Dans le trou noir avec Triplego
Interview

Dans le trou noir avec Triplego

Triplego produit une musique exigeante et audacieuse. Sur Machakil, leur premier album, la recette est trois fois plus efficace : les litanies de Sanguee s’allient aux sons synthétiques et aux influences orientales ou latines mijotées par MoMo Spazz.

Photographie : Arnaud Deroudilhe & Paloma Pineda

De l’intérieur de la pièce, au milieu du trou noir, s’échappe une voix monocorde. Une seule note à peine modulée, qui raconte les attraits de la solitude et lance des sentences irrévocables : pas d’amis, pas de chromes, pas de regrets mais des idées de vengeance. La violence se dit calmement, avec la détermination d’une prière. Loin derrière les murs de la chambre froide, le son étouffé des percussions rappelle qu’il existe un ailleurs. Une reverb sortie de nulle part fait résonner les croassements des corbeaux qui s’occupent des ad-libs, et des grosses vapeurs qui prennent la couleur des paysages fantasmés : des étendues de sable ponctuées de dunes, une station balnéaire en Espagne, ou en Amérique latine, une médina vide. Depuis leurs débuts en 2013, le rappeur Sanguee et le producteur MoMo Spazz abreuvent le rap de leur produit de synthèse avec des talents d’alchimistes de plus en plus maîtrisés. Une inspiration profonde et une expiration lente qui marquent le début d’un voyage à bord d’un nuage de fumée craché depuis Montreuil-sous-bois.


Abcdr du Son : Vous venez de sortir Machakil, votre dernier projet. Là, tout de suite, comment vous sentez-vous ?

Sanguee : Soulagés, parce qu’il y avait une grosse attente. Et contents, parce qu’on a eu que des putains de retours. Sans pression.

A: J’ai cru comprendre qu’il y avait eu quelques turbulences, l’album a eu du retard, puis est finalement sorti un peu soudainement…

S : Il y a eu des petits soucis contractuels avec notre ancien label, il nous fallait aussi le temps de monter notre structure [Twareg, NDLR], notre équipe. Mais les sons étaient prêts depuis un moment, on avait déjà beaucoup de matière, à part quelques morceaux qui se sont rajoutés au dernier moment comme « Die » puis « Rihanna » qui a été fait en dernier et qu’on a clippé dans la foulée.

A: On a pu vous reprocher un manque de stratégie du fait de cette sortie un peu chaotique. On vit à l’heure où le moindre rappeur, même en début de carrière, semble raisonner en termes de chiffres. C’est votre cas ?

S : On est spontanés. Dès qu’on a appris qu’on était libres, on l’a envoyé. On ne calcule pas, parce qu’en vérité on kiffe ce qu’on envoie. On n’envoie pas une douille où on se dit : « pour compenser faut calculer ça, ramener tel youtubeur, etc. » Nous si on kiffe ce qu’on fait, qu’au quartier les gens kiffent, c’est bon, on envoie. Évidemment on ne va pas envoyer un clip un lundi à 1 heure du matin, mais pour le reste c’est du feeling. Et je pense que c’est devenu un peu une marque de fabrique. Les gens savent qu’on peut envoyer un clip sur un coup de tête.

A : Finalement ce retard a presque été bénéfique, en créant une attente ? 

S : Oui. C’est à double tranchant, car l’exigence est montée aussi. Les gens auraient pu être déçus. Mais ils sont contents, nous on est contents de ce qu’on a envoyé, c’est l’essentiel.

A : J’ai, à titre personnel, le sentiment que l’on vit une période un peu creuse dans le rap français. Beaucoup de choses sortent, mais beaucoup de choses génériques.

S : C’est vrai, il y a beaucoup de trucs qui ne durent pas. Après, nous aussi on est productifs. Lors d’une session studio, on peut lâcher plus d’un son par jour. Mais on se prend la tête ensuite, on est très sélectifs. On ne veut pas envoyer de sons fast food. Même si on n’a pas envoyé beaucoup de projets, les gens les écoutent longtemps après, et ça, c’est une fierté. On essaie de faire des morceaux qui vieillissent bien. Nous-mêmes, ceux qu’on préfère sont ceux qu’on écoute encore dix ans plus tard. Ceux qui vont dans ta playlist automatiquement ce sont les sons qui sont dans ton cœur. On travaille pour faire des choses qui vont t’accompagner longtemps, pas des sons que tu kiffes sur le moment et que tu oublies un mois plus tard.

