Les déconstructions d’E.One
Interview

Les déconstructions d’E.One

Il déconstruit le monde avec Première Ligne ou au sein de son album solo. E.One, alias William Blake et enfant du Blanc-Mesnil, raconte son cheminement.

Photos : Photoctet

Quand il commence à rapper au milieu des années quatre-vingt-dix, E.One est un adolescent du Blanc-Mesnil. La ville baigne dans la culture hip-hop et le jeune MC squatte le service jeunesse de la municipalité. Rapidement, il s’implique sur la scène locale. Ses amis sont complices de sa passion, son entourage et certains grands le poussent à persister. Le parcours a beau être précoce, il reste néanmoins classique : des MJC, une association dédiée au hip-hop, et surtout des rencontres de quartier qui l’amèneront à fonder son premier groupe à l’aube des années 2000 : Eskicit.

La formation composée également de Saikness, Noar et Rim K attendra pourtant plusieurs années pour sortir son premier projet. Huit ans précisément. Après quelques apparitions sur des compilations, notamment déjà aux côtés de Skalpel et de son groupe La K-Bine, Eskicit propose son premier album en 2007 : Immortel. Dessus, E.One y rappe un mélange de détermination et de spleen urbain. Déjà, il arpente des boucles de soul et cogne sur l’ordre établi, entre écriture pleine de travelling et égotrip harangueur. Mais surtout, il porte déjà son alias, cet a.k.a cher aux rappeurs américains qu’il affectionne. Pour lui, de ce côté-ci de l’Atlantique, ce sera William Blake.

Cet alias, E.One en fait son double durant toutes ses années de rap et continue à y faire référence avec Première Ligne, le groupe qu’il forme depuis 2011 avec Skalpel et Akye. En parallèle, il découvre le milieu militant, enchaîne les scènes, les rencontres et les lectures. Il se repasse Dead Man en boucle et affine sa pensée tout en maintenant ouvertes les portes de sa perception, lui qui dit que « (son) pire pêché est sa corde sensible. » Bref, à l’instar du personnage de William Blake dans le film de Jim Jarmusch, E.One glisse doucement mais sûrement hors des « Sentiers de Babylone », ceux qu’il chantait en 2007.

Dix ans après ce morceau, trois projets avec Eskicit et deux avec PL plus tard, il sort enfin son premier disque solo. Ce dernier ne pouvait pas s’appeler autrement que William Blake, et en filigrane, il raconte un parcours de vie, à la fois artistique et populaire. Celui qui a poussé le jeune rappeur désormais trentenaire, à déconstruire chacun de ses acquis au gré de ses rencontres et de son cheminement. Entretien avec un MC qui manie la notion de dualité avec engagement.


Abcdrduson : En ouverture de ce premier disque solo, tu dis avoir découvert le rap avec une cassette du Ministere A.M.E.R.

E.One : J’avais douze ans et mon beau-frère me donne 95200. Ça a vraiment été un choc. Évidemment, je ne connaissais rien à la vie. Pour moi, c’était trash, c’était violent. Mais surtout c’était révolté, sale dans le bon sens du terme, libre en fait. Ça m’a marqué au point qu’avec mon cousin qui a à peu près le même âge que moi, on s’est tout de suite mis à écouter du rap, dans cette période où il changeait tout de même pas mal. Tous les nouveaux flows arrivaient. Time Bomb, Ärsenik, la FF, cette nouvelle manière de rimer. On s’est retrouvés là-dedans en tant qu’auditeurs. Que les gars s’expriment, travaillent autant les mots, les rimes, ça m’a fasciné. J’avais vraiment des sensations en écoutant du rap. Au point qu’aimant déjà bien les mots moi-même, je me suis dit : pourquoi pas moi ? D’une certaine manière, c’est un peu de là dont tout part. C’est aussi pour cela que j’ai décidé que mes premiers mots sur l’album feraient référence à ça.

A : Sur le disque, tu parles aussi de l’odeur de peinture, des platines, de la cire des vinyles. Tu vivais donc d’autres disciplines ? Ou du moins tu te fondais dans un tout ?

E : En réalité, le tag m’a très vite attiré. Malheureusement, je n’étais pas extrêmement doué, mais je me suis reconnu dans plein de choses. Il y a évidemment le côté gratuit, dans les deux sens du terme : celui qui sous-entend la liberté du geste, facile d’accès en apparence. Mais aussi celui qui sous-entend tout le côté vandale. Je n’ai d’ailleurs jamais été vraiment branché graffiti, c’était vraiment le tag qui me fascinait. Et surtout, j’adorais le côté alter ego. Dans le tag, tu sors la nuit, tu explores la ville, tu chemines dans l’ombre et tu laisses ta trace que tout le monde découvre une fois qu’il fait jour. Pour moi, c’est exactement les caractéristiques de la vie d’un super-héros. Personne ne sait qui tu es, personne ne te voit, mais tu existes. À côté de cela, le Blanc-Mesnil est une ville où le hip-hop était très vite hyper implanté. Il y a notamment une grande communauté de danseurs, depuis toujours. Donc oui, on peut dire que sans faire autre chose que du rap, j’étais dans un tout.

A : Il y a beaucoup de rappeurs qui viennent du Blanc-Mesnil…

E : [Il coupe] Il y en a énormément, c’est même la capitale française du rap ! [Sourire]

A : Les côtoyais-tu ?

