C.Sen, altitude et gravité
Interview

C.Sen, altitude et gravité

Il y a huit ans, il chantait sur son premier album vouloir ressembler à personne en ayant l’air de tout le monde. En 2018, il décide de s’offrir des vertiges. Rencontre avec C.Sen, rappeur qui déambule sur le fil de nuits blanches, de relations humaines faites de contradictions et qui éclaire le clair de lune à coups de peinture krylon.

Photographie : Photoctet

2010, le C.Sen sort son premier album en solo. Il s’appelait Correspondances et le rappeur y créait des interconnexions entre le tissu urbain, le graffiti, les femmes, ses contradictions et un rejet du misérabilisme qu’il défiait à coup d’heures de marche. C’est le début d’une discographie franchement autobiographique et peuplée de petits déboires, rencontrés de nouveau en 2012 lors de Le Tunnel, son second disque. Sauf que cette fois, le tout est surplombé par une musique plus frontale. Le boom-bap tantôt mélancolique, tantôt pêchu de Correspondances laisse place à des sonorités plus électroniques, parfois punk. Il y a cette fois une urgence, du genre de celles dont le son cogne fort. Le C.Sen, formé à l’école du graffiti envoie un tourbillon calligraphique. Les mots se bousculent, frappent, et pourtant, c’est bel et bien toujours le même type derrière le micro. Il y a encore sur Le Tunnel ce redoutable sens de la formule d’un rappeur appréciant s’amuser de ses contradictions et de celles de ses semblables. Il y a toujours cette gravité dans le propos porté par les déambulations d’un sourire caustique. En pleine bourre, le C.Sen parle aussi du Brésil, où son fils grandit. La chanson s’appelle « Loin des yeux » et elle sublime le regard redoutable d’un rappeur habitué à chercher le beau là où il semble pourtant porté disparu. S’ensuit un financement participatif pour un EP : Sourire Jaune. La sortie du projet finira pourtant par battre de l’aile. La faute aux galères de la vie qui mettent les projets musicaux du C.Sen sur le bas côté de la vie. Jusqu’à 2018 et la sortie de Vertiges, un troisième album réalisé en duo avec un producteur inconnu, Keno. Un disque où le mantra déjà proclamé ici-même lors d’une interview menée en 2011 est plus que jamais d’actualité : transformer les zones d’ombres de la vie en beau. Cette fois, ça passera par un flow emprunt de sérénité, défendant un sens de l’évidence rare et une fausse douceur. Le tout est plaqué sur des rythmiques modernes et aérées. Une interview dont les propos ont été rassemblés sous douze mots clefs, situés quelque part entre la lumière du soleil et la gravité du bitume. Offrez-vous quelques Vertiges.


Brésil « Paris de Janeiro / Rio sur Seine »

Avant de commencer ce nouvel album, Vertiges, j’ai eu une sale période. J’étais un peu dans le vague et je pensais plutôt à partir m’installer définitivement au Brésil, où mon fils vit encore avec sa mère. J’y ai fait de nombreux allers-retours, évidemment, depuis toutes ces années. Mais à chaque fois que j’ai cette envie d’aller vivre au Brésil, la musique me rattrape, c’est assez fou. [Il sourit] Au moment de mon premier album, Correspondances, je vivais au Brésil d’ailleurs. Mourad [de la Scred Connexion, NDLR] avait fait écouter certains de mes titres à Only Music et ils sont venus me chercher à Rio. Je suis rentré en France pour faire l’album. Le Tunnel est un disque que j’ai aussi fait beaucoup en étant au Brésil, en multipliant les allers-retours entre Paris et Rio, même si dans ce cas, c’est un peu différent car j’avais signé avec Only Music pour deux albums, donc il était à faire, avec grand plaisir d’ailleurs. Mais pour Vertiges, je ne savais pas absolument pas que je ferais un album au moment où j’ai écrit une bonne partie des textes. Je me disais qu’il était finalement possible que je sois dans quelques mois définitivement installé au Brésil et en train de chanter sur de la samba. Puis il y a eu cette opportunité de faire Vertiges. Je fonctionne beaucoup comme ça : je fais un disque à partir du moment où le moyen de le faire dans de bonnes conditions apparaît. Mais je n’attends pas la musique pour vivre, je vis ma vie avant tout. Le Brésil fait partie de ma vie. Explicitement, sur l’album, hormis la référence à Clara Nunes et deux trois petites choses, ce n’est pas traduit en musique. Mais moi je sais que ce pays et le vécu que j’y ai me nourrissent. Dans l’album, il y a des humeurs qui viennent de là, des choses du Brésil qui m’inspirent. Je suis sur qu’avoir vécu tout ça ça m’a changé et a changé ma musique. Vivre beaucoup le soleil par exemple, alors que j’étais plus habitué au temps maussade d’ici. [Rires] D’ailleurs, aujourd’hui, quand il y a du soleil sur le trottoir d’en face, je traverse pour en profiter. Avant je me battais les couilles. [Sourire]

