2 L'antichambre de la Rumeur

Kool M : En 1989, si on excepte Soul G, je rencontre la première autre personne qui fera le contact avec La Rumeur : Goz, qui est de Maurepas et est dans le graffiti. On se croise alors que je fais mes études à la Chambre de commerce de Paris. À côté, on traîne plus que jamais avec Crazy B et Faster Jay. On assistait aux préparations de leurs sets pour le DMC, qu’ils travaillent comme un athlète travaille des Jeux Olympiques, surtout Crazy B qui est un champion dans l’âme. Puis en 1991, avec Soul G on obtient notre premier sampler et on se met à travailler avec un rappeur qui était avec moi au lycée. C’était assez nul. [Rires] Par l’intermédiaire de Crazy B et Faster Jay, on rencontre Gutsy, puis plus tard Kamel. On voit arriver Alliance Ethnik en fait, avec le Boulogne Possee dont Guts, Obi-One et DJ Ol’Tenzano faisaient partie. Guts, qui nous voit avec notre S950 et notre Cubase sur Atari, nous apprend à mieux faire de la production. Lui était sur du Ensoniq, mais il nous donne des bases qui nous manquaient dans l’utilisation d’un sampler.

Guts : J’avais rencontré Kool M par l’intermédiaire de Crazy B, qui était du côté de Plaisir et dans Rapsonic. On s’est mis à traîner un peu ensemble. Quand on a commencé à monter Alliance Ethnik, Kool M faisait un peu partie de l’entourage. Il y avait la petite famille de Plaisir avec Crazy B, Kool M, des gens comme eux. La petite famille de Boulogne avec moi, Obi-One, Ol’Tenzano. Et celle de Creil avec Kamel et tout ça. Ces trois petites familles se fédéraient. Chacun avait ses QG que l’on fréquentait tous. À l’époque, transmettre les connaissances et le savoir était hyper important, et ces QG servaient aussi à ça. Il y avait deux angles. D’abord, chaque beatmaker avait sa machine de prédilection : Roland, Akaï, SP, Ensoniq. Chacun avait sa machine et voulait sonner différemment pour avoir sa signature. Et en même temps, dès qu’il y en avait un sur une bécane qui arrivait à acquérir certaines connaissances, il les transmettait. Moi, j’étais à fond sur Ensoniq et c’est Sofiane, qui était avec les New Generations MCs, qui m’avait appris plein de subtilités. Sofiane était un cerveau, il connaissait la machine comme personne. Il m’a vraiment formé. J’ai aussi été formé à la SP-1200 en plus du Ensoniq EPS. Dès que je pouvais, je transmettais ce que j’avais appris. Kool M, qui faisait partie de la famille qui entourait Alliance Ethnik, était là. Je lui ai appris ce que je pouvais lui apprendre.

Kool M : Ça peut paraître étonnant, mais Alliance Ethnik a sa place dans le parcours qui précède la fondation de La Rumeur. La connexion est improbable vue de 2017, mais en 1993, en France, niveau deejaying, Crazy B et Faster Jay étaient déjà très loin, et niveau emceeing, c’était la mode des roulements, du fast style. Et en fast style, il y avait deux tueurs : Daddy Mory de Raggasonic et Kamel d’Alliance Ethnik. Alors Alliance Ethnik, c’est sûr, à un moment ça a pris des proportions et une direction artistique qui ne sont pas celles de La Rumeur. Mais quand il y avait des ouvertures de concert de rappeurs américains et qu’il y avait les deux aux platines avec Kamel au micro, personne ne pouvait les tester, ils étaient les kings de Paris. Même les mecs du dix-huitième les respectaient.

Max (Fun Radio) : Le hasard a fait que quand je suis arrivé à Fun Radio c’était la période où Alliance Ethnik explosait. J’avais parfois squatté chez eux, à l’époque où ils répétaient leurs routines pour le DMC en équipe. En plus, j’étais aussi assez branché funk, et j’ai retrouvé dans leur musique cette couleur que j’aimais. J’ai un vrai respect pour le parcours de Crazy B et Faster Jay. Ils ont une grosse culture rap évidemment, mais aussi une grosse culture funk. À l’époque de Simple et Funky, ils se sont un peu fait allumer, se sont fait mettre dans le même paquet que des groupes comme Reciprok, cette mouvance groove funk plus que rap. Mais niveau rap, les mecs savaient très bien ce qu’ils faisaient et ils étaient capables de faire très mal s’ils le voulaient.

