Keita Juma, à la périphérie de Toronto
Interview

Keita Juma, à la périphérie de Toronto

À la périphérie de Toronto, des influences anglaises plein la tête, Keita Juma mûrit sa musique, qu’il veut singulière et imprégnée de grands espaces.

Photos de corps de texte par Othello Grey.

Keita Juma a connu très jeune les radios pirates de Bristol, ces stations qui diffusent sans licence reggae, grime et autre garage de l’autre côté de la Manche. Il s’est installé depuis à Mississauga, dans la banlieue de Toronto. Sauga City, pour les intimes, est une ville nouvelle traversée par des autoroutes sans fin qui longent des strip mall qui se ressemblent tous. Ce qui donne un peu l’impression d’une ville dont on ne peut pas sortir, comme Hobb’s End dans L’Antre de la folie. La musique de Keita Juma se nourrit de cet espace et y associe l’énergie de la musique qui l’a bercé, le rap plus classique nord-américain et la musique industrielle. Entretien.


Abcdrduson : Tu as quitté l’Angleterre plutôt jeune, pourtant ta musique est très influencée par les sons de là-bas, le grime, mais aussi la jungle, le garage… As-tu écouté ces sons tout jeune, ou c’est plus tard au Canada que tu es revenu à tes racines ?

Keith Juma : Les deux. Je me rappelle à huit/neuf ans aller à des block party, écouter de la drum’n’bass et de la jungle. Il y avait ce festival tous les ans, le St Paul festival. À partir de treize ans, j’ai commencé à revenir à Bristol tous les ans et c’est là que j’ai découvert le grime. À cette époque, c’était le So Solid Crew, Pay as you Go, Heartless Crew. Asher D était mon préféré. Je les ai vus jouer à Bristol. Mon frère était aussi dans un groupe de grime et avait une radio pirate. Il m’y emmenait, je voyais plein de MCs, le micro tournait. J’avais quatorze piges, j’allais dans les soirées de Tim Westwood et ce genre de trucs.

A : Tes deux derniers projets rappellent pas mal les productions de Boy in da Corner [Premier album de Dizzee Rascal], peut-être aussi car c’est une importante référence grime, mais également pour leur côté sombre et anxiogène. Est-ce que c’est un album important pour toi ?

KJ : J’adore cet album. J’écoutais les tapes de Dizzee Rascal avant Boy in da Corner avec mon cousin. Et quand Boy in da Corner est sorti, j’en ai parlé à tous mes potes. Ils n’ont pas vraiment capté sur le coup. C’était la suite logique de ses tapes. Il y avait la jungle, le grime que j’aime, mais il avait une voix différente. Beaucoup de MCs sonnaient d’une certaine façon, mais lui avait son propre truc, sa voix perçante, rebondissante qui allait dans tous les sens. J’aime beaucoup cet album.

A : Que penses-tu du fait que le grime est devenu mainstream depuis quelques années ? Grâce notamment au succès de Skepta, Stormzy, Drake qui a signé sur le label Boy Better Know… Est-ce que ça t’a ouvert des portes ?

KJ : Ça m’a ouvert des portes dans le sens où dans le sens où on a davantage parlé de moi. Ici, les gens ne comprenaient pas vraiment le genre de musique qui m’inspirait. Je suis arrivé ici à onze ans et je connaissais la jungle et la dance music. Puis j’ai découvert le rap canadien et j’ai mélangé tout ça.

A : Quels étaient les rappeurs canadiens que tu écoutais ?

KJ : Il y en a beaucoup… Mathematik, Infinite, l’époque de Kardinal avec Firestarter. Tu ne pouvais pas trouver leurs disques chez HMV, ou même sur Napster. Tu devais connaître quelqu’un dans leur quartier qui avait le CD. Je connaissais des gros artistes aux États-Unis, mais aussi des artistes de qualité en Grande-Bretagne et ici, au Canada, que la plupart des gens ne connaissaient pas. Ça m’a fait réaliser que tu peux rester inconnu du grand public même si tu es très bon dans ce que tu fais.

A : Même si ça s’entend moins dans ta musique, je sais également que la musique caribéenne te tient à cœur. Qu’as-tu pensé de toute cette vague de pop, EDM, RnB avec des sonorités caribéennes, Major Lazer, Bieber, Drake…?

KJ : Je dirais que la frontière peut être mince entre inspiration et appropriation. Maintenant, je crois que ces gens ont passé du temps en Jamaïque, au cœur de la culture. Ils bossent avec des gens qui font partie de la scène locale et leur donnent de la visibilité. Je ne sais pas trop si la limite a été dépassée. J’entends juste les sons les plus populaires. J’ai eu du mal avec « Lean on », mais Major Lazer a aussi fait des sons comme « Get Free », qui est un titre qui défonce et qui est un parfait exemple de ce que peut être une bonne chanson pop avec ces influences.