Voyager « Le lieu auquel tu appartiens n’a plus rien à t’apporter, tchao. »

Brassens parle dans une chanson de ces « imbéciles heureux qui sont nés quelque part ». On est nombreux à être un peu comme ça, à avoir ce délire de porter les codes de l’endroit où on vit, de décréter que ça façonne notre personnalité, notre façon de voir et de faire. Mais en réalité, dès que tu te mets à voyager, ces codes que tu proclames, le monde à toi, tout le monde s’en bat les couilles dès que tu es à des milliers de kilomètres de chez toi. Moi je pense que dès que tu peux bouger quelque part dans le monde, il faut le faire. Tu ne regretteras jamais de l’avoir fait. Les gens ont trop de chose à t’apporter. Comme tout le monde, je ne peux pas voyager tout le temps. Mais dès que je peux, je le fais. Ça fait toujours du bien de voir des gens qui s’en battent les couilles d’où tu viens, de tes codes. Quand j’étais au Brésil, des amis d’ici sont venus me voir. Il y en a, ils kiffent, profitent à fond, s’éclatent. Et d’autres, tu vois que toute l’image qu’ils t’ont envoyé en étant à Paris s’écroule. Des mecs qui jouent les gros durs ici deviennent douillet de partout, ont mal au pied parce qu’ils ont mis des havaianas [marque brésilienne de tongs, NDLR], ou se prennent râteau sur râteau parce qu’ils ont cru qu’au Brésil, c’était comme en Thaïlande avec les meufs. Alors qu’en fait, pas du tout, les Brésiliennes, il faut les séduire, les faire rire, et surtout, elles s’en battent les couilles de venir chez toi en Europe. Du coup tu vois des mecs qui sont complètement perdus une fois loin de chez eux, c’en est parfois comique. C’est pour ça que je pense qu’une fois que tu connais tous les codes de chez toi par cœur, il faut bouger. Ça ne peut que t’enrichir. À Paris, je connais tout par cœur. Heureusement, ici il y a de la culture, des gens qui bougent. Si Paris me manque parfois ? [Sourire] Jamais ! Par contre, quand je voyage, j’ai une clairvoyance sur Paris, à la fois pour tout ce que j’y aime et pour tout ce que je n’y apprécie pas. La distance donne vraiment cette clairvoyance, celle qui te ramène à l’essentiel. D’ailleurs, j’écris mieux sur Paris en étant au Brésil qu’ici. Le morceau qui sonne le plus Paris Nord sur le disque, c’est celui avec Georgio selon toi ? C’est possible et pourtant il parle justement de voyage ! Au final, « Viens » parle de voyager sans bouger. C’est une balade, celle de tous les voyages qu’on peut faire en faisant simplement le tour de notre pâté de maison dans le dix-huitième. J’aime beaucoup ce qu’on a réussi à faire sur ce titre, car c’est bourré d’énergie tout en gardant cet aspect balade. On est arrivé à explorer un thème sans le côté relou de « on va te parler de ». Georgio, qui m’avait invité sur son premier album, est quelqu’un que j’estime beaucoup, qui m’impressionne beaucoup, notamment sur scène. J’ai tout de suite pensé à lui quand j’ai trouvé la phrase « on voyage comme si on faisait mille dates par an ». On a une vraie proximité, notamment géographique.

Déambuler « Personne ne connaît la ville mieux que ma paire de Puma. »

J’écris généralement dans des périodes où je suis seul. Et quand je suis seul, je marche beaucoup, notamment la nuit puisque je sors beaucoup le soir. Je peux-être à l’autre bout de la ville, je rentrerai tout de même à pied. C’est pour ça que cette idée de déambulation se ressent pas mal dans mon écriture. Quand tu marches, tu es à hauteur d’être humain, au même rythme aussi. Ce n’est pas comme en voiture ou en scooter où tout t’apparaît de façon fugace et disparaît aussi vite. À pied, tout est tout de suite plus cru, plus présent, plus réel. Tu vois tout, les bonnes comme les mauvaises choses. Les mecs qui dorment dehors, les bagarres, toutes ces scènes de rue tu les prends en pleine figure. Et puis quand il ne se passe rien, tu réfléchis, à ta vie, à ce que tu as envie d’écrire. J’ai en plus une chance dans ma vie, c’est que depuis très longtemps, je passe d’un bout à l’autre de la société et de ses classes sociales, parfois très vite. J’ai cette chance de passer partout et en plus de ne pas avoir besoin de changer ou jouer un rôle pour aller dans tel ou tel endroit ou parler avec telle ou telle personne. D’un galeriste à des gars posés sur un banc de Marx Dormoy, j’ai ce privilège de pouvoir discuter avec tout le monde, des personnes souvent intéressantes, et parfois même de les faire se rencontrer, en les emmenant dans des lieux ou des milieux qu’ils ne fréquentent pas habituellement. Souvent, une ou deux poignées de mains suffisent pour faire se rencontrer les gens. C’est quelque chose qui est également vrai quand tu voyages. Ça prend même une dimension supplémentaire dans le sens où quand tu voyages, tu rencontres encore plus souvent des gens que tu n’avais qu’une chance sur cent millions de croiser un jour dans ta vie. C’est un peu comme gagner au Loto finalement ce genre de rencontres, dans le sens où sur le papier, elles sont improbables, inespérées, et à chaque fois, tu en ressors enrichis.