Freestyle @ Fun Radio - Alliance Ethnik

Kool M : Kamel et Ekoué se sont vachement bien entendus et, si tu écoutes Alliance Ethnik, il y a un ou deux titres où Kamel dédicace Ekoué, car ils étaient vraiment potes. Le disque d’or qu’ils avaient eu pour Simple et Funky, remis en présence de Bob Power, c’est Ekoué qui leur a apporté.

Guts : C’est vieux, mais oui, il me semble bien que c’est Ekoué qui nous a remis ce disque d’or. C’est un moment où on se côtoyait pas mal. Kamel avait beaucoup d’admiration et de considération pour Ekoué. Mais ce n’est pas si incongru que ça pour moi. On ne fait pas le même rap, mais on est du même mouvement, on traîne aux mêmes endroits, on se retrouve dans les mêmes salles et studios. Les lyrics ne sont pas les mêmes, mais pour nous c’est un détail car on est tous dans le même chaudron : celui du hip-hop. Évidemment que pour un auditeur, il y a un océan entre Alliance Ethnik et La Rumeur. Mais pour nous, c’est juste des signatures artistiques et d’ailleurs, heureusement qu’il y a ces différences de signature artistique, sinon on s’emmerderait. Dans la vision mouvement et communauté que j’ai du hip-hop, il n’y a rien d’incongru à nous retrouver ensemble.

Kool M : En parallèle, je travaille avec un rappeur avec lequel je fais quelques scènes dans le département. Soul G est là, mais un peu en retrait. Un soir, on joue à La Clef, une salle de Saint-Germain-en-Laye, et j’aperçois Goz. Il m’explique qu’il est le manager d’un groupe qui s’appelle Ultime Coalition. Ce groupe, il est composé de plusieurs danseurs parmi lesquels Rissno, de deux rappeurs et d’un backer. Ceux-là, ce sont Ekoué, Le Bavar et Mourad. C’est un open-mic, le rappeur avec lequel je suis pose, Ultime Coalition pose, et là je vois que ça rappe quand même pas mal. On est en 1993, et on fait tous un peu le même rap, c’est-à-dire influencé par la mode du fast style et blindé de roulements. À la fin du concert, je discute avec Ultime Coalition, et ils me disent qu’ils n’ont pas de DJ attitré. Très vite, je me retrouve à faire deux ou trois scènes avec eux, pour les aider.

Avec Soul G, comme on est un peu plus âgés, on était un peu plus techniques, notamment au niveau du rythme. Ekoué qui à l’époque était souvent off beat, a passé du temps à bosser avec nous pour se mettre bien dans le truc. Il l’a très vite choppé d’ailleurs. Finalement, faire des scènes ensemble est devenu naturel. J’ai récupéré les instrus que faisaient leurs premiers beatmakers et je leur ai proposé de les retravailler. Avec Soul G, on a carrément remixé leurs titres et ils ont kiffé. C’est comme ça qu’on est devenu un groupe. Assez vite, on a remanié les rôles de chacun. Mourad se met à écrire, Rissno devient manager. C’est là qu’on devient pratiquement La Rumeur telle qu’on la connaît puisque Hamé n’est pas encore là.