A : Machakil ça veut dire « problèmes »…

S : [Rires] Au pluriel !

A : L’album, c’est pourtant censé être la consécration, c’est marrant de l’appeler comme ça, comme si…

S : [Rires] Il allait y avoir des problèmes !

A : C’est ça. D’autant plus qu’avec ces histoires de retard, on pourrait se dire qu’inconsciemment vous repoussez l’album pour repousser l’arrivée des problèmes. Dans « Hasta la muerte » il y a cette phase : « Avalanche de blempros qui vont débouler. »

S : [Rires] Nous-mêmes on s’est dit : « on aurait pas dû l’appeler [i]Machakil, ça nous a ramené des problèmes ce truc. »[/i] Il y a même eu d’autres galères, des mauvaises rencontres, beaucoup de choses en off. Mais finalement on est plutôt fiers d’avoir réussi à mener à bien notre truc seuls, avec notre propre label.

A : Des mauvaises rencontres ?

S : Des mecs mal intentionnés, qui veulent profiter de toi. Nous on n’est pas des canards, on ne se laisse pas barber facilement, mais quand tu ne connais pas, t’es mort. Il y a des bonnes personnes, mais aussi trop de parasites qui viennent rôder.

A : On parlait de spontanéité tout à l’heure. Dans la manière dont vous concevez la musique, vous êtes aussi spontanés que dans la manière dont vous la distribuez ?

S : Pour l’écriture, il n’y a pas de calcul. J’écris ce que j’ai à écrire, ce que je ressens dans l’instant, sans penser à un thème.

MoMo Spazz : Je me dis pas non plus, avant de faire une prod, qu’elle doit sonner comme-ci ou comme-ça. Je fais, puis on voit à la fin.

A : Parlons de vos débuts. Vous vous êtes rencontrés jeunes, vous étiez déjà dans la musique ?

S : Vite fait, j’ai commencé avant lui, ça rappait un peu au quartier. C’est plutôt à la fin du lycée que c’est devenu sérieux.

M : C’est venu naturellement, on parlait de son, donc après le bac on a décidé de se lancer. Lui rappait depuis quatre ou cinq ans, moi j’ai commencé direct dans la production, j’ai jamais voulu rapper, ce n’est pas ma fibre.

A : À quoi ressemble cette période d’apprentissage ?

M : À l’époque, on écoutait beaucoup de rap, américain pour moi, français pour lui, et beaucoup d’électro. Déjà, on voulait faire un truc hybride.

S : C’était un vrai échange, car on ne vient pas des mêmes écoles. On avait le même kiff pour la musique, mais pas pour le même genre. Il était plus ouvert d’esprit que moi. Très jeune il écoutait de la house, il me faisait découvrir des trucs. C’était ça le but originel : créer une nouvelle sauce.

A : Momo Spazz, tu sais d’où vient cet éclectisme et ce goût pour la deep house ?

M : Pas du tout. Plus jeune, j’ai été piqué par Daft Punk. Au fur et à mesure j’ai creusé, je me suis mis à la French Touch. Puis même le rap cainri, comme quand Kanye a fait le truc avec les Daft Punk, ça a alimenté cette culture hors-rap.

A : Je ne sais pas si on te l’as déjà dit, mais ce genre de synthèse me fait penser à ce que faisait Dj Mehdi.

M : On me le dit souvent. Forcément, en crossover rap/électro c’est la référence. Je ne cache pas que ce n’est pas un artiste que j’ai écouté toute mon enfance, mais bien sûr j’ai été inspiré par son mindset, le fait de mettre les pieds un peu partout, tu vois ?