« Marcher, c’est être à hauteur d’être humain. »

Vivre ensemble « Alors on parle ou on se tape ? »

On peut se taper, mais c’est toujours mieux de se parler. Je le dis : « on n’est pas forcé de s’entendre tant qu’on s’écoute ». Je ne peux pas dire que je suis déçu de la façon dont la société se parle aujourd’hui, parce que j’ai tout vu venir, depuis longtemps. [Pensif] À part les djihadistes. Même si on a vu beaucoup de gens changer au début des années 2000, ce qu’il s’est passé sur Paris et ailleurs, je ne l’aurais pas imaginé. Il y a un moment où tout est devenu plus communautaire, où les gens se sont moins parlés et où beaucoup de monde s’est rassemblé autour de petits groupes. Après l’évolution plus générale de la société, je suis un peu attristé mais c’était prévisible et je comprends ce qu’il se passe. Ça ne m’étonne pas que les rappeurs parlent beaucoup plus d’argent, de four, de réinvestir, de business plan en fait. Le rap, c’est de toute façon un bon écho de ce qu’il se passe. Aujourd’hui, tu vas sur internet écouter toutes les productions qui sortent, la plupart te parlent de quoi ? Des fours, des mecs qui font plein d’argent et le comptent, qui comptent leurs vues aussi [Rires]. Ça n’empêche pas qu’il y a aussi plein de trucs différents et une production de trap vénère que j’apprécie vraiment écouter. Mais le discours général, c’est celui-ci. C’est ce que j’entends dans le square Léon en bas de chez moi, c’est le discours de la street. Et je comprends très bien que ce soit comme cela. Comment je l’analyse ? C’est comme les gens qui ont été déçus par les soixante-huitards qu’on a vu devenir des gros bourgeois voire des fachos. Pareil, certains grands frères ont déçu, parce qu’ils sont tombés dans la guedro, ou sont tombés pour des business à 2000€. Pendant longtemps, on vivotait. Les gens n’étaient pas dans l’optique de faire autant de fric aussi vite. Quelques mecs faisaient vraiment de l’argent, mais tout le monde ne partait pas sur des trucs hyper organisés, la plupart du temps c’était du vivotage, du système D, pas des fours organisés autour de réseaux téléphoniques de malade. Ce n’était pas la même mentalité et tu l’entendais dans le son. La génération de maintenant regarde le hip-hop comme nous on regardait les hippies, ce que nous vivions, nous les anciens, ne fait plus partie de leur parcours vers le rap. Danser la tête sur un carton, prendre beaucoup de risques pour faire des graffitis alors que ça ne rapporte rien, le beatbox, les scratches, tout ça c’est du folklore pour eux. En plus, le hip-hop, c’était des gens qui s’amusaient. Aujourd’hui, on ne s’amuse plus, il faut faire de l’argent, c’est froid. Le mouvement hip-hop, ça s’appelait le mouvement, parce que justement il voulait une dynamique de changement, changer les mentalités, que les gens des quartiers ne soient plus vus pareil et surtout qu’on peut faire beaucoup avec rien. Alors qu’aujourd’hui, faire quelque chose, c’est montrer qu’on a tout : les voitures, l’argent, les voyages où tous les clips sont faits à l’étranger, les meufs. On est passé de montrer qu’on pouvait faire avec rien à montrer qu’on a tout. Tout s’est inversé, gros changement ! [Rires] Mais le rap lui-même reste. Mieux même, il est devenu LA musique. Chanter par exemple, c’était banni. Les mélanges aussi. Je me souviens du premier Passi / Calogero, tout le monde criait au scandale. Yannick avec « Ces soirées-là », il l’a fait en sachant qu’avec ce morceau, il quitterait le rap. Alors qu’effectivement aujourd’hui, tu fais ça, personne ne hurle au scandale, personne n’est étonné. Aujourd’hui tu peux faire un morceau comme ça et le lendemain sortir un morceau super vénere, ça ne perturbe plus personne. Moi je trouve ça chanmé en réalité, parce que d’une part, ça n’a pas nui à l’underground, au contraire, l’underground est toujours aussi vivant. Et ensuite, le rap est devenu La musique. Je sais que dans les maisons de disques, ils se demandent même comment vendre de la chanson française puisque désormais, c’est le rap qui fait de la chanson. La culture qu’il y a autour du rap a changé, mais le rap reste, et c’est ça qui compte. Tout ce qu’il y avait autour, tu peux continuer à en faire si ça te chante, mais les générations de maintenant ont gardé uniquement le rap et ont réinventé leur univers autour.