E : Oui, certains directement, d’autres indirectement. De toute façon, à Blanc-Mesnil, il y a une culture hip-hop très forte. De près ou de loin, plusieurs générations baignent là-dedans, et je suis loin de faire partie de la première. Il y avait Salim des Princes du Swing par exemple. Il habitait Cité Verte. Mais pour moi, tout tournait d’abord autour du lycée et du service jeunesse de la ville. Je les harcelais pour qu’ils organisent des trucs. Très tôt, j’ai eu mon premier groupe, j’étais tout juste adolescent ! On a ensuite fondé une association qui s’appelait Arts de Rue. On était très implantés dans la ville en réalité et ce tissu social qui existe en banlieue m’a permis de rencontrer plein de gens. Même Skalpel [avec lequel E.One fondera plus tard Première Ligne, NDLR], je l’ai rencontré en faisant circuler des prods qui ont finalement atterri entre ses mains. Entre dix-huit et vingt-cinq ans, j’étais super actif localement et les gens de mon entourage m’ont vachement soutenu, notamment certains qui étaient plus vieux que moi et plus ou moins dans le son.

A : Tu fondes Eskicit, ton second groupe, en 1999. Vous sortez votre premier disque en 2007. Pourquoi huit ans entre ces deux jalons ?

E : Parce qu’il faut se former ! Tu n’arrives pas comme ça pour sortir un disque. C’était aussi le tout début de cette période où produire à partir d’un ordinateur commençait à devenir accessible, où tu pouvais acheter un micro pour pas trop cher. Même si c’est accessible, tu ne t’improvises pas producteur ou ingénieur du son du jour au lendemain, d’autant plus qu’en 1999 je n’ai que seize ans et tout ça est embryonnaire. On en est encore à l’époque où le passage en studio professionnel est obligatoire, où tu as besoin d’un vrai budget pour faire un disque. Je suis adolescent et j’avais bien conscience que… [Il cherche ses mots] Une œuvre, c’est un truc qui sort et ne t’appartient plus. Je sentais bien que je n’avais pas encore ce truc abouti au fond de moi. Il y avait aussi une histoire de timing avec mes potes d’Eskicit, on voulait vraiment avoir notre son. Ça aussi c’est quelque chose qui prend du temps.

A : Pour reformuler la question différemment : comment un groupe tient-il huit ans sans projet discographique à faire vivre, à défendre ?

E : En n’arrêtant pas de progresser, en faisant quand même plein de choses : enregistrer des morceaux, rencontrer des gens, faire des scènes. Il y a eu des moments, évidemment, où la vie a fait que certains étaient en retrait du groupe pendant quelques mois. Mais ce n’est pas pour ça que les autres attendaient sans rien faire. Par exemple, il y a un moment où ça m’a donné l’impulsion d’apprendre à produire. Et puis on ne projetait pas une carrière car on était encore dans la découverte d’une certaine manière, en tout cas moi je l’étais. Tu es entre potes, tu as une passion, et elle est tellement ancrée en toi que même aux moments où le groupe était un peu délié par la vie, tu continues à faire des trucs, donc à progresser. J’ai enregistré des dizaines de freestyles dans ma chambre, je me suis fait un album solo sur mes propres productions qui n’est jamais sorti car il n’était pas au niveau, notamment ses beats, mais je n’avais aucune frustration. Je savais que j’étais en train de me former, en faisant des scènes à Blanc-Mesnil, en enregistrant des trucs dans ma chambre, en participant à des open-mic qu’on organisait avec l’association.

A : Quand vous sortez votre premier album, Immortel, il y a un maxi qui suit quasiment tout de suite derrière : Echos.

E : L’album était là pour concrétiser notre histoire. Mais en fait, il l’a lancée. On voulait un objet qui matérialise ces années de travail, on avait beaucoup travaillé pour avoir un bon son, un disque qui sonne, lourd. C’était notre principal objectif et Saikness [Beatmaker d’Eskicit, NDLR] avait énormément œuvré en ce sens. On a sûrement fait des erreurs dans la réalisation du disque, comme tout premier projet. Mais je pense qu’on a vraiment réussi à avoir ce son. On a un super master, un disque classe, propre. L’album a d’ailleurs été bien reçu et il a créé une dynamique. Les sons de Saikness étaient toujours aussi bons, voire même meilleurs. De mon côté, j’avais obtenu une résidence dans une structure, Le Deux Pièces Cuisine [Structure située au Blanc-Mesnil dédiée à la production sonore en plus d’être une salle de concert, NDLR], ce qui nous a permis de réaliser Echos. C’est vraiment l’histoire d’une dynamique qui s’est lancée avec le premier album. Les gens ont apprécié notre son très soulful, à une époque où ça ne se faisait pas trop dans le rap français. Cette patte-là a marqué les gens, et c’était celle de Saikness et Noar. À côté, Internet a permis à l’album et au maxi de voyager, de nous connecter en dehors du Blanc-Mesnil. De fil en aiguille on a rencontré des gens, on a été sollicités pour des scènes. On a attendu huit ans, mais en un an et deux disques, on a réellement lancé notre aventure, on est partis en tournée avec La K-Bine. C’est là que j’ai appris qu’un disque servait aussi à rencontrer des gens.

« Avoir un personnage, ce n’est pas une protection mais une projection. »

A : Est-ce cette tournée avec la K-Bine qui vous fait rencontrer le milieu militant, auquel est très associé Première Ligne [Le groupe que forme E.One avec Skalpel et Akye depuis 2011, NDLR] aujourd’hui ? 