S : Son parcours est inspirant. Au-delà du fait que ce soit un rebeu, on se reconnaît dans le fait que ce soit un vrai mec de cité qui a les vraies bases du rap français caillera et qui arrive à intégrer le monde de l’électro et à être respecté dans les deux mondes. C’est quelque chose qui nous donne envie.

 

« Il y a quand même un point commun à tous les groupes de rap de Montreuil : on n’a pas peur d’oser.  »

A : Dans #EnAttendantMachakil, sur le morceau « Émotionnel », tu dis : « Sale comme à l’époque du Sanctuaire Shinto« … [Groupe de rap montreuillois, NDLR]

S : Ne me dis pas que tu connais le Sanctuaire Shinto ! T’es un ouf. La scène montreuilloise était hyper underground. Ça passait par les voitures : « C’est qui ce son là qui vient de passer ? C’est lourd ! » Il y avait du gros gros rap. En tout cas dans mon quartier [le Bel Air, NDLR], le Sanctuaire c’était un truc de fou, la Légion pareil, puis Cenza, qui a toujours été dans un délire West-Coast, durag, jeans larges… Plein plein de gros kickeurs, des multisyllabiques de fou malade, beaucoup de charisme. C’est avec des mecs comme ça que j’ai appris le rap. C’était qualitatif de ouf, mais ça ne dépassait pas les frontières de Montreuil car il n’y avait pas internet, puis peut-être pas non plus cette volonté de faire grossir leur truc. Ils maîtrisaient leur art et s’amusaient comme ça, ça leur allait. Mais ça rap depuis toujours à Montreuil, et ça rap très très très dur. On n’a pas à rougir par rapport aux autres villes.

A : C’est des gens que vous écoutiez seulement, ou que vous fréquentiez ?

S : Le Sanctuaire Shinto, ce sont des grands de ma cité. Beaucoup nous conseillaient. Par exemple, le grand frère d’un des deux membres, Driss, qui est devenu maintenant un putain de chanteur live avec le groupe de funk Chewbacca, m’a donné des cours de chant. Une fois, il était dans le public au Comedy Club et Stevie Wonder était sur scène. Quand il a entendu la voix du mec, Stevie Wonder s’est arrêté, et lui a carrément tendu le micro pour le faire monter sur scène. C’est ce genre de mecs qui nous ont appris, des grands de chez nous.

A : Cette anecdote me fait penser à la manière dont vous utilisez le vocoder, non pas pour pallier une voix déficiente mais comme un effet, comme un instrument parmi d’autres.

S : Exactement. Comme je t’ai dit, j’ai commencé en chantant sans vocoder. On kiffe l’effet, mais ça nous sert pas à maquiller des fausses notes. C’est un plus, mais c’est pas essentiel.

A : Comment vous expliquez qu’aujourd’hui la scène montreuilloise soit si vivante, quantitativement et qualitativement, mais n’ait pas d’identité marquée ? Entre un Soklak, un Ichon, un Swift Guad et vous, par exemple, il semble y avoir peu de choses en commun musicalement, et on serait en peine de définir un « son montreuillois. »

M : La spécificité de Montreuil, c’est que chacun est dans son délire. Il n’y a pas de scène à proprement parler avec un son bien défini, comme à Atlanta par exemple. C’est à l’image de la ville, elle est riche, il y a des tonnes de nationalités différentes et ça se ressent dans la musique que les gens font ici.

S : C’est une grosse ville, avec plein de facettes. T’as le côté ghetto du haut Montreuil, le côté ghetto du bas, le côté bobo parisien. Il y a tellement de vécus différents que les influences ne sont pas les mêmes. Mais il y a quand même un point commun : à Montreuil on n’a pas peur d’oser. Les gens sont culottés, ils osent des flows, des tenues, un Prince Waly par exemple a son propre style, sa manière de parler. On est ouvert d’esprit. La proximité avec Paris joue aussi peut-être. À Sevran, par exemple, il y a aussi une grosse scène rap, mais ils sont loin de Paris donc peut-être plus entre eux, dans leurs cités. Les échanges avec Paname sont peut-être moins fréquents que chez nous.

A : Quelles relations avez-vous avec les autres acteurs de cette scène ?