Traverser le désert « Je rafistole ma vie mieux qu’une vieille caisse de Cuba. »

Le dernier mot de l’album est « merci ». J’ai d’ailleurs failli titrer le disque comme ça. La dernière chanson s’appelle « Sahara » et effectivement, elle parle un peu d’une traversée du désert dans ma vie personnelle. Quand j’ai écrit le disque, c’était à une période de ma vie où j’ai eu de grosses galères, des vraies grosses galères. Pendant six mois, je n’ai plus vu personne, plus rien fait si ce n’est écrire dans mon coin. Comme la très grande majorité des textes ont été écrits durant cette période, ça conditionne la couleur de l’album. Dès le début du disque, je dis que je rafistole ma vie comme une vieille caisse de Cuba, car on pourrait dire que dans ma vie je fais n’importe quoi ! Il faudrait que je mène une vie beaucoup plus carrée, chose que je n’arrive pas à faire. Je devrais me dire : « je m’installe au Brésil et basta tout le reste » par exemple. Ou alors prendre un taf ici et m’y tenir. Mais je n’y arrive pas car je suis très dépendant de mes passions. Ces passions, je ne peux pas les réaliser seul. Pour réaliser un disque, tu as besoin de plein de monde. Dans ton projet artistique, mais aussi dans ta vie. Quand tu te consacres à la musique, tu as besoin d’amis, de monde autour de toi pour qu’ils t’aident, pour que tu avances. Alors finir par « merci », c’était une façon de ne pas oublier tous les gens qui ont été là, que ce soit durant mes galères ou pour la création de l’album. Quand tu te retires un moment, que tu traverses des choses difficiles, tu es en mesure de compter les personnes qui restent. Certaines personnes te tournent le dos spontanément, d’autres simplement disparaissent parce que tu es toi-même moins disponible, voire parce que tu coupes des ponts. Alors ces personnes qui restent, elles témoignent de quelque chose vis-à-vis de toi, tu sais qu’elles sont là pour toujours. Dans le troisième couplet, je ne parle plus de moi mais de ces gens qui justement restent. Faire un disque, c’est aussi quelque chose d’assez égoïste. Tous les gens qui ont une activité artistique qui prend de la place dans leur vie, c’est souvent au détriment de plein de choses. Que ça marche ou pas, ça t’absorbe. C’est un peu égoïste, tu t’occupes moins des autres. Pour le faire et mettre autant de soi, de son temps, c’est que tu penses que c’est important. Se mettre devant des gens et leur demander de reprendre tes refrains, c’est que tu penses que c’est important quand même. [Rires] Tu penses que t’amènes quelque chose au monde, c’est hyper prétentieux ! On parle souvent de l’humilité d’être un artiste, mais rien qu’être un artiste, c’est dès le départ autre chose qu’être humble. Quand tu regardes les gens que tu aimes, tu vois bien que le temps que tu accordes à ta démarche, elle est un peu égoïste. Ça ne m’empêche pas de vivre de très belles choses, notamment avec mon fils. Quand je suis avec lui, je suis vraiment avec lui, ce n’est pas le daron fatigué à la sortie de son travail qui voit son fils de 19h à 21h. Je passe vraiment du temps avec lui, et du temps complet. Je m’entends super bien avec sa mère, ce n’est pas une horreur mon histoire. Sur le « Tunnel » je dis que je suis « très loin des thèmes de l’Exodus » dans « Loin des yeux ». J’ai beau ne pas avoir une vie carrée mais j’arrive à vivre plein de belles choses quand même et ça, je voulais que ça se sente à l’écoute de l’album. Il y a des époques où… [Il hésite] Je ne dirais pas que je noircissais le tableau, mais je voyais tout de même les choses plus en noir. Et puis j’ai fini par vivre des choses bien noires, j’ai perdu des amis par exemple. Aujourd’hui que j’ai vécu ces trucs bien noirs, j’ai envie que ce vécu ait une part de beau malgré tout. Alors oui, en ce sens, je rafistole ma vie comme une vieille caisse de Cuba.