A : Ton premier album, The Headphone, est un album classique rap 90s. On peut y percevoir des influences telles qu’Outkast ou A Tribe Called Quest. Confirmes-tu ?

KJ : Pas vraiment Tribe en fait. Je sais que ça fait bizarre de dire ça parce que tout le monde aime Tribe. Et c’est marrant parce qu’Outkast a beaucoup été inspiré par Tribe. Je regarde ce show sur Youtube qui s’appelle Pensado’s Place, un truc d’ingénieur un peu, et ils expliquent qu’il faut écouter les influences de ses artistes préférés, donc il faudrait que j’écoute plus Tribe. J’adore vraiment tout ce que fait Outkast. J’ai écouté beaucoup de rap West Coast aussi, 2Pac, Tha Dogg Pound, The Pharcyde.

A : On entend moins cette influence dans ta musique.

KJ : Le son sur lequel ça s’entend le plus est « Gold mine » sur Chaos Theory. J’ai vraiment essayé de reproduire une ligne de bass G-funk.

A : Après cet album, ton son a évolué vers quelque chose de plus électronique, industriel et expérimental. Comment s’est passée cette évolution ?

KJ : Je crois que ça a commencé en écoutant The Headphone. J’avais genre dix-huit ans, et je me suis dit que j’aimais bien cet album, mais ça sonnait comme beaucoup d’autres albums. Ce son avec beaucoup de samples… Je me disais aussi que je prenais un risque avec les samples. Et j’ai entendu Tre Mission, cet artiste canadien qui rappait sur des beats grime. Je me suis dit : « ça tue ! » Je me suis rendu compte que je n’utilisais même pas les sons que j’avais écoutés en grandissant. J’avais fait un album qui sonnait comme du rap classique des années quatre-vingt-dix, mais avec aucun son de ce qui m’avait entouré plus jeune. Avec Water,  j’avais envie d’affirmer mon propre truc, ma propre identité. Même si je n’étais pas connu, je voulais être reconnu par mon son distinct, différent de tous les autres et éviter les étiquettes. J’ai ensuite continué sur cette voie.

A : Comment expliques-tu que beaucoup d’artistes hip-hop, que ce soit des producteurs ou DJs, à un moment dans leur carrière, s’orientent vers des sons plus électroniques ?

KJ : D’un point de vue créatif, ce n’est pas très éloigné. Tu n’as pas besoin de beaucoup de choses : un synthé, une boite à rythme. Le rap au début c’était juste une MPC et des samples. Quand tu veux expérimenter, il suffit d’accélérer le BPM, ralentir le beat un peu plus, mettre des effets sur les voix. Donc tu peux faire la transition rapidement. Ça dépend aussi des goûts…

A : Durant la période Myspace, pas mal de groupes mélangeaient dance et rap. Il y a eu Spank Rock par exemple. Et ici à Toronto, il y avait Thunderheist. Est-ce un groupe que tu as écouté ?

KJ : Oui carrément. C’est marrant que tu parles de ça. Je suis en contact avec Nautiluss [Ancien beatmaker de Thunderheist, qui évoluait à l’époque sous le pseudo de Grahmzilla, NDLR]. On échange pas mal et on va essayer de faire de la musique ensemble.

A : Que t’es-tu dit quand Kanye a sorti Yeezus ? Il a fait des sons qui ont des similarités avec ce que tu fais, notamment parce qu’il a travaillé avec des gens comme Arca. Est-ce que tu t’es dit : « il a fait ce que je voulais faire » ?

KJ : C’est exactement ce que je me suis dit. Quand Yeezus est sorti je me suis dit « merde. » Cela faisait des mois que je bossais sur mon album et il est sorti une semaine après Yeezus. Tout le monde a cru que je voulais faire un truc à la Yeezus. J’ai également été très inspiré par des gens comme Saul Williams et Shabazz Palaces et il s’est avéré que Kanye aussi. Mais je pense que d’autres artistes qui expérimentent auraient pu arriver avec ce genre de sons.

« Dans ma musique, je voyage souvent à partir du titre que je choisis. »

A : Sur ton dernier projet Night in Space, a Short Film, les productions sonnent plus analogiques. Quel effet voulais-tu donner ?

KJ : Je voyais ça un peu comme un groupe de punk rock avec un mec a la basse, un autre à la batterie, et moi avec ma voix, un truc assez minimaliste.

A : Peux-tu m’expliquer le titre Night in Space, a Short Film ? Est-ce qu’il devait y avoir un film avec ?