E : Oui. C’est cette tournée mais c’est surtout la compilation Libérez Action Directe qu’avait sortie la K-Bine qui a fait les premiers contacts avec les milieux militants. Skalpel, de par son histoire personnelle et ses connaissances politiques, était déjà dans cette perspective de faire vivre son propos, de pouvoir le diffuser en dehors du milieu rap. Et finalement, d’afficher aussi ouvertement ses opinions, ses thématiques politiques, ce n’était pas si courant dans le rap à ce moment-là. Les rappeurs disaient tous plein de choses, hyper importantes pour nous-mêmes en tant qu’auditeurs d’ailleurs. Mais ce n’était pas pensé, conceptualisé, politisé comme Skalpel le fait par exemple. Le milieu militant s’y est intéressé, nous a entendus. Nous, on découvrait ces structures, ces personnes, ces lieux. Forcément, quand tu découvres les choses, c’est toujours une super expérience. C’était à l’arrache, on partait en caisse et on découvrait de nouvelles pensées, des nouveaux lieux. On a pu faire vivre notre musique et la présenter à des gens qui ne l’auraient pas forcément entendue si nous n’étions pas venus sur scène. Entre nous aussi ça a été super positif, ça nous a permis de vivre des moments qui soudent encore plus des amitiés. On a rencontré des gens dont on a beaucoup appris, on a fait le Rap Red and Black Tour en Europe.

A : Tu parles de Skalpel, de son vécu, de ses opinions et son militantisme politique. Vous formez un binôme avec Première Ligne. Mais toi, quelle est ta culture politique à ce moment-là ? Quel est ton point de départ ?

E : J’ai vécu dans une famille de gauche et dans un département où tu n’es pas entouré par des Versaillais [Il sourit]. Mais en réalité, je baignais dans une atmosphère plus que dans une conscience politique. Et même les rappeurs que j’écoutais étaient eux-mêmes plus engagés à travers les ambiances de leurs disques que par un propos directement militant. C’est de cette atmosphère-là que j’ai d’abord héritée, cette ambiance un peu « nous contre eux ». Et puis à travers Skalpel d’abord, puis ensuite tous ces contacts avec des gens qui ont un bagage politique, j’ai appris. D’eux évidemment, mais aussi de livres. J’ai découvert toute une littérature que je ne connaissais même pas, à laquelle je n’avais pas accès. Et puis comme tout le monde j’étais forcément un peu conditionné par mon vécu, par mon enfance. J’avais une sensibilité évidemment, mais par exemple, les thèmes de l’usage de la violence politique, déconstruire la société pyramidale, même si tu as une intuition, ça reste des mythes à faire tomber. Via des échanges, des rencontres, j’ai déconstruit certaines choses qu’on m’avait apprises ou que j’avais intégrées. Les livres m’y ont beaucoup aidé. Entre ce qu’on te dit et la réalité, tu perçois un truc. Un bouquin comme La Société du spectacle te permet de mettre des mots et des concepts sur ce décalage que tu perçois. Au fur et à mesure, tu déconstruis tout un tas de réflexes innés qu’on t’a inculqués. Même ton propre racisme, ta propre homophobie, qui peuvent apparaître dans ta façon de parler par exemple. Tu sais pertinemment que tu n’es pas raciste, mais tu réalises que socialement, tu as récupéré des expressions ou des réflexes qui viennent d’un héritage conservateur, raciste, homophobe.

A : Il y-a-t-il quelque chose de douloureux dans cette déconstruction ? J’entends par là que ton premier disque, Immortel, avait quelque chose de très triste, il évoquait pas mal de blessures présentes, parlait même ouvertement de déprime. À l’inverse, William Blake est beaucoup plus serein, beaucoup plus en paix intérieure, comme si les blessures étaient devenues des cicatrices et les mauvais souvenirs derrière toi.

E : Oui, il y a des cicatrices dans William Blake, c’est sûr. Mais de là à les mettre sur le dos de la déconstruction, de dire que ça fait mal ? Non, je ne pense pas. Je suis quelqu’un de sensible, je ressens tout de manière très forte. Mais surtout, j’avais un côté romantique dont je me suis débarrassé, romantique dans le sens « la souffrance c’est beau. » Cette esthétique-là correspondait notamment à mes lectures, à ce que j’écoutais, mais elle m’a mené dans des impasses, particulièrement politiques. Ce romantisme de la souffrance, politiquement c’est intenable. Oui, l’existence c’est un truc angoissant, oui la société est violente et nous écrase. Mais justement ! C’est une raison de plus de ne pas se laisser atteindre par ça. Et ce sont notamment toutes ces rencontres, ces nouvelles lectures dans lesquelles je me suis plongé, en côtoyant des gens qui avaient un bagage politique, que j’ai appris à relativiser cette esthétique du mal-être.

A : Tu le dis, à un moment, que ton pire péché c’est ta corde sensible.