S : C’est un peu chacun dans son coin. Il y en a quand même qu’on connaît depuis longtemps et qu’on apprécie humainement. Des gens comme Waly, ou Cenza dont je te parlais plus tôt. Avec Cenza, on a commencé à rapper dans les mêmes endroits y a plus de dix piges. Mais on n’est pas connectés avec tout le monde. Les gens commencent à se rendre compte qu’il y a un truc qui se passe à Montreuil et qu’il faut s’entraider et tout ça, mais ça n’était pas le cas avant. Un des problèmes qui fait qu’on a tous mis du temps à émerger, c’est qu’il n’y a pas de solidarité.

A : Ça explique peut-être le fait qu’il y ait un fort succès critique mais un succès commercial encore assez confidentiel.

M : Peut-être. C’est pas trop grave.

S : Faut pas forcer les choses. Le plus dur, c’est d’arriver à faire écouter ta musique à des gens qui sont pas tes copains. Si tu arrives à faire écouter ton son à quelqu’un d’autre que ton meilleur pote, tu as déjà réussi un truc. Ensuite, c’est à toi d’envoyer quelque chose d’assez puissant pour que ça pète. On n’a jamais vraiment compté sur les partages ou les éventuels coups de pouce des rappeurs influents et compagnie. On s’est toujours débrouillés seuls. Ça fait plaisir quand un frérot partage, mais on est pas à la recherche de ça.

A : Est-ce que vous avez le sentiment de faire partie des têtes d’affiche de la ville, et, si oui, est-ce que vous estimez avoir une responsabilité de ce point de vue là ?

S : Encore tout à l’heure dans le métro on nous a reconnus, évidemment ça fait plaisir, mais encore plus quand on s’aperçoit qu’on a dépassé les frontières. On reçoit plein de messages du Maroc, du Québec, même du Canada anglophone, d’Allemagne. On veut pas se cantonner à notre ville, on fait de la musique pour tout le monde. Mais on a pas de responsabilité. On fait ce qu’on a à faire : on évolue, on grandit, on ne se pose pas plus de question.

M : C’est notre ville, mais on n’est pas non plus les maires. [Rires] Chacun fait ce qu’il a à faire, s’il veut représenter il le fait, sinon pas grave !

S : Quand on le fait, c’est naturellement. On le faisait quand on avait deux mille vues. On est fiers de notre ville, mais on se dit jamais qu’un devoir nous incombe ou qu’on pourrait en tirer plus de crédibilité ou je ne sais quoi.

A : Quand j’entends parler de vous j’entends souvent le terme « sous-cotés », que j’ai du mal à comprendre personnellement…

S : Pareil. On a pas l’impression d’être sous-cotés. Chaque chose en son temps. On a eu des problèmes qui nous ont poussé à rester dans l’ombre un petit moment, donc c’est normal : on a pas encore envoyé la sauce pour de vrai. Pour l’instant il n’y a rien d’anormal. Ça va venir. Après, j’en veux pas à ceux qui disent ça, ça part d’un bon sentiment… mais au lieu de dire ça, partagez ! [Rires]

A : Parmi ceux qui disent ça, beaucoup veulent dire, à mon avis, que vous avez été précurseurs, influents.

S : On faisait ça quand on parlait encore de musique vaporeuse, musique pour s’évader… Ensuite avec la vague PNL, on a du mettre un tampon pour savoir de quoi on parle et marketer le truc : cloud rap.

M : On se sent pas spécialement précurseurs.

S : On sait qu’on a fait ça en premier de chez premier [rires], mais c’est toujours comme ça. Je te dis ça, ça vient du cœur, mais quand on avait même pas dix mille vues, on voyait des gens avec des vrais scores qui nous copiaient, de source sûre. Mais on ne leur en veut pas, c’est le jeu. On va revenir sérieusement, et on va remettre les pendules à l’heure.

A : Je reviens à votre parcours. En 2013 vous sortez Overdose. Quelle est l’ambition à ce moment là ?

M : Il n’y avait pas réellement d’ambition, c’était un premier projet. C’était un test, on voulait juste se faire découvrir.