Vertiges « Je m’offre des vertiges. »

M’offrir des vertiges, c’est faire des choses qui me font prendre un risque, des choses qui peuvent me faire peur mais que je fais tout de même, cela dans tous les registres : les relations sentimentales, voyager, faire de la musique, le graffiti, etc. À côté de ça, j’ai vraiment le vertige, le vrai, celui où tu as la sensation que tes pieds sont attirés vers le vide. C’est assez relou [Rires] C’est quelque chose que j’ai attrapé à force de faire des graffitis sur des toits avec les KCA. Eux étaient hyper à l’aise, moi un peu moins mais ça allait. On allait dans des spots vraiment difficiles, où tu peux risquer ta vie si tu n’es pas assez attentif à là où tu mets les pieds. Et un soir, en taguant sur les toits, cette sensation de vertige incontrôlable s’est déclenchée. Ce soir-là, j’ai fini le graffiti mais je n’ai vraiment pas kiffé. Cette sensation, je l’ai à nouveau connue avec des amis durant l’été où j’écrivais l’album. Un pote s’est foutu de ma gueule, c’est un mot que j’avais dans un texte et j’ai décidé de le garder parce qu’il veut dire plein de choses ce mot. Ces vertiges est-ce que ce sont des cadeaux ? Oui j’aime bien m’offrir ces risques. C’est l’une des choses qui m’a le plus motivé dans le graffiti par exemple, et finalement, je peux le décliner à plein de choses de ma vie. Comme je le dis dans l’album : « je ne suis pas refait, je suis repeint. »

« M’offrir des vertiges, c’est faire des choses qui me font prendre un risque, qui peuvent me faire peur mais que je fais tout de même, »

Faire du beau « Tu m’as mis en face de mes contradictions, désolé mais je les aime, j’en ferai deux trois dictons. »

Les instrus de Keno et les choix musicaux que j’ai faits m’ont rendu plus serein, aussi bien pour celui qui m’écoute que pour moi et ma façon de rapper, ce que je cherche à faire musicalement et à dire. Ça déteint évidemment sur ma façon d’aborder les sujets, même si mes thématiques restent les mêmes depuis toujours. J’écris mes textes sans instru. Je les réadapte ensuite, une fois que j’ai trouvé l’instrumental qui va bien. Ce sont pourtant des textes assez noirs, que j’ai écrit dans une période sombre, mais les productions sur lesquelles j’ai choisi de les amener font toute la différence. Il en ressort ce ton assez serein, détaché et naturel. Je n’avais pas envie de faire une musique qui ne soit pas du rap. Je ne voulais pas non plus faire de la trap énervée comme on peut l’entendre partout en ce moment même si je trouve ça chanmé, car je pense que ce n’est pas à moi de le faire, que ce n’est pas ce que j’ai à apporter aux gens. Ce que je voulais apporter, ce sont des belles choses. Je voulais faire quelque chose de beau et l’habillage sert ça. Il m’a permis d’amener quelque chose de plus ensoleillé qu’avant tout en ayant des rythmiques modernes. Dans Le Tunnel, je cherchais à secouer les gens, que des choses soient même parfois dures à entendre. Là c’est l’inverse. Essayer de faire des belles choses, c’est important et c’est ma part de bienveillance. On ne va pas enregistrer des choses pour rendre des choses moches encore plus moches qu’elles l’ont été. [Sourire] Dans la vie, je ne vis pas ou ne fais pas que des belles choses. Mais si ça doit être mis en musique, il faut que ce soit beau, que ce truc qui a pu être dégueu ou dur à vivre devienne quelque chose de beau. Il y a cette idée de garder la réalité, avec sa part de sombre, très sombre parfois, mais que la façon dont s’est traduit soit belle. Je dis « Ce que j’ai écrit c’est mieux que moi et c’est pour ça que je le fais » car quand tu es peintre, ou auteur, tu veux faire des choses belles, qui sont souvent plus belles que toi. Parce que toi, tu connais, tu sais que ce que tu écris ou peins est plus beau que ce que tu es toi. Tu te connais, tu sais que tu n’es pas une œuvre d’art. [Rires] Un artiste ce n’est pas une œuvre d’art, elle me plaît bien cette phase ! [Rires] Je vais faire des mugs avec ça ! [Rires]