E : Oui. Et c’est un thème que je reprends souvent. Dans « Mon pire ennemi » j’essaie de dire qu’il est inutile de se rajouter des contraintes à celles qu’on nous impose déjà. Se mettre bien, avoir un savoir qui est joyeux, trouver qui tu es, s’accorder avec soi-même, s’accepter, c’est arrêter de se mettre des contradictions internes et ça a du sens politique. On ne se dénoue pas assez. Il faut dire que face au monde absurde, être en accord avec soi-même et ce qu’on pense, aller bien sans être résigné face à ce qui te blesse ou te révolte, c’est une voie possible. J’essaye de creuser des pensées et de les mettre à l’épreuve du réel. Je me considère un peu comme un chercheur : toujours se déplacer, rencontrer, apprendre, être plus fort. Il y a quelque chose de très bourgeois dans le romantisme qui consiste à dire : « oh le monde est dur, je souffre. » Ça aussi c’était une construction quelque part et il est possible de la déconstruire. Tout ça explique aussi un peu cet alias de William Blake, que ce soit au poète ou au film Dead Man [William Blake est le nom du personnage principal du film, NDLR]. Ce sont des histoires d’initiation, de découverte, de mouvement, bref, de déconstruction.

A : Justement, tu portes l’alias de William Blake depuis le premier disque d’Eskicit. Aujourd’hui, avec cet album, tu fais d’ailleurs des passerelles entre les deux disques. Au point qu’on a parfois du mal à savoir ce qui correspond à E.One et ce qui correspond à William Blake.

E : [Il sourit] Moi aussi j’ai un peu du mal. Quelque part c’est la même personne, mais à partir du moment où tu crées… Pour parler de soi… [Il cherche ses mots] Je pense que le moi est un truc très fluctuant, d’où le morceau « Personne. » La personne que l’on est est toujours un peu fluctuante même si bien sûr, on a tous nos bases, notre fond. Mais on est tous traversés en permanence par des choses. Après cette interview, j’aurais peut-être un petit peu changé, enregistré d’autres points de vue. Avant ma première gorgée de bière, je pensais à quelque chose, après cette gorgée je pensais à autre chose. On ne peut pas savoir exactement qui on est, c’est trop mouvant, un peu insaisissable.

A : Cette dualité, tu l’explores aussi avec beaucoup d’oxymores, d’énumérations de contraires.

E : C’est une construction de l’esprit qu’on se crée pour se rassurer : j’aime ceci, je suis comme ça. Quand tu parles de toi, tu es dans une construction quelque part. Ça rend les choses plus claires, c’est un support. Le personnage permet de mieux parler de soi. Derrière l’alias, il y a aussi cette culture qu’ont eu la plupart des rappeurs américains que j’apprécie, cette idée d’être un peu un super-héros, une deuxième personne. Les références au Wu-Tang, aux comics, au cinéma qui se ressentent pas mal dans ce que je fais, c’est aussi une manière de parler de moi et de le rendre accessible.

A : Est-ce aussi une protection ?

E : Non, au contraire, je pense vraiment que c’est une manière de se livrer. C’est une projection, pas une protection. Tu esthétises qui tu es, car ça reste une œuvre. Il faut qu’il y ait une esthétique, une certaine beauté et du style, pratiquer un art, ça sert aussi à se dépasser. En esthétisant, tu esthétises qui tu es et tu découvres des choses sur toi-même. Tu as un personnage qui se construit, et ce personnage il apporte une certaine clarté, il est plus compréhensible et permet de plus facilement lever le voile. Ton moi devient plus universel et les gens peuvent se glisser dans une esthétique. C’est comme ça que tu partages des bouts de toi avec eux.

A : Et faire écho à des phases que tu avais déjà prononcées en 2007 ?

E : Il y a cette volonté de faire un lien. Ce personnage de William Blake est toujours là après plus de quinze ans de rap puisque je n’ai pas commencé par un disque. Je voulais que l’ado qui voit le film de Jim Jarmusch soit encore là. Parce que ce film, quand je l’ai vu la première fois, j’ai pris une claque, mais j’en ai repris une à chaque fois que je l’ai revu. Au fur et à mesure, j’ai mieux appréhendé son côté anti-colonial, sa portée politique, sa poésie aussi. À travers ce film, et donc de l’alias William Blake, je peux projeter toute une partie de mon cheminement personnel. C’est aussi grâce à ce film que j’ai découvert le poète homonyme, William Blake. Et je me suis rendu compte que je le recroisais tout au long de mes découvertes. En lisant, en écoutant aussi d’autres styles de musique comme le rock, je l’ai retrouvé en référence un peu partout. Il a inspiré beaucoup de monde. Les Doors ont choisi leur nom à cause d’un poème de Blake qui parle des portes de la perception par exemple. L’alias ne m’a jamais lâché en réalité.

« Le romantisme de la souffrance mène à des impasses, notamment politiques »

A : L’écho à Dead Man se retrouve également dans la pochette de ton disque avec cet Indien mis en position allongée qui a cette lumière qui part de son œil. Il y a quelque chose d’un peu mystique, qui touche à l’âme, l’esprit, et aussi à la mort, au tombeau. C’est aussi une référence à l’histoire et à la culture Amerindienne ?

E : Dans Dead Man, le personnage principal du film est un monsieur-tout-le-monde, blanc, comptable, soumis, très respectueux qui arrive dans le Far West après avoir tué un autre homme blanc. Il est en cavale, condamné à mort pour son crime. Un Indien devient son ange-gardien, celui qui le conduira à s’accepter tel qu’il est, notamment un tueur d’homme blanc. Derrière cette histoire, tu as toute cette symbolique où tu vas parfois à l’encontre de ce qui t’étais prédestiné. Il découvre le monde à travers les yeux de cet Indien, et d’une certaine manière, c’est aussi un peu mon histoire à moi de déconstruire les choses et d’essayer de voir les choses à travers d’autres yeux. Quelque part, mon disque est l’histoire d’une déconstruction.

