Chronique

Jay-Z
Kingdom Come

Roc-A-Fella Records - 2006

Les années 2004, 2005 et 2006 auront permis à Jay-Z de réajuster consciencieusement son image publique. En posant un pied en dehors du rap après la sortie de son Black Album il y a trois ans, l’influent MC a pu élargir sa sphère d’ambitions et se crédibiliser dans ses nouveaux rôles. Devenu président d’un label historique (Def Jam), ambassadeur de l’ONU et compagnon de la diva Beyoncé, Shawn Carter n’a négligé aucun détail – tournées mastodontes, alliances artistiques et contrats publicitaires – pour peaufiner son statut de « Président du Hip-Hop ». Entre baggy et costume trois pièces, ostentation et placement de produit, ruée vers l’or et engagement humanitaire, chacun de ses mouvements semble aujourd’hui répondre à une logique implacable, qu’il avait résumée il y a deux ans d’une simple pirouette : « I’m not a businessman, I’m a business, man« .

Dans ce contexte, et contrairement aux apparences, Kingdom Come n’est pas l’album du grand retour de Jay-Z, omniprésent pendant sa parenthèse discographique, mais plutôt un projet d’image, lui permettant de relier sa suractivité artistique – 9 albums en 11 ans – avec les exigences de sa nouvelle stature. Défi intéressant car, du haut de ses 37 ans, Jay-Z a imperceptiblement glissé vers une situation quasi-inédite pour un rappeur : supra-populaire à l’aube de la quarantaine, trois cent vingt fois millionnaire, il se doit de demeurer la figure incontournable d’un genre particulièrement mouvant, au milieu d’une industrie musicale en plein chaos. C’est l’objectif affiché de ces 14 nouveaux titres – « Thirty is the new twenty, I’m so hot, still« , insiste-t-il – mais à trop avoir conscience de son influence, « Jay-Hova » y perd de sa magie en essayant de la fabriquer.

Bien sûr, ce MC qui mémorise ses textes sans les coucher sur papier connaît toujours la valeur de la simplicité et n’a pas son pareil pour se décrire en Gulliver du Hip-Hop (« I don’t buy out the bar, I buy the night spot« ). Il reste un vocaliste agile, capable de jouer sur les ruptures de ton et les ponctuations pour transformer 4 minutes de musique en un véritable spectacle. Ses producteurs, Just Blaze et Dr. Dre en tête, l’ont bien compris. Ils déploient devant lui un vaste terrain de jeu, entre frénésie soul et velours minimaliste, que le MC brooklynite peut habiller de son aura victorieuse, parfois teintée d’une anxiété sourde (« Nights I feel like dyin’, but I ain’t cryin‘ »). Très au fait de ses propres qualités, il semble à l’écoute de chaque intonation, et, bizarrement, en devient démonstratif : ricanements trop appuyés, voix presque enfantine, virgules pesantes et clins d’œil récurrents aux super héros font de Kingdom Come un disque auto-satisfait, là où son prédécesseur, le Black Album, était au contraire triomphal.

Dommage, car le disque, mixé intégralement par Dr. Dre, ne manque pas d’atouts, et Jay-Z avait promis une fois de plus une oeuvre spectaculaire et personnelle. On devine effectivement derrière ‘I made it’, ‘Do U wanna ride’ ou ‘Beach Chair’ l’envie qu’il a eu d’apparaître tel qu’il est : puissant et accompli, mais aussi vulnérable et complexe. ‘Lost one’ évoque la mort de son neveu, sa relation compliquée en amour avec Beyoncé et conflictuelle en affaires avec son ancien associé Dame Dash. ‘Trouble’ expédie en deux mesures les rumeurs sur son enfant caché, et le clinquant ‘Hollywood’ retrace à toute allure la décadence d’une star qui lui ressemble étrangement. Un album de la maturité pour Jay-Z ? Non. Refusant de choisir entre révolution personnelle (‘Beach chair’, inspiré de Portishead) et produit calibré (Pharrell et Beyoncé font, sans surprise, partie des invités) S. Carter ne veut compromettre aucune attitude, mais finit par tout mélanger.

Quand il fait briller son action humanitaire avec cette confiance en soi semi-christique propre à sa réussite, il se montre indécent envers la cause qu’il soutient – au sujet de sa tournée en Afrique : « Lunch with Mandela, dinner with Cavalli / Still got time to give water to everybody« . Plus tard, il revient sur le désastre Katrina avec lucidité et émotion dans ‘Minority Report’, mais sa démarche semble forcée, et ce devoir de conscience tardif sonne creux quand il est mis en perspective avec le tapage médiatique qui a suivi son boycott du champagne Cristal l’année dernière : « I had to take care of the world I know« , dit-il paradoxalement à ce sujet dans l’éponyme ‘Kingdom Come’. Ainsi, pour la première fois, les différents calques qui composent le personnage ne se complètent plus mais s’annulent, à l’image de l’hologramme symbolique de la pochette, qui superpose deux portraits de Jay-Z : le fils de la rue et l’homme du monde.

« When you got nothin’ to prove, everybody know you better, you in a lose-lose« , murmure-t-il finalement dans ‘Dig a hole’, comme s’il avait anticipé par avance l’accueil critique glacial qu’allait recevoir son retour discographique. Une situation « perdant-perdant », c’est exactement ce qu’est Kingdom Come : parti en pleine lumière en 2003, trop visible pour être vraiment attendu, trop attendu pour tenir toutes ses promesses, Jay-Z ne pouvait que décevoir en livrant cet album événementiel annoncé à grand renfort de points d’exclamation. Entre flamboyance calculée et quête prudente de la sérénité, le premier long format du « Président Carter » restera donc comme un disque de transition pour cet artiste brillant et ambitieux, mais sans doute tiraillé par sa fidélité au passé (le rap, ses risques, ses défis) et la réalité d’une existence au-delà de tout confort. Difficile à croire, mais le sommet atteint par Jay-Z ressemble dorénavant à une limite.

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