KJ : Il y a film qui va arriver. Je travaille toujours dessus. L’album est la bande originale du film qui n’est pas encore fait. Je l’ai écrit, mais je suis toujours en apprentissage au niveau de la vidéo. J’ai essayé de le faire avec une équipe, mais ça coûte trop cher. Donc là, j’essaie de faire pas mal de trucs moi-même. En décidant d’appeler mon album A Short Film, je savais que j’allais devoir à un moment ou un autre faire ce film. C’était pour me motiver en quelque sorte, ça doit être fait.

A : Ça sera quel genre de film ?

KJ : De la science-fiction. Très rapidement, le pitch c’est une étoile qui tombe du ciel, et le protagoniste veut la ramener dans l’espace.

A : J’avais lu justement que tu voulais réaliser des bandes originales de film ? Vas-tu utiliser ton dernier projet pour promouvoir ton travail ?

KJ : Oui, c’était mon intention.

A : Quelles sont tes BO préférées ?

KJ : Il y a un film coréen qui s’appelle 3-Iron. C’est le premier film que j’ai vu où la musique m’a vraiment marqué. La musique ajoute tellement de choses au film. Le deuxième truc qui m’a marqué, c’est le thème du Joker de Hans Zimmer, cet espèce de son fantasmagorique…

A : Tu rappes sur tes propres beats. Tu as commencé par rapper ou par produire ?

KJ : J’ai commencé à rapper en premier. Un de mes oncles était musicien, il faisait du reggae en Allemagne, et j’étais familier avec cette ambiance de création en studio. Un de mes potes m’a montré Fruity Loops, j’avais environ quatorze ans. Je n’avais pas envie de compter sur les autres donc je voulais pouvoir m’enregistrer tout seul. J’ai fait une formation d’ingénieur du son. Ensuite, j’étais en mesure de créer quand je voulais.

A : Produis-tu pour d’autres rappeurs ?

KJ : Pas autant que je le devrais. J’ai l’impression que je peux désormais toucher plus de monde, à condition de travailler avec des artistes spécifiques. Avant c’était plus un truc professionnel, pour faire de l’argent. J’étais contacté par des gens dont je n’aimais pas spécialement la musique et je ne voulais plus trop voir mon nom associé à ces projets. Là, je veux vraiment travailler avec des gens dont j’aime la musique.

A : Qui sont ces gens ?

KJ : Matthew Progress, Shi Widsom, Spek Won, BizzarH… Je me suis rendu compte que je suis entouré de plein d’artistes depuis des années, et je ne leur ai jamais donné un package de beats. Genre : « prends ce que tu veux et dis-moi ce que ça t’inspire. » Je sais que je peux produire de la pop aussi. Je peux écrire de la pop pour quelqu’un d’autre. Mon album sera toujours mon album. J’ai passé beaucoup de temps ces dernières années à parler de contrat et ce genre de choses, et j’ai réalisé que je ferai toujours la musique que je veux faire. Donc si ça pose un problème aux maisons de disque, le contrat ne marche pas.

A : Tu as eu des offres pour ton dernier projet et ça ne te satisfaisait pas ?

KJ : Oui, il y avait de ça. Aussi qu’ils ne me proposaient pas les ressources nécessaires pour faire ce que j’avais envie de faire. Donc plutôt que de signer un truc à la hâte, je peux être patient. Je ne cherche pas forcément la signature, j’ai juste envie de faire de la bonne musique. Je me suis aussi rendu compte que j’ai passé beaucoup de temps dans des rendez-vous, des réunions. Pendant ce temps-là, je ne faisais pas de musique. Et je perdais un peu de cette connexion avec les gens qui m’avaient permis d’obtenir ces rendez-vous.

A : Pour beaucoup de gens, le son de Toronto c’est OVO. Quand un rappeur français dit qu’il veut une production « Toronto », ça veut dire un son aéré à la « PartyNextDoor. » Que tu penses de cela ?

KJ : Ça ne m’embête pas. D’un point de vue international, je comprends tout à fait qu’on fasse ce rapprochement. Comme par exemple, Dizzee Rascal a pu représenter le grime en 2005 parce que les gens en dehors ne connaissaient pas les autres artistes. Mais pour suivre le son de la région depuis que j’ai quatorze ans, pour connaître un pote qui bosse au sein de l’équipe d’ingénieurs du son d’OVO, on a vraiment affaire à un son propre à OVO. On ne peut pas résumer le son de Toronto qu’à cela.

A : Du coup, as-tu proposé des sons à OVO, ou essayé d’intégrer le « lab » ?

KJ : J’ai proposé des sons pour Views mais ça n’a pas marché. Un e-mail parmi tant d’autres !

A : C’était des instrus « OVO » sur mesure, calibrés pour Drake ?

KJ : Non justement, ça avait vraiment ma touche, je proposais quelque chose de différent.