S : Et puis on était contents, on avait un projet avec une pochette avec écrit Parental Advisory, ça nous suffisait. [Rires] On a envoyé ça de façon très amateure, avec un lien de téléchargement, en mode chacal. Le premier cap c’est le clip de « Monnaie », qui a pas mal tourné.

M : Jusqu’à Eau Max on a continué à se chercher. C’était beaucoup de réflexions, d’incertitudes, on était dans le laboratoire.

S : On faisait de la musique très naïvement. Avec Eau Calme on a commencé à être un peu pris au sérieux par la petite critique internet, et on s’est dit qu’il y avait un truc à faire. On a envoyé Eau Max, le cip de « Codé » a bien marché, ça progressait. Avec 2020 on est devenu sérieux.

A : Ce qui me frappe, c’est que j’ai l’impression en écoutant vos premières sorties que les éléments de base de votre style étaient déjà présents, et que vous n’avez eu ensuite qu’à progressivement mieux définir celui-ci au cours de vos projets successifs. Il n’y a pas de véritable rupture, on peut entendre les ingrédients caractéristiques de votre musique dès Overdose en tendant bien l’oreille. Puisqu’on vous compare à PNL, allons-y : il y a chez eux, pour le coup, un véritable saut qualitatif entre leurs premiers morceaux et QLF. On a l’impression que vous, au contraire, avez trouvé votre voie très tôt.

M : C’est vrai. Bon, pendant toute cette période, on ne livrait pas des produits parfaitement finis.

S: C’était expérimental. Mais depuis très tôt on sait quel but on veut atteindre avec notre musique : quand tu nous écoutes, tu dois voyager. C’est ça la genèse de Triplego. Pour le reste, c’est que du feeling.

A : En 2017 vous signez avec Jihelcee. Vous pouvez m’en dire plus ?

M : Il n’y a pas eu de signature, c’était un deal oral, on s’est fait confiance.

S : C’était une très bonne expérience. Ça nous a affiné l’oreille, parce qu’on était les seuls rappeurs. Il y avait des mecs qui faisaient de la house, Nakatomi Plaza, on a beaucoup appris avec eux. On avait un studio à disposition, on a beaucoup enregistré.

M : Il y a aussi Isma qui a fait la prod de « Panama », Juxe qui a fait des toplines sur Machakil. Et au-delà de ça, c’était fort humainement. On a arrêté parce qu’on avait besoin d’indépendance, même si on était pas emprisonnés, on devait voler de nos propres ailes.

S : Par contre, il y a eu d’autres deals à côté qui nous ont empêché de sortir les choses comme on le voulait.

A : Avec 2020 ça devient sérieux, comme vous dites. J’ai l’impression que le cercle de vos auditeurs s’est agrandi.

S : On est devenu plus crédibles avec ce projet, on a été vu comme des mecs plus pros, mais dans la conception rien n’a changé. On l’a fait à notre sauce, on voulait quelque chose de sombre, sans émotion, sans âme, robotique. C’est un projet très expérimental, mais qui a bien pris, certains sons sont restés comme « Yamaha » ou « PPP ».

A : Pourtant, en effet, ce n’est pas votre projet le plus facile d’accès.

S : C’est vrai. C’est la magie, on l’a envoyé comme ça et on a eu beaucoup de retours, beaucoup de messages de mecs comme Martin Solveig. [Rires]

A : Le clip de « PPP » a dû jouer.

S : Ouais, c’est une dinguerie. C’est une idée d’Arnaud Deroudilhe [le réalisateur, NDLR] et de Yassine, qui a fait la direction artistique du clip. Ils ont proposé de faire ça dans un stade avec le dromadaire, on avait plus qu’à dire go, c’est parti !

A : Parlons de Machakil maintenant. La première phrase de l’album est encore une référence à l’eau : « J’entends l’eau couler sur mes plaies. » Ça marque une continuité thématique avec les premiers projets. Est-ce que dans sa conception vous avez cherché à marquer une différence, à franchir un cap ?