En plus de cela, dans ma représentation du monde, la colonisation de l’Amérique du Nord et le génocide indien sont des éléments pivots de l’histoire moderne. Il y a tout dans cette histoire. La colonisation évidemment, celle de cet Occident blanc qui décide de s’approprier une terre où les Indiens vivent depuis des siècles. Ils ont une véritable philosophie, bien plus avancée que la représentation du sauvage que la culture populaire a voulu transmettre. Leur organisation sociétale par exemple est très forte, ils vivent également en harmonie avec la nature. L’Occident veut s’approprier les richesses naturelles, alors il chasse les Indiens. Mais il ne se contente pas que de cela : il éradique le mode de vie indien, tout ce qui le constitue, et il le fait avec une violence qui relève presque de la vengeance sanguinaire. Pourquoi ? Car toute la pensée des Indiens est l’exact opposé du capitalisme. Ils n’ont pas besoin d’argent pour organiser leur fonctionnement social. Leur notion du chef est symbolique, et non coercitive. Ils refusent toute capitalisation de la nature. Bref, tous les pans de leur organisation sont l’inverse du capitalisme. Alors le génocide et l’éradication des Indiens n’a pas été selon moi uniquement fait pour s’approprier des richesses. Il l’a aussi été pour éradiquer une pensée qui gênait le développement voulu par les Occidentaux. Je crois que leur pensée était vue comme dangereuse. Que ce soit pour moi ou pour Skalpel, la pensée amerindienne est une vraie source d’inspiration. On la file d’ailleurs avec Première ligne, notamment via le morceau « Apaches. »

A : Il y a dans les oxymores de ton disque une grande dualité où tu fais cohabiter les notions de guerre, de combat, et de paix. Comment fait-on cohabiter une parole relativement violente – tu me disais notamment croire au recours à la violence en politique -, et une parole apaisée ?

E : C’est quelque chose que j’ai découvert dans Nietzsche, ou du moins qui m’a permis de mettre des mots dessus. Il dit qu’il faut être en guerre en permanence contre les autres mais aussi contre soi-même. Par là, il veut dire être toujours dans la lutte, celle de la remise en question. Camus a dit cela aussi. Se révolter, combattre, cela donne un sens à la vie. On est là, on ne sait pas pourquoi on est là, il y a quelque chose d’absurde dans l’existence. À partir du moment où tu te lèves et tu dis « je me révolte, je combats », tu fais quelque chose qui a du sens. Ça veut dire combattre des idées, parfois des personnes, mais aussi combattre tes propres idées en les remettant en cause. Et je pense qu’en faisant cela, tu crées une certaine harmonie. Combattre donne du sens, et le sens permet d’être en paix.

A : Dans la continuité, il y a chez Première Ligne, mais aussi dans cet album solo, une idée de vengeance qui revient plusieurs fois.

E : Là encore, c’est vengeur masqué. [Il sourit] C’est Batman ! La vengeance c’est sale, ce n’est pas un truc que je défends. Mais force est de reconnaître que c’est une énergie qu’il y a chez tout le monde, et qui a un certain style.

A : La vengeance a du style ?

E : Bien sûr ! Regarde le nombre de personnages et d’histoires qui ont été créés autour de cette idée. Ce ne sont que des trucs chant-més. Old Boy, Batman, Impitoyable, tous ces personnages qui reviennent de loin en disant « maintenant je vais te niquer ta mère parce que je me suis entraîné et je suis déterminé », ce ne sont que des films ou des personnages mortels. [Très enthousiaste] Les mecs partent, font des entraînements dans des temples shaolins ou quoi ! Ça sauce ! [Rires] Nous aussi dans nos disques nous racontons des histoires, la nôtre. Il faut qu’il y ait du suspense là-dedans aussi, de la dramaturgie. Et regarde la dramaturgie de la vengeance, dans les arts c’est un thème fondateur et qui a créé des œuvres grandioses. Et puis je pense aussi que ça vient de mon enfance, qui était un peu dure intérieurement. Gamin, devant certaines décisions ou actions des adultes, je me disais : je me vengerais !

A : Et aujourd’hui tu estimes t’être vengé ?

E : [D’un grand sourire] Ouais ! [Rires]

A : C’est bien ça ! [rires]

E : Carrément ! [Rires] Tu sais, quand t’es enfant, tu fais partie d’une catégorie opprimée. Tu subis les adultes, leurs décisions, aussi leurs mensonges. Les adultes te mentent, te disent de faire des trucs qui ne te semblent pas logiques, et ça me révoltait, me semblait insupportable. Je m’étais dit : quand j’aurai le pouvoir d’être un adulte, je vais rétablir ce que je pense, ce que je veux être. Et c’est un peu ce que je fais dans mon skeud : je rétablis qui je suis, et je vous emmerde.

A : Autre dualité qu’il y a dans le disque, c’est un rapport très affirmé à la drogue tout en défendant une vraie clairvoyance, une lucidité, bref, un rap qui est très conscient pour le dire très simplement.

