Les trente-six chambres de Katana
Interview

Les trente-six chambres de Katana

Après une épopée légendaire avec son groupe l’Unité 2 Feu, il aura fallu attendre un moment pour écouter Katana en solo. Il a sorti en octobre son deuxième album, L’Épée de justice. L’occasion de revenir sur son parcours, une histoire parfois sombre, parfois douce, racontée avec un brin de nostalgie peut-être, et une lucidité certaine.

Abcdrduson : Tu es né au Cameroun ?

Katana : Non, je suis né en 1981 en France car ma mère a dû y venir pendant sa grossesse. Elle a accouché ici au bout de huit mois de gestation, après avoir pris l’avion au bout de sept mois à cause d’un problème de sang, une anémie. Si je naissais au Cameroun, je mourais. Elle m’a dit que son sang était jaune, elle n’avait plus de globules rouges… C’était de la folie, elle a pris l’avion et on l’a sauvée in extremis. Donc je suis né ici, et finalement comme ma grand-mère était en France aussi, nous sommes restés. La grand-mère est blanche, mais elle a vécu plus de quarante ans au pays. Puis comme elle était revenue en France, ma mère est restée aussi suite à ma naissance.

A : Et tu as grandi à Évry immédiatement ?

K : Non, je suis allé à Évry à l’âge de dix ans. Je suis né à Bondy, dans le 93. Après, on est allé vivre un an ou deux à Porte de Pantin et ensuite on a vécu à Brunoy. Je ne sais pas si tu connais Brunoy, en Essonne ? C’est la meilleure ville du monde pour un enfant, le meilleur quartier du monde. Tout est en pente, c’est une pente gigantesque. Il y a quelque chose comme sept cents mètres de pente, et moi j’habitais tout en bas. La boulangerie, elle, était tout en haut. Dans ce cas, c’est obligatoire que tout le monde te connaisse. C’est pour ça que c’est le meilleur quartier du monde : tout le monde connaissait tout le monde ! Aucune configuration de quartier n’est identique à celle-là. Va à Brunoy, tu te diras : « Ah oui, je comprends le délire de Katana ! » C’est un projet cet endroit. Quand on faisait une gamelle, ou une balle au prisonnier avec mes amis, elle durait toute la journée ! C’était la folie, pour trouver quelqu’un tout en haut de la pente, c’était une mission… Cette ville c’est ma préférée. Brunoy.

A : À la fin de ton enfance et au début de ton adolescence, qu’écoutes-tu comme musique, ou qu’entends-tu à la maison ?

K : Vers mes six ans j’ai découvert les clips de Michael Jackson… « Thriller », mes premiers cauchemars. Sinon, ma mère me berçait depuis toujours avec du Linda Ronstadt, du Harry Belafonte, des sons africains de légende… Que de l’ultime flow. Si j’ai des superflows aujourd’hui, c’est grâce à ma mère. C’est tout ce qu’il faut comprendre. Récemment chez elle, ma mère m’a ressorti des sons, j’ai compris : tout vient de là. Tout vient de là.

A : Ta rencontre avec le rap, comment se fait-elle ?

K : [Il réfléchit] Au départ, il y a Benny B, après il y a Les Inconnus, puis Kriss Kross… Ce n’est pas vraiment une rencontre avec le rap, c’est que j’ai entendu des gens qui déliraient autour de ça. Ensuite quand j’ai commencé à comprendre un peu, j’écoutais du rap français : Sléo, IAM, ce qui passait sur M6. Et un jour c’est Sullyvan, un aîné, qui me met « Method Man » dans les oreilles. Je me dis « merde ! » et je commence à entrer dans le délire du Wu Tang et tout… Et là ok, d’accord, c’est un nouveau truc, tout un autre monde. C’est là-bas. Je commence à entrer dans l’univers américain, Queensbridge, Mobb Deep, Prodigy, Havoc… Ah ! Capone-N-Noreaga, Nas, tout commence à venir à mes oreilles. C’est là que je me mets à comprendre qu’il y a des choses à faire. En fait, tous les flows qu’ils envoyaient, je les comprenais déjà. Limite, à la première mesure que le mec envoyait, je savais déjà comment la suivante allait venir. Je sentais la musique, et c’est vrai depuis tout petit. Dès le début j’ai été dans les temps. Par exemple, au tout départ d’Unité 2 Feu, Alkpote ne savait pas rapper dans les temps et c’est moi qui lui ai appris comment ça fonctionnait. J’ai toujours eu ça en moi, c’est inné.