S : C’est dans la lignée des précédents. On changera pas notre processus de création. On aime bien travailler en petit comité, sans calcul. On reste cohérents avec nous-mêmes. Il y a une évolution bien sûr, on a changé, mais il n’y a pas de rupture.

M : S’il y a eu des changements, ils ont eu lieu pendant la conception, et instinctivement. On a rien calculé a priori, ça s’est fait au fil du temps, parce qu’on a appris de nouveaux skills, et progressivement.

S : La seule différence, pour moi, réside dans mon écriture. Sur Machakil, je tenais vraiment à écrire comme je parle en me prenant moins la tête sur la forme. J’ai voulu faire un portrait craché de moi-même. Sur les anciens projets, l’univers était là, mais je me dévoilais peu, et ça me tenait à cœur de casser cette barrière. Pour le reste, les influences orientales étaient déjà là, les derbouka, les influences électro aussi…

A : Tu parles de casser une barrière. Avant, tu avais l’impression de forcer le trait un petit peu, de ne pas être complètement toi-même ?

S : Non, mais j’essayais d’être compris. Je pouvais me prendre la tête sur un mot en me demandant si les gens allaient le comprendre. Maintenant, j’écris comme je parle.

A : Pour qui est-ce que tu écris ?

S : J’écris pour moi. Faut que je me fasse kiffer moi-même. C’est tout, les sons sont comme des thérapies, très introspectifs, on plonge dans le vortex. Je dis pas ça dans le sens où ça me permet de me sentir mieux, mais c’est ma seule inspiration : ce qui se passe dans ma tête.

A : Vous présentez Machakil comme votre premier album. Qu’est-ce que ça change ?

M : Rien en soi, mais on s’est plus lâché. C’est pour ça qu’on a mis du temps, on voulait quelque chose d’affiné. On a juste voulu lâcher tout ce qu’on avait, sans réserve.

A : On parlait plus tôt de spontanéité. Est-ce que vous êtes plutôt du genre laborieux, à enregistrer beaucoup de prises, à vouloir éliminer la moindre imperfection ?

M : Non, on garde même si c’est imparfait si on sent qu’un délire se passe sur le moment. Si ça nous plaît, nique sa mère, ça fait le charme.

S : On est souvent dans le premier jet. On va pas repasser cinquante-cinq fois sur un son pour appeler un autre topliner pour faire un refrain, un gimmick, réécrire la partie etc. Si on ne kiffe pas directement, c’est que le son n’est pas assez bon et on jette.

A : Pourtant vous vous mélangez peu, on pourrait croire qu’il y a derrière une volonté de garder le contrôle.

M : Quand on collabore avec d’autres producteurs, des Harry Fraud, des Ikaz ou des Freaky, par exemple, je donne simplement mon avis. Le but de ce genre de collaboration c’est justement qu’ils nous apportent leur propre univers. Si la prod ne sonne pas comme les miennes, tant mieux.

« Il y a un confort dans la solitude, même dans la tristesse. C’est bizarre, il y a un plaisir malsain là-dedans. »

A : Sanguee, tu parlais tout à l’heure de thérapie. Ta voix monocorde, grave, répétitive, le fait que tu rappes souvent sur une seule note, et aussi la manière dont elle est traitée, me rappelle parfois une prière ou un mantra. Il y a quelque chose d’apaisant, et alors que tu dis des choses violentes, ça donne l’impression d’une forme de sérénité.

S : C’est comme ça qu’on est dans la vie. Même quand il y a des machakils, on est pas du genre à chialer. Nous c’est : « comment on va régler ça ? ok c’est parti, vite fait bien fait. » Mais on me dit souvent qu’il y a un délire hypnotisant. C’est possible, je ne calcule pas.

A : Tu parles beaucoup de solitude. C’est renforcé par les effets appliqués sur ta voix, notamment la reverb, qui donne parfois l’impression que t’es seul dans une pièce vide.

S : J’ai toujours évolué seul. Quand tu as des problèmes tu es seul pour les régler, ou alors avec deux ou trois gars sûrs, pas plus. C’est le premier truc que j’ai compris dans la vie : débrouille toi seul. J’aime bien ça, il y a un confort dans la solitude, même dans la tristesse. C’est bizarre, il y a un plaisir malsain là-dedans, comme un cocon dans lequel je me complais.