E : La drogue façonne la vie humaine, et de façon hyper importante, centrale, au même titre que la sexualité. Je m’explique : tout est perception et les êtres humains cherchent en permanence à modifier leur perception. À côté de ça, l’humain est très vite dans un comportement d’addiction, deux de ses mots préférés sont « plus » et « encore ». Et je pense que tout le monde a ses addictions, donc ses drogues. Quand tu deviens adulte, c’est quelque chose que tu comprends : tout le monde a une addiction, pas forcément uniquement à travers le prisme des stupéfiants. Si tu y réfléchis, tu verras que chaque personne que tu connais a son addiction : beaucoup picolent, certains sont accros au jeu, d’autres aux stupéfiants, aux médicaments, etc. L’addiction concerne tout le monde, à différents niveaux bien sûr, mais tout le monde a sa drogue et y trouve une modification de sa perception. Même au jogging. Quand tu cours une heure, après, tu ne perçois pas les choses comme tu les percevais avant de courir. Tu as sécrété des endorphines, ton corps répond différemment, c’est une modification de la perception. Et cette addiction généralisée, personne n’en parle. Moi c’est de ça dont je parle : cette quête à changer ses perceptions. La vie est rythmée par ça, avec ou sans substances. Et le fait que tout le monde ait un moment ou un autre recours à ce changement de perception, je l’ai découvert en devenant adulte. Je n’imaginais pas qu’on courait tous après cela. La drogue, ce n’est pas juste la fête et un côté récréatif, c’est quelque chose qui rythme la société, jusque dans son organisation politique ou économique.

A : Justement pour aborder une autre thématique qu’il y a dans ton disque, la drogue sous toutes ses formes – y compris pharmaceutique – participe aussi à l’endormissement, à contrôler les masses.

E : C’est vrai. Et c’est pour ça qu’il ne faut pas subir les drogues mais trouver les siennes, les choisir, celles qui te permettent de te sentir bien. Il y a une grande violence dans la drogue et c’est pour cela qu’il faut trouver celle qui te convient, pour ne pas la subir. Ça montre aussi la puissance du truc, qui effectivement, peut être dévastatrice. Si tu regardes The Otherside, qui raconte l’histoire de blancs américains du Midwest qui tournent à la meth’ et la fabriquent artisanalement, tu vois que ça ravage la région, que les gens meurent. Et pour autant, l’État Fédéral s’en accommode très bien. Ça permet d’éradiquer des gens. La drogue peut être un redoutable instrument politique. C’est vrai que dans mon disque, j’aborde plus la drogue sous l’angle philosophique que sous l’angle hédoniste. Je suis pour le plaisir. Mais les gens sont aussi à la recherche d’autres sensations, et la drogue sert aussi de levier ou de soupape à certains États. Mais dans tous les cas, tu te rends compte à quel point c’est central et à quel point ce rapport à la perception conditionne la marche de toute société.

A : Tu parles d’hédonisme. Un mot qui revient beaucoup dans le disque est « j’aime. » J’aime telle chose, j’aime telle autre. Il est parfois difficile de savoir si justement, tu évoques l’hédonisme, ou si tu réponds aussi à un besoin de te définir.

E : De manière générale, dans le disque, j’essaie de parler d’amour. D’amour pour certaines choses, mais surtout d’amour qui est le sentiment premier des humains. Tout part de l’amour. Se projeter vers l’autre, être porté par l’amour, c’est magnifique. C’est le désir, c’est la passion, mais c’est aussi l’amitié, la camaraderie. Je suis persuadé que les êtres humains sont faits pour aller les uns vers les autres. On a truc en nous qui pousse à aller vers les autres. Je suis persuadé que dans ce que l’on fait tous, il y a une notion de don.

A : Il y a dans tes disques et notamment dans cet album cette notion de ténacité par rapport au rap, comme si arrêter serait une trahison, que lâcher l’affaire est tout simplement interdit, un peu comme un champ de bataille qu’il ne faut pas déserter.

E : Oui, c’est exactement ça, un champ de bataille sur lequel parfois tu souffres mais que tu ne veux pas déserter. Toutes proportions gardées bien sûr, c’est se faire violence et se mettre en danger d’aller chercher des choses, de se mettre en avant, de se dévoiler.

A : Tu estimes te définir dans ce disque ?

E : Oui, carrément c’est ça le disque. D’autant plus que j’essaie d’être le plus possible en accord entre ce que je vis dans ma vie et ce que je raconte. Je m’impose une certaine marge en fait. Et ce n’est pas forcément du confort, c’est même plutôt de la précarité. Pas de la misère hein, tout va bien, mais c’est précaire, incertain, je mène une vie qui est guidée par ce que je dis et je ne ferais jamais de compromis sur ce que je dis. Et si ça me pose des réels problèmes dans la vie physique, je serai obligé d’y faire face, de les assumer, de les surmonter. Et oui, il y a cette idée de guerre dont on parlait plus tôt, dans le sens où je me répète à moi-même qu’il faut que je continue à faire des œuvres, que je ne lâche pas un pouce de terrain. C’est une attention de tous les instants en quelque sorte. Quand je vois le nombre de rappeurs qui ne rappent pas, c’est grave !

A : C’est-à-dire ?