Duo « Sur un son de Keno, je réponds à vos flûtes » – Dar.C

J’écoutais plein de productions, je téléchargeais aussi des tonnes de trucs sur Datpiff. Mais dans ce que je trouvais ou ce qu’on me présentait, il y avait toujours le même problème : c’était hyper disparate. Sauf pour le boom-bap où on m’a présenté des choses qui étaient excellentes. Le problème, c’est que ce n’était pas ce dont j’avais envie, autant que je ne voulais pas faire de la trap vénère ou utiliser l’autotune. J’avais envie de quelque chose de calme, de serein, mais qui en même temps touchait à des rythmiques modernes. Et un jour, Dax et Hauteville m’appellent en me demandant de venir écouter les productions qu’un mec totalement inconnu leur a envoyé. Ils étaient assez subjugués par ce qu’ils avaient reçu. Je passe les voir, j’écoute et je me prends une grosse tarte. Les beats sont puissants de ouf, les rythmiques et les basses sont trop bien calculées, c’est un malade. Je dis à Hauteville : « si vous voulez le signer, faites-le direct. » Et j’ajoute que je serais très content de le rencontrer, parce qu’enfin, j’entends des productions qui ont une cohérence, qui ont ces rythmiques modernes que je cherche tout en dégageant une ambiance que je ne trouvais que par à-coups ailleurs. Là ce sont des sons à la fois modernes et super bien habillés. Dax a arrangé un rendez-vous et on s’est super bien entendus. Le mec a des centaines de sons, de plein de styles différents, dans son catalogue, il y a évidemment d’autres choses, que la couleur que tu peux entendre sur l’album. Il a aussi des bangers par exemple. Mais parmi les univers qu’il a, il y a celui que je cherchais. En plus, j’ai toujours bien aimé être avec très peu de producteurs : Correspondances ce n’était quasiment que Walter Wallace et Le Tunnel, ils étaient grosso-modo trois : Walter Wallace, Dax et Toxic Avengers. J’ai passé tout l’été à Paris à me balader le soir en écoutant ses sons et je rappais dessus. En septembre, je suis rentré en studio, j’étais prêt. Ça n’a pas empêché qu’il se passe encore plein de choses, notamment un travail sur la voix pour que je sois dans les bonnes tonalités. Ce travail là, on l’a fait avec l’autotune. L’idée c’était : si l’autotune se déclenche, la prise n’est pas bonne et il faut la refaire. Ce qui est marrant c’est que c’est un exercice que j’ai dû refaire à chaque nouveau titre, mais paradoxalement, à chaque fois que je réussissais à ne pas déclencher l’autotune sur un morceau, c’était définitif, je pouvais le rechanter plusieurs fois je restais dans la bonne tonalité. J’ai découvert cette sorte de mémoire « sonore », je ne sais pas comment la qualifier, ni même si elle est dans les cordes vocales, la tête, ou je ne sais où. De façon générale, c’est un disque qui a été travaillé avec cette logique qu’on a eu pour la tonalité : que tout paraisse logique et naturel. Les placements, le choix des mots, la voix, les arrangements, on a voulu que tout paraisse fluide et spontané. La comparaison est un peu prétentieuse, mais tout ce travail, c’est un peu avec le même objectif qu’un sportif qui te fait des gestes techniques que tu sais hyper difficiles, mais quand c’est lui qui les fait, ça te paraît simplement dans l’ordre des choses, facile. Ce que je fais sur le disque, on voulait que ça paraisse évident, simple, que tout aille de soi pour l’auditeur. Cette impression de logique, de naturel, c’est vraiment ce que je voulais, et à force de la travailler, c’est réellement devenu logique et naturel dans ma façon de rapper, dans ma technique. Ce sont les productions de Keno qui ont enclenché tout ça. En plus, il est cool, drôle, intelligent, comprend tout super vite. C’est quelqu’un pour qui tout ça est nouveau en plus. Une anecdote illustre bien ça : il est avec moi en live aux machines et un jour, on fait notre premier concert ensemble, qui se passe très bien. Après la scène il me dit : « c’était mon deuxième concert ». Moi je suis étonné, car il n’a jamais rien fait avant, avec personne d’autre. Donc je le regarde et lui dis : « ah bon, c’est ton deuxième ? T’as taffé avec qui avant ? » Et là il me dit : « non mais tu m’as mal compris, c’est mon deuxième concert, le deuxième concert où je vais dans ma vie. » [Rires] Son premier concert, c’était les Flatbush Zombies à Reims. Le second auquel le mec assiste, il est sur scène. [Rires] Cet album on l’a fait à deux, c’est un duo en vrai. Moi je suis mis en avant car je suis le chanteur, mais Vertiges est un disque de Keno et C.Sen en réalité.