A : Le fait d’avoir monté votre propre label, Twareg, est aussi un moyen de vous isoler volontairement.

S : Oui, c’est sûr. On est quand même cinq dessus. Il y a des rôles business, parce que ce n’est pas notre point fort, on est surtout des artistes. Il y a un conseiller pour les trucs administratifs, puis l’équipe artistique qui comprend notamment mon petit frère, qui fait des clips.

A : Sans vouloir trop théoriser, le côté répétitif donne aussi l’impression d’une spirale, de quelque chose dont on ne sort pas. C’est ce qui fait la bonne complémentarité avec les instrumentaux je trouve : on est au Maghreb, en Espagne, en Amérique du Sud, mais sans jamais quitter Montreuil. Dans la chronique de 2020 publiée dans nos colonnes et écrite par B2, il est question de « voyage immobile » et pour moi c’est exactement ce qu’on ressent.

S : Une phrase qui reflète bien ça c’est « je suis dans le trou noir. » C’est comme une chute à l’infini. C’est souvent ce que j’imagine quand j’écris.

A : On trouve dans Machakil une plus grande diversité qu’avant au niveau des instrumentaux. Il y a notamment un côté épique sur certains sons comme « Iris » ou « Les cheveux d’Assala » qui était, je trouve, moins présent avant. Parfois, on croirait presque entendre la bande originale d’un film de science-fiction.

M : Je vois ce que tu veux dire mais, encore une fois, je n’ai aucune idée de la manière dont je parviens à ça. J’écoutais ce genre de choses plus jeune, du Hans Zimmer par exemple, mais je n’y réfléchis pas en faisant de la musique. On fait ça sans forcer.

S : C’est aussi parce qu’on a grandi, ce sont des prods de bonhommes, plus de petits jeunes. On a traversé des trucs, c’est la vie qu’on mène, il y a des fights, c’est noir.

M : Mais c’est inconscient. Je ne me dis jamais : « je vais faire une prod épique. »

S : Quand tu commences à faire ça ça devient nul, ça devient artificiel.

A : Je sais pas si vous avez écouté JVLIVS de Sch, mais il a conçu un album très cinématographique, qui suit une même trame narrative morceau après morceau. C’est quelque chose que vous pourriez faire ?

M : Pourquoi pas.

S : Peut-être pour les prods. Mais les films ne m’inspirent pas quand j’écris. Un film c’est un film, un mec peut fumer un mec et ensuite manger un grec, tu vois ce que je veux dire ? Je vais pas commencer à parler de lasers et compagnie. Il y a un charme plus fort quand on parle de sa propre vie. Ou alors, autant faire de la musique de film directement. On a fait la musique d’un film qui s’appelle Sur le terrain, qui doit sortir bientôt. On a aussi travaillé quelques morceaux pour un court-métrage qui sort bientôt sur Canal +. Mais ça ne change pas la manière dont on fait de la musique.

A : C’est toujours toi MoMo qui propose les instrumentaux ?

M : C’est les deux, au feeling. Sanguee fait aussi lui-même des prods.

S : J’aime bien être libre, donc je préfère le laisser faire sa sauce sans le contraindre.

A : Vous devez vous connaître par cœur à force.

S : Bien sûr, c’est pour ça qu’on a pas besoin de se parler trop en amont. Mais ça nous arrive encore de nous surprendre. Par exemple, une prod comme « No Conozco », je ne m’y attendais pas.

M : Ou lorsqu’il a fait « Die », j’ai été agréablement surpris. C’est le but. Quand je vois qu’au fil des années il trouve toujours mes prods lourdes, et inversement, ça me motive.

« Il faut savoir s’enrichir du passé, en faire une force. »

 

A : On parlait de voyages. Je sais que vous êtes proches du collectif Naar, qui tente notamment de faire des ponts entre la scène rap marocaine et la scène rap française. Est-ce que c’est quelque chose que vous suivez ? Vous avez fait une résidence à Casablanca, vous pouvez m’en parler ?