E : C’est une lutte de rapper, c’est du travail, c’est un engagement. Et je crois que pas mal de rappeurs ne le voient pas comme ça. Ce que je veux dire par là, c’est que l’art c’est aussi un choix de vie, un engagement notamment vis-à-vis des gens. Si tu décides de dire des trucs de fou aux gens, notamment radicaux, tu peux pas arriver et dire : « je vous dis ça et après je me casse. » Non, ça ce n’est pas concevable dans ma façon de faire de la musique. Tu dois être là, faire le maximum. C’est quelque chose qu’on cultive avec Première Ligne et BBoyKonsian : sortir des œuvres. Pas à la chaîne mais en tout cas, il est hors de question d’affirmer des choses si c’est pour laisser le terrain vide derrière. C’est aussi pour ça qu’avec Première Ligne on essaie de faire venir le milieu militant dans les banlieues. Quand je dis « on », c’est beaucoup de monde, de BboyKonsian à Palante BBK [Structure dédiée à la culture latino, matérialisée notamment par une émission radio, NDLR] en passant par le MFC [Ménilmontant Football Club, NDLR] ou des photographes : on veut décloisonner. On veut que nos idées se fassent de manière populaire avec des gens de quartier. Pas pour des gens de quartier, mais avec des gens de quartier. Le rap fait partie de ces moyens-là, le club de football populaire qu’est le MFC en est un autre. Et on sent que ça avance. Doucement mais sûrement. On voit des gens de quartiers qui viennent dans des organisations militantes. Il y a dix ans, le militantisme avait un certain entre-soi, presque un côté petit bourgeois. Ça ne va pas assez loin, mais ça bouge. Le MFC c’est à l’image des quartiers, tout le monde s’y mélange, ce n’est pas du tout géré de façon pyramidale, à l’ancienne. Idem dans l’AFA. [Action Antifaciste Paris Banlieue, NDLR]

« Quelque part, mon disque est l’histoire d’une déconstruction.  »

A : Tu racontais tes débuts via le service jeunesse de la municipalité du Blanc-Mesnil. Tu fais des ateliers avec des enfants dans des écoles ou des structures. Quel regard portes-tu sur l’appropriation du hip-hop par les institutions, institutions dans lesquelles tu as finalement un pied ?

E :  Je ne suis pas fan de l’institution, évidemment tu t’en doutes. Qu’il y ait une volonté de récupération politique du hip-hop, c’est évident. Quand j’étais petit, je réclamais à ma ville qu’il y ait plus de choses pour nous. En réalité, il y a une demande, que tu sois en banlieue ou à la campagne et sûrement même encore plus à la campagne où il y a un vrai manque. Dans un premier temps, l’institution, je pense qu’elle s’en bat les couilles des jeunes. Il n’y a pas énormément de choses pour la culture hip-hop. Je pense que vu par ce prisme en tout cas, tu ne peux pas dire que la culture hip-hop est devenue dominante car plein d’autres cultures bénéficient de bien plus d’accessibilité que celle qu’on donne au hip-hop. Après, la vraie question, c’est : qu’est-ce qu’il se passe dans ces structures institutionnelles ? Est-ce que la pratique artistique dans ces lieux doit se faire selon des codes cadrés ou est-ce que l’expression est libre, y compris dans la part de révolte que peut porter notre musique ? Est-ce que c’est de la récupération politique ? Est-ce que c’est géré par des escrocs qui s’en mettent plein les poches en proposant des activités naïves et insignifiantes ? Ou est-ce que c’est géré par des activistes, par des gens qui sont dans la transmission ? Ce que je vois lorsque je fais des ateliers avec des mômes, c’est que ça leur fait du bien. On fait en sorte qu’ils fassent tout eux-mêmes, de la production à l’écriture en passant par l’interprétation. C’est d’ailleurs hallucinant à quel point ils s’approprient les outils pour faire des sons. Ils s’enregistrent, et c’est sûrement les premiers souvenirs qu’ils vont se faire de leur pratique du rap. Ça restera toute leur vie ! Dans le partage, tu ressens qu’il y a des sensations incroyables. Leur création est libre, et ils s’expriment réellement, on ne les cadre pas, on les accompagne juste. Et ça le système ne s’en rend pas compte : en son sein, il y a des choses anti-système qui se produisent. Ça fait partie de ces belles petites étincelles qui se produisent dans un cadre institutionnel. Mais attention, je ne suis pas dans un truc qui dit qu’il faut infiltrer le système pour mieux le détruire. De manière générale, je ne pense pas ça. Je pense même qu’il y a plus d’endroits où tu ne pourras rien changer même en infiltrant le système que l’inverse. Mais il existe des fenêtres de tir pour faire de belles choses, et ces ateliers en font partie.

A : Tu ne crois pas qu’on puisse changer le système de l’intérieur ?