« Un artiste, ce n’est pas une œuvre d’art. »

Sourire jaune « La vérité je suis sur le chemin, avec mon jaune sourire serein. »

J’avais lancé en 2014 un financement participatif pour un disque qui devait s’appeler « Sourire jaune ». J’avais dévoilé deux extraits clippés. Et puis j’ai eu une série de grosses galères. Je me suis retrouvé dépassé par tout ça, j’étais assez seul derrière le projet, je ne m’en suis pas sorti, je n’ai pas réussi à garder la dynamique. Ces galères m’ont rattrapé, surtout qu’il y a cette loi de l’emmerdement maximum où quand les problèmes commencent, ils s’enchaînent en cascade. Le projet, dont l’objectif de financement avait été atteint, est du coup resté en plan. J’ai mis beaucoup de temps à rattraper le wagon et j’ai eu besoin qu’on m’aide, notamment Paul et Martin qui ont fait tout le graphisme et les vidéos, que ce soit pour Vertiges ou Sourire Jaune. Parce que Sourire Jaune, même si je n’ai plus donné de nouvelles, il fallait évidemment le faire, ne serait-ce que pour tous les gens qui ont participé à son financement. Avec Paul, Martin, et d’autres personnes de mon entourage, on a fait le vinyle, des t-shirts spécialement pour ceux qui ont cotisé au financement, ce genre de choses. Finalement, il sort en même temps que Vertiges puisque je suis en train d’envoyer les disques à ceux qui avaient participé. C’est un décalage, créé par ce temps que j’ai mis à rattraper le wagon. Je n’en parle pas, sauf si on me demande quelques nouvelles, parce que je ne veux pas que ça cannibalise la sortie de Vertiges. Sourire Jaune est fait pour les gens qui l’ont financé, exclusivement. Des gens qui n’y croyaient plus sont en train de recevoir le vinyle et sont étonnés. [Sourire] C’est un disque qui correspond à une période où j’ai eu un tas de problème, de tout ordre, il est bien nommé. Mais aujourd’hui, il y a Vertiges qui est un autre concept, sur lequel on a travaillé avec Keno, Dax et toute l’équipe de Hauteville. Ces deux disques ne sont pas faits pour se rencontrer.

Rappeur boom-bap « Demain c’est loin comme Illmatic. »

Je n’avais pas du tout envie de refaire du boom-bap sur ce disque. Je ne dirais pas que cette étiquette rappeur boom-bap m’a saoulé, je pense juste qu’elle n’est pas vraie. Si tu écoutes Correspondances, tout n’était pas boom-bap. Le Tunnel n’en parlons pas. Après, peut-être que certains titres comme « Anti-héros » ou mon passé avec 75018 Beatstreet font que je suis perçu par certain comme boom-bap. Que l’on soit vu comme ça avec 75018 Beatstreet c’était logique. On était entre potes et quand tu es entre potes, tu fais la musique qui ressemble à tout le groupe. Là, le boom-bap nous fédéraient tous les trois. Idem pour le discours. On s’était retrouvés dans cette ambiance-là, du dix-huitième, du boom-bap. J’adore le boom-bap, j’en écoute toujours, j’en vois toujours passer et quand j’en vois sur internet, je m’arrête, je regarde et écoute. Donc dire que ça m’a saoulé comme étiquette, c’est un peu fort, mais je ne me la collerai pas moi-même. De toute façon, depuis le début je fais des phases genre « je veux ressembler à personne en ayant l’air de tout le monde ». J’aime bien les groupes d’amis mais les appareils, les tiroirs, je n’aime pas trop ça. Si on me fout dedans, ce n’est pas grave, mais de moi-même, je ne m’y mettrais pas. Ça n’empêche pas que c’est quelque chose que je ne regarde pas avec dédain puisque j’apprécie toujours en écouter et que j’affectionne faire. Mais c’est peut-être un peu trop ma zone de confort. Par exemple, la première fois que j’ai posé avec Keno, je lui ai demandé une production boom-bap plutôt que de commencer direct sur l’un des sons que j’avais retenu pour l’album. C’était une façon de me mettre à l’aise, de créer une atmosphère de travail avec lui. Mais après, pour l’album, il fallait que ça colle à mes humeurs et le boom-bap ne remplissait pas ce critère, tout simplement.

« J’essaie de faire comme un adulte des choses que j’ai commencé à kiffer adolescent. »

Jeune et bon vivant « Je ne suis pas immature, ma jeunesse n’est pas morte. »