S : C’est là-bas que j’ai connecté avec Ikaz, on a enregistré « 4K » là-bas, on a rencontré Myth Syzer, Issam, des rappeurs hollandais. J’ai aussi enregistré « Ganja » avec Muun. Très bon délire. On suit la scène marocaine depuis longtemps. Le premier que j’ai découvert c’est 7liwa. Ces rappeurs devraient tout baiser dans le monde entier. Maintenant il faut sortir du Youtube game et être reconnu comme une scène professionnelle. Ça va arriver.

A : L’autre force des productions sur cet album, c’est le mélange entre cet aspect synthétique, froid, robotique comme disait Sanguee tout à l’heure, et un côté bien plus organique, chaleureux. On entend vraiment les instruments, parfois même des samples. MoMo, est-ce que tu fais partie de ces producteurs qui diggent beaucoup pour trouver des pépites ?

M : Bien sûr, quand on sample on aime sampler des trucs de l’ombre. C’est un plaisir, ça fait voyager, découvrir de nouvelles cultures. C’est le job. Tout se fait sur internet, soit j’achète un son, soit je le pirate.

S : On ne prend jamais de samples connus et de toute façon, on les triture suffisamment pour qu’on ne les reconnaisse jamais.

M : On sample pour affiner plus que pour créer, pour poivrer et saler. Ce n’est pas la matière première.

S : À l’époque d’Eau Calme on samplait vraiment des boucles comme les hip-hoppers à l’ancienne mais on a arrêté, aujourd’hui ça coûte trop cher, ça ramène trop de problèmes.

A : Autre thème récurrent : le passé. Tu dis dans « Pagavinho » : « Tu vas savoir qui je suis / Nique sa mère qui j’étais. » T’étais qui ? 

S : Là, je parle de trucs persos un peu sombres. Des délires de vengeance, de haine. Quand t’es déterminé, hier c’est fini, aujourd’hui ça va être autre chose : « sale chien, tu vas savoir qui j’étais ! » C’est de la haine pure. [Rires] Il faut savoir s’enrichir du passé, en faire une force.

A : Dans une interview récente pour Check, vous dites qu’il faut distinguer absence d’émotion et mélancolie, en indiquant que vous ne faites pas de musique mélancolique. Vous pouvez préciser ?

S : L’absence d’émotion, c’est par exemple quand tu fais du mal à quelqu’un, que la personne pleure devant toi et que tu n’es pas triste. Je connais plein de gars qui ont fait des trucs sombres, qui me racontent ça normal, en roulant un joint. C’est notre état d’esprit : il n’y a pas de spleen, pas de nostalgie, c’est « cœur est glacé. »

A : Il y a aussi plusieurs phrases qui évoquent la religion.

S : La religion n’a rien à voir avec la musique. Ça fait partie des paradoxes de nos vies : être croyant et faire de la musique, normalement, ça ne se mélange pas. C’est comme un mec qui vend de la drogue et qui est croyant, je ne le juge pas. On fait chacun comme on peut, beaucoup veulent aller vers le mieux, mais sont tiraillés entre la nécessité et leurs croyances. La religion est dans nos cœurs, donc ça ressort forcément dans notre musique puisqu’elle reflète qui on est.

A : On entend aussi des sons plus mélodieux, moins robotiques. Dans « Die », tu dis : « J’écoute du Maluma. » On peut vous imaginer aller encore plus vers des sons de ce type, influencés par le reggaeton ou la trap d’Amérique du Sud ?

S : On n’a pas les mêmes goûts là-dessus. Moi j’aime ça, depuis longtemps. Quand je vais au Maroc en voiture, je passe par l’Espagne, je kiffe ces ambiances. Je me prends vraiment le truc en le vivant là-bas. J’avais mis ça de côté avant, j’osais peut-être pas mais maintenant j’assume plus. Mais on recherche pas le tube, pas du tout.

A : C’est quoi la suite ?

S : Envoyer des images, faire des clips, des dates, à commencer par la release party le 22 mars, rencontrer le public.

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