On a tout de suite eu envie d’avoir un quatrième rappeur avec nous. Je ne sais pas si je peux dire qu’on sentait un manque, mais je pense qu’inconsciemment ça devait venir d’Ekoué qui était très en avance sur Le Bavar et Mourad. Je pense qu’il avait besoin de se challenger et qu’il s’est cherché un alter-ego. Ce quatrième rappeur a failli être Kimto de Less du 9. Il s’entendait très bien avec Ekoué et moi, je retrouvais DJ Ol’Tenzano. Mais à la même époque, Ekoué fait deux autres rencontres déterminantes, dont celle d’Hamé. Quand il a rencontré Hamé, on ne comprenait pas trop pourquoi il nous évoquait un mec de Perpignan pour rentrer au sein du groupe. Mais il a insisté, notamment sur les qualités d’écriture de Hamé. Finalement, il l’a fait venir chez lui, dans sa petite chambre du dix-huitième afin de nous le présenter. Je me souviendrai toujours de ce moment : Hamé, tout seul face à nous. Honnêtement, il ne faisait pas le fier, mais il faut se mettre à sa place. On lui a dit : « tu veux rapper ? Ben vas-y, rappe ! » [Rires] Il a commencé à nous lâcher ses lignes et moi, au début, je n’ai rien compris. Il avait son accent, un découpage des mots que je n’avais jamais entendu ailleurs. J’ai eu du mal à m’y faire. Mais par contre, les mots qui sortaient de sa bouche, ce qu’il disait, c’était de la littérature. Au final, très vite l’arrivée d’Hamé a fait énormément de bien aux autres. Il leur a donné un second souffle. La Rumeur c’est un peu trois binômes : moi et Soul G, Mourad et Philippe, Ekoué et Hamé. Hamé a un concept, une poésie, une identité politique. Ekoué est un visionnaire, avec un vrai flow. Le Bavar a une attitude incroyable et avec Mourad qui a une voix incroyable, ils sont dans une réalité de tous les jours, une identité banlieue. On avait enfin notre équilibre. Automatiquement, le niveau est monté. Même Ekoué, ça l’a forcé à intellectualiser encore plus sa pensée et donc son propos.

DJ Duke :  Je pense qu’Ekoué était déjà très marqué politiquement et que Hamé a renforcé cet esprit. Il a su amener la dimension militante en plus, il développe et renforce une conscience politique dès qu’il arrive au sein de La Rumeur, mais dans la façon de se poser, il est moins MC qu’Ekoué. Je m’y retrouve moins dans le style, mais son apport est indéniable, peut-être même fondateur.

Kool M : La même année, Ekoué fait une deuxième rencontre marquante, c’est Rockin’ Squat. Je crois qu’il l’avait rencontré dans une FNAC et lui avait fait une petite impro, avec ce cheveu sur la langue qu’il avait à l’époque. Squat est loin d’être con, et évidemment quand il l’a entendu il a compris qu’Ekoué avait un truc différent, en plus. Squat l’a emmené enregistrer avec lui, à Los Angeles il me semble, et ça a donné « L’Odyssée suit son cours » et « L’Underground s’exprime. » C’est aussi la première fois que tout le reste du rap français voit Ekoué.

Olivier Megaton : « L’Odyssée suit son cours » est mon second clip après « Ça fait partie de mon passé » que j’avais fait avec Fabe. Avant, je n’avais fait que des courts métrages. Je connaissais un peu Squat par le milieu graffiti, et quand j’ai reçu la cassette démo de « L’Odyssée suit son cours », j’ai écrit quelque chose que j’ai situé entre Kubrick et THX 1138 et ça a plu à Rockin’ Squat et à Doctor L, peut-être parce que c’était différent de ce que les clips de rap proposaient à l’époque. Et dans ce clip, qui est déjà différent de ce qui se faisait à l’époque, il y avait quelqu’un d’encore différent de tous les gens que Squat avait ramené : Ekoué.

DJ Duke : Si Squat a ramené Ekoué, c’est qu’il sentait qu’il y avait un vrai truc qui se passait avec lui. Et au niveau de l’écriture, Ekoué était déjà super affûté. « L’Odyssée suit son cours » est un morceau très réussi d’ailleurs, dans lequel tu ressens une osmose et ce n’est pas un hasard. C’est le début de la relation Assassin/La Rumeur, il y a un vrai truc qui se passe sur ce titre.

Olivier Megaton : Ekoué apporte une touche complètement différente au morceau. Il est super jeune, il a cette voix très caractéristique et a presque ce côté un peu fragile, ou du moins qui contraste avec Squat qui pose un peu comme une kalachnikov. Je dirais même qu’il y a un échange entre Ekoué et Squat au niveau du style, que la présence de l’un et de l’autre créé un équilibre. Squat et Doctor L l’ont d’ailleurs compris au montage, où ils ont laissé toute la place à Ekoué car il apportait un truc particulier au morceau, aussi bien musicalement qu’à l’image. Contrairement à d’autres clips de rap que j’ai pu faire ensuite, les guerres d’égo ont vite été mises de côté.

 Ekoué apporte une touche tout en contraste à celle de Squat, qui pose un peu comme une kalachnikov. 

Olivier Megaton

Thomas Blondeau : Dans le clip, Ekoué est assis dans un fauteuil, il a cette capuche sur la tête et fait de grands gestes, on dirait presque un démon. Son couplet est assez chantant en plus, rien que la façon dont il le termine et, surtout, il est super bien rappé. Déjà, il parle de plein de trucs dans ses textes. En soi, « L’Odyssée suit son cours » n’était pas un morceau génial, mais la présence d’Ekoué change tout. Tout le monde le calcule.

Olivier Megaton : Ekoué mis en scène comme un démon dans le clip ? Oui, ça colle bien. J’ai toujours essayé d’extérioriser dans mes films. Ce n’est pas du tout par voyeurisme car j’ai vu la réalité de la violence des dizaines de fois et ça m’angoisse plus qu’autre chose. Et dans un clip, tu essaies de mettre aussi toutes tes peurs. Je fais des cauchemars tout le temps, c’est mon quotidien nocturne. Ici, ce sont un peu des bouts de rêves et c’est pour ça qu’Ekoué arrive un peu comme un démon, qu’il est cadré parfois légèrement par dessous, une capuche sur la tête, le visage à peine visible. Quand il disparaît sur son fauteuil, quand il y est avec un rat sur le bras, c’est une façon de créer un personnage, comme dans un film mais aussi comme dans la construction d’un rêve. C’était aussi le but de ce clip : que tu t’en souviennes comme tu te souviens d’un rêve étrange.

DJ Duke : Ekoué arrive là-dessus, inconnu à l’époque sur un skeud de l’un des groupes les plus connus de l’époque, et il marque tout le monde avec un seize mesures : « Qui est ce type ? Je veux entendre plus de ce mec-là », voilà ce que tout le monde s’est dit. Il avait vraiment un style à part, qu’il a affirmé dès son premier morceau « public« .

Kool M : Assassin a appris à Ekoué en termes de professionnalisme. Ça lui a permis de voir très tôt comment certaines choses fonctionnent, des prises de son au business. Soul G et moi, on a commencé à côtoyer un peu Doctor L. Mais très rapidement, Assassin a voulu nous produire. On a senti un côté mainmise, comme si on allait être un petit groupe au sein d’Assassin Productions, alors qu’on avait déjà cette identité très rebelle. Même un groupe comme Assassin, qui avait du succès mais restait quelque chose avec une idée underground, on ne voulait pas en dépendre. Squat nous poussait vachement, mais on a eu ces divergences sur l’orientation du groupe. On a un peu pris leur présence comme de l’ingérence. On ne peut pas dire qu’on se soit clashés avec eux, ça s’est juste arrêté.

Viktor Coup?K : Je n’étais pas proche d’Assassin et encore moins de Ekoué à l’époque où ils se sont séparés. Je voyais ça de loin. J’étais jeune et fan d’Assassin, et ce sont des histoires personnelles dont je n’ai jamais bien compris les tenants et les aboutissants. La seule chose que j’ai comprise pour l’avoir vécue, c’est qu’il y a un moment où tu veux t’affranchir d’une filiation, car tu as envie d’être le numéro un par toi-même et ne pas être reconnu juste parce que tu fais partie de l’équipe d’untel. Je pense qu’indépendant comme l’est La Rumeur, ils ont simplement voulu faire par eux-mêmes. Tu ne veux pas être un « petit de », encore moins quand tu es militant, engagé. Tu ne peux pas être un sous-groupe, que ce soit d’Assassin ou d’un autre.

DJ Fab : Quand La Rumeur débute, j’ai la cohabitation avec Assassin en tête. Ça s’est mal fini d’ailleurs. [Rires] Je vois qu’ils quittent le giron Assassin et je sais qu’ils sont autonomes. Et je me dis que ça symbolise quelque part le démarrage du rap français. C’est le moment où l’on voit des groupes émerger sans avoir peur de s’émanciper des quelques grands qui occupaient le terrain jusqu’alors.