ingé’ son studio qui n’est pas un spécialiste de la scène, donc ça a été un peu compliqué à mettre en place avec tous les réglages d’autotune mais tout le monde a finalement assuré et le concert s’est très bien passé. Ils sont bons dans ce qu’ils font. C’est juste qu’ils n’ont pas connu le process des petites scènes. Ce sont des gars de studio. Son, clip, son, clip, boum, lâchés sur la scène. Mais ils n’avaient même pas besoin d’être bons en réalité. Je leur ai dit : « Vous pouvez poser les micros, le public chantera les paroles pour vous… »

Vinasounds est disponible en téléchargement légal.

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