A : Tu évoquais le Wu dont tu es un grand auditeur et auquel tu fais souvent référence. Quel est ton préféré du crew ? 

K : Inspectah Deck. Je n’ai jamais rien eu à redire sur chacune de ses apparitions. Mais… dans la folie des superflows et tous ces trucs, il y a forcément Method Man ! Il a a la méthode, tout simplement, il sait comment placer chaque chose. Enfin Inspectah a aussi sa méthode, et elle est terrible ! Dans « Triumph » il a torché tout le monde pour moi, et pourtant Method a envoyé un truc de fou. Sauf que le texte d’Inspectah tu le ressors en l’an 2200, c’est la même chose. Si tu mets Method Man à la place d’Inspectah Deck sur « Tres leches », c’est n’importe quoi. Alors qu’Inspectah tout de suite… [Il reprend le flow] « Fake one, take one, no ultimatum face one » ! Le type était trop technique. Method et lui ce sont deux techniques différentes, mais ils sont puissants. Même Raekwon il est hyper puissant… Des fois je me dis que lui aussi c’est la folie, son featuring dans l’album de Mobb Deep c’est une tuerie. Chacun a son truc en fait, mais mon préféré, vraiment préféré, c’est Inspectah Deck. C’est mon gars. Il adore commencer les morceaux, il a des couilles.

A : Tu as eu l’occasion de te rendre à New York et de vivre le rap sur place ? 

K : Aux Etats-Unis je suis allé à Atlanta en Géorgie, parce que j’ai mon oncle là-bas. C’était en 1999, quand j’y suis allé, c’était les Hot Boys qui contrôlaient le marché, et à mon retour j’ai ramené ça à Alk, il n’aimait pas trop. Il kiffait un peu Lil Wayne quand même, et je lui ai dit qu’il allait tout péter. C’était sûr et certain pour moi, tous ces flows qu’il avait, sa voix de fou… Avec Alk ça a toujours été comme ça, je lui ramenais des sons qu’il kiffait dix ans après, et il me disait « t’avais trop raison ! » 

A : Et Memphis, c’est une ville dont la scène vous a inspirés, non ? On ressentait clairement plus le côté New Yorkais, mais il y avait cette touche noire, macabre par moment qui rappelait ce rap.

K : Ouais… C’était plus Alk qui ramenait ce délire-là. Il essayait à fond de me faire entrer dedans mais je détestais ces trucs. Il savait qu’il me fallait vraiment des flows de fou, alors il me ramenait des flows auxquels moi-même je n’aurais jamais pu penser. Ces types étaient trop forts, et quand j’écoute maintenant, tout le monde fait comme si ça n’avait jamais existé… Mais les Three-Six-Mafia, ils maîtrisent tous les flows d’aujourd’hui, ils les retournent depuis des années. Alk me faisait écouter des trucs, même aujourd’hui si les gens les entendaient ils feraient « ah ouais d’accord, on rigole quand on trap en fait. » C’est de la rigolade ce qu’ils font. À elle seule, Gangsta Boo nettoie toute la trap française, toute la trap tout court, tout ce qui se fait à l’heure actuelle. La meuf était trop dangereuse. C’est ça qui me dégoûte, les gens récupèrent des trucs, essaient de faire croire que c’est nouveau, mais tous ces flows je les connais depuis belle lurette.

« Quand je remets Haine, misère et crasse, tout est légendaire, ça fait plaisir de l’écouter, et en plus ça me rappelle des souvenirs. »

A : Tu commences le rap quand et comment ? 

K : Je commence en 1997. On va chez un pote qui a du matériel chez lui, un DAT, un ordinateur sur lequel sont installés des