A : Est-ce que tu penses que le fait d’habiter à Mississauga, cette ville de banlieue, super étendue, avec ses longues routes, a un impact sur ta musique ?

KJ : C’est sûrement ce qui me différencie d’artistes anglais par exemple. J’ai réalisé ça quand PartyNextDoor a commencé à avoir du succès. Il a beaucoup de similarités avec d’autres artistes de Mississauga car on passe tellement de temps isolés. Notre son est atmosphérique. Les routes sont sans fin. Quand t’es au lycée, le week-end, il n’y a rien d’autre à faire que d’aller à Toronto. Tout le monde conduit et écoute de la musique en conduisant. Tu vois le ciel nocturne, les ravins. Tu écoutes la même musique que les autres, mais la relation est différente car les autres l’écoutent en ville. La relation vision/musique est différente. Et moi, j’aime écouter ma musique en conduisant dans Mississauga, en rêvassant, relax.

« J’ai passé beaucoup de temps ces dernières années à parler de contrat et ce genre de choses. »

A : Sans que ce soit pompeux, ton écriture est assez poétique. Peux-tu expliquer comment tu écris ?

KJ : Je crois que ça a commencé quand j’étais en grade cinq [Équivalent du CM2 en France, NDLR]. Quand tu écris une histoire, tu mets le thème au milieu, et ensuite tu écris des phrases et des mots qui se connectent à côté. Dans ma tête, ça fonctionne toujours un peu comme ça.  Chaque projet que j’ai fait, j’ai toujours commencé à travailler à partir d’un titre. Headphone, Water, Chaos.. Je voyage à partir d’un titre. Une conversation avec des potes, un film, un documentaire, et je commence à faire des recherches et à écrire.

A : Sur « Freely », tu prends l’exemple d’un basketteur qui dunk au-dessus d’un adversaire pour parler de contrôle de l’espace. Qu’est-ce que ça veut dire pour toi ? Ça se réfère à ta musique, à tes sons, à ta présence en concert ?

KJ : Ça se réfère a tout. C’est une approche globale. Ça peut se référer à quand tu voyages, que tu rencontres des gens chez eux. Les gens qui voyagent sont en général plus humbles car ils réalisent qu’il faut respecter l’espace de chacun. « Freely » vient de cette idée que tu peux te mouvoir avec aisance, mais en respectant l’espace de chacun.

A : Il y a beaucoup d’éléments mystiques dans ton univers, que ce soit sur les pochettes (on te voit dans la forêt sur Chaos Theory par exemple), dans les titres de tes albums comme Water ou Night in Space, ou dans tes paroles. D’où cela vient ?

KJ : Je crois que ça vient de ma nature tout simplement. J’ai toujours été connecté à la nature et spirituel d’une certaine façon. Même avant de bouger au Canada, j’étais comme ça à Bristol également. C’est pour ça que je ne peux pas rester à New York trop longtemps par exemple, j’ai besoin d’espace et de parcs.

A : Tu as récemment sorti deux titres qui sont « Friendly Reminders » et « Oh mi Oh my. » Peux-tu nous en parler ? 

KJ : Ces deux sons seront sur mon prochain album qui s’appelle également Friendly Reminders. Water était un album versatile qui part dans tous les sens, sans genre. Chaos était pour moi un moment précis, accidentel qui a tout changé. Night of Space était une sorte de réflexion, de méditation. Friendly Reminders sera lui ma « key to life. » À travers un titre comme « Oh mi Oh my », j’essaie de parler de cette mauvaise habitude de ne pas se souvenir de ses erreurs passées, de dire que les choses peuvent se répéter. Quant à « Friendly Reminders », c’est est en quelque sorte une chanson que j’ai écrite pour ma fille. Quand elle aura seize ans, je pourrai me servir de cette chanson comme de notes, pour qu’elle garde à l’esprit que son potentiel est juste ce qu’elle décidera d’en faire, qu’il faut bosser pour obtenir ce que tu veux, que les choses prennent du temps, que tu dois être studieux, dévoué, passionné. « Can you listen ? Can you shine ? Can you get it ? This is a friendly reminder. »

A : Est-ce que l’album est prêt ?

KJ : Oui, il devrait sortir d’ici avril. Je vais aussi sortir une mixtape avant, un projet un peu moins personnel avec plus d’invités, d’autres producteurs, notamment Birthday Boy, un producteur de Toronto. Je ne sais pas exactement comment décrire ce projet. Il est vraiment né de ce besoin d’écrire, de faire de la musique. Je m’étais rendu compte que j’avais passé trop de temps sans créer quand j’étudiais les offres pour mon album.

Fermer les commentaires

1 commentaire

Laisser un commentaire

* Champs obligatoire

*

  • Jess,

    C’est cool!