E : Je suis persuadé que non. Et ça n’empêche pas tout ce que je viens de te dire avant et qu’il y a des gens géniaux qui sont au cœur de ces problématiques. La Sierra Prod est une association géniale, j’adore travailler avec eux. Et surtout, j’ai fait le choix d’être en société. Ça pourrait être un choix, respectable d’ailleurs, de vivre autonome, à la campagne, coupé de tout. Je le ferai peut-être un jour. Mais aujourd’hui, non, j’ai fait le choix de rester au sein de la société car j’ai envie d’être sur le terrain tout en étant lucide. On peut être au sein de la société tout en gardant cette culture de la remise en cause. Critiquer, remettre en cause, ne pas faire de compromis, voilà ce qui compte. Je ne ferais d’ailleurs pas ces ateliers avec des gens qui ne me captent pas ou ne voient pas ma part de radicalité. Ceux avec qui je travaille aujourd’hui la comprennent, et comprennent aussi qu’elle peut amener quelque chose. Je ne cache d’ailleurs à personne qui je suis quand je fais des ateliers. Ceux avec qui je travaille connaissent Première Ligne et savent que j’en fais partie. Ils savent donc très bien ce que je pense et les idées que je défends. Dans mon atelier, je dis tout ce que je pense. La seule interdiction que je mets aux petits, ce sont les paroles sexistes ou homophobes. Pour le reste, ils font ce qu’ils veulent, et évidemment, je les encourage à dire ce qu’ils ont sur le cœur, à politiser leurs textes de la manière qui leur convient. Je leur dis aussi de se battre pour sortir un truc propre, carré, irréprochable. Pourquoi ? Parce que personne ne pourra rien leur dire à partir du moment où c’est soigné et bien fait. Les gamins sont totalement capables de donner tort à ceux qui financent ces ateliers en pensant : « les petits sauvages vont venir se défouler à l’atelier rap qu’on leur a donné. » Évidemment, je préférerai que tout le monde soit organisé en centre social autogéré. Ça se fait à certains endroits, et bien d’ailleurs. Mais la vraie question derrière ça, c’est avec ton centre social autogéré, qui vas-tu toucher ? Mes petits de CM1/CM2 de Porte de Clignancourt ou de Blanc-Mesnil, ont-ils un centre social autogéré près de chez eux ? Non. Et ça il faut le dire : la plupart des structures militantes et autonomes ne touchent pas les quartiers. Parfois oui, ça les touche, mais c’est très très rare. Du coup, il y a ce truc un peu bizarre où l’institution est parfois le seul lieu qui permet de faire des choses un peu révolutionnaires. Moi en tout cas, ça me permet de toucher des jeunes, d’avoir accès à un public prêt à faire des choses révolutionnaires. Car rien que le fait de se dire « je suis légitime pour créer », c’est quelque chose de radical.

A : Avec Première Ligne, vous êtes un groupe qui tourne beaucoup, qui occupe le terrain. Médiatiquement, vous n’êtes que très peu relayés dans les médias rap traditionnels. Vous avez créé votre propre structure et votre propre média qu’est BBoyKonsian. Quelque part, vous vous situez un peu en périphérie du rap français. Quelle est ta vision de cela ? Est-elle subie ou choisie ? Heureuse ou Malheureuse ?

E : Elle a toujours été choisie ! Elle est même théorisée. Comme je te le disais, il y a la société du spectacle et il y a le terrain, les gens, l’expression populaire. On ne veut pas de manager, on ne veut pas de gens qui nous disent quoi faire. On veut être autonome parce que pour nous, ça a un sens. En s’organisant comme ça, peut-être qu’on aura moins d’exposition, mais on est sûrs qu’on sera plus dans le vrai quand on réalisera des choses. Mais évidemment, on se sent limités sur plein de trucs. Il y a par exemple des tas de réseaux dans lesquels nous ne sommes pas et où nous aimerions être pour plein de raisons. Mais la pensée de base ne change pas : il faut construire son truc de manière à devenir incontournables. Et on a eu de belles victoires ! Par exemple, certaines années, on réalise plusieurs dizaines de dates alors qu’on ne démarche aucune salle. Ce sont elles qui nous appellent, même des salles officielles qui veulent qu’on passe. C’est quelque chose qui prouve que tu as pu avoir une éthique assez forte pour t’imposer. On a ce morceau « Le Cap » avec Première Ligne. Garder ce cap, c’est ça qui construit ton groupe et crée quelque chose. Si tu racontes des choses et qu’ensuite tu fais tout l’inverse, déjà je ne vois pas comment tu peux être en paix avec toi-même, mais surtout les gens vont te prendre pour un guignol et ils auront raison. Alors oui, quand tu gardes le cap, forcément, tu te retrouves dans une certaine marge. Si la question est : « est-ce qu’on aimerait que tout le monde ait accès à nos disques et les écoute ? », la réponse est évidemment oui ! Mais être cohérent est le plus important. La grande famille du rap français ou du rap indé, je n’y crois pas du tout même si on peut être très proches de Dino Killabizz ou de Sitou Koudadjé par exemple. S’il faut se rejoindre, rejoignons-nous sur des thématiques politiques, des trucs concrets. Ce sont ces questions là qui m’intéressent.

A : Est-ce qu’il y a un aspect un peu sacrificiel là-dedans ? 

E : Non, on a dépassé ce truc-là de dire on est underground et on nique les autres. Il y en a plein qui l’ont fait et souvent, ça s’est retourné contre eux car finalement, c’est devenu une posture. Nous ce qu’on dit, c’est qu’on ne pourrait même pas s’entendre avec certaines personnes tant tout ce qu’elles représentent nous dégoûte. Ce n’est même pas une posture, c’est viscéral. On a choisi les gens avec lesquels on travaille et je ne vois pas comment on pourrait faire autrement.

A : Mais au bout d’un moment, n’y a-t-il pas un entre-soi ?

E : Si, et c’est l’une de nos limites, cette marge dont je viens de parler. C’est pour ça qu’à travers différentes activités, notamment militantes dans lesquelles Emiliano [Skalpel, NDLR] et Akye [DJ de Première Ligne et fondateur de la structure BBoyKonsian, NDLR] sont plus impliqués que moi. Il y a une volonté de créer des passerelles avec les quartiers populaires, de travailler sur des thématiques réelles : les violences policières, le néocolonialisme dans les quartiers. Bref, transformer le milieu militant pour qu’il s’ouvre vers les milieux populaires, briser cet entre-soi. Quand on est arrivé dans ce milieu, on était nouveaux, on a découvert des gens et des gens nous ont découverts. Ce qui nous est arrivé, on veut que ça se produise tout le temps, pour d’autres et pour les autres.


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