J’ai placé pas mal de références dans le disque, notamment rap : Oxmo, Fabe, Ekoué, Daddy Lord C et d’autres. J’ai choisi des références qui sont les miennes, elles peuvent paraître un peu datées mais je n’allais quand même pas citer ou faire des clins d’œil à des phrases qui n’ont pas encore été digérées quand même ! [Rires] Mais ce sont mes références et j’aime bien cette idée de les cacher un peu en me disant que les mecs qui connaissent vont capter et se dire : « ah le bâtard ! » [Rires] C’est vraiment un kif et je ne l’ai pas limité qu’au rap d’ailleurs, il y a aussi des clins d’œil à Brassens, Gainsbourg, ou même à des chansons étrangères auxquelles je fais allusion en détournant leurs paroles que j’ai traduites. J’aime bien cette idée car ça créé un lien avec les gens qui ont les mêmes références. Effectivement, ce sont des références qui ont un certain âge, mais la vérité c’est que dans la vie, soit tu tournes le dos à ton adolescence et ses références que tu as grave kiffées jeune, soit tu continues de courir après. Moi je cours après, ou plutôt je cours avec. Ça ne m’empêche pas de grandir, je ne connais pas grand monde qui oserait me dire que je dois grandir. Mais la réalité, c’est que tout ce que je fais, ce sont des choses que j’ai kiffées ou rêvées de faire quand j’étais jeune. J’essaie de les faire comme un adulte, mais ce sont des choses que j’ai adorées quand j’étais un adolescent. Les gens qui disent que c’était mieux avant ou ceux qui disent qu’il faut grandir, je trouve ça toujours un peu dingue. En quoi rayer de la carte les passions que tu as attrapées quand tu étais jeune correspond à grandir ? C’est quoi l’idée de penser qu’à un moment, tu tombes dans le monde adulte et la musique, ou d’autres choses, doivent naturellement devenir des souvenirs que tu ranges au placard, que c’est étiqueté comme le truc de ta jeunesse et point barre ? On n’est pas sur terre pour très longtemps. Moi je veux continuer à découvrir des trucs autant que kiffer ce que j’ai toujours kiffé. Le graffiti, le rap, ils ont autant leur place dans ma vie d’adulte qu’ils pouvaient en avoir une dans mon adolescence. Ce mélange de jeunesse et de maturité, c’est comme le titre « Bons vivants » que je fais avec Grems. « On ne se laisse pas abattre, on se bute nous-mêmes » je kiffe cette phase et je kiffe ce morceau. Il est motivant le matin au réveil. Grems est trop chaud. Je suis content de mieux le connaître depuis ce titre. Il est hallucinant de créativité et c’est un bon gars. Au départ, ça aurait été évident qu’on fasse un titre sur le graffiti. Mais en fait, non, je voulais qu’on parle de tout, parce que lui comme moi, on essaie de bouger, de toucher à plein de choses. Parce que lorsque tu as une activité artistique dans ta vie, tu es absorbé par ça et ça t’entraîne vers plein de trucs.

Migrants « Entre les bombes et le froid, tu choisis quoi toi ? »

Je prends le vécu des migrants en pleine figure, quotidiennement. Ils sont très présents dans mon quartier, notamment en bas de chez moi où il y a un centre pour eux. Je vois tout, c’est mon quotidien et comme je connais en plus des gens qui font des trucs pour eux, je comprends très bien ce qu’il se passe. C’est très violent et triste. Ce qu’ils ont vécu pour arriver là est assez incroyable et quoi qu’on en dise, ils sont là, ils sont réels. C’est un problème mondial qui se trouve sous ma fenêtre, c’est quand même dur de ne pas en parler. De manière générale, je n’aime pas faire une revue de presse des problèmes du monde, encore moins de donner mon avis sur tout. Je parle de ce que je vois, et avec les migrants, on partage des lieux au quotidien, on évolue dans le même espace alors c’est difficile de faire comme si je ne les voyais pas. Évidemment que ça me fait relativiser sur ce que nous sommes nous, sur ce que je dis. Ça se ressent dans le disque que leur présence elle doit nous rendre humble sur nos problèmes. C’est comme lorsque j’ai fait Correspondances et qu’un mec qui s’occupe de jeunes à l’hôpital Édouard Rist m’a appelé pour que je vienne jouer mes morceaux. C’est un lieu qui s’occupe d’enfants atteints de maladies orphelines, autant dire de jeunes qui sont vraiment en galère. Toi tu arrives, tu as un bu un demi au café du coin avant de venir rapper tes textes devant eux, textes dans lesquels tu parles de tes déboires et de tes petits problèmes. Tu relativises direct tout ce qui peut arriver, tu te sens même tout petit avec ta musique et tes textes. Le gars qui organisait ce petit concert et qui avait déjà fait venir d’autres rappeurs m’avait dit de ne pas m’en faire pour le côté un peu sombre de mes chansons. Tu chantes, tu passes un moment avec les enfants, et tu vois qu’ils sont hyper heureux qu’il se passe quelque chose, d’avoir en face d’eux quelqu’un qui vient pour leur donner un peu autre chose que leur quotidien. C’est beau mais évidemment, d’un coup tu relativises tout ce que tu vis. C’est l’autre face de chanter et rapper, d’avoir une démarche artistique : la réalité te rattrape, la prétention dont je parlais se fait rattraper par l’humilité et le partage. C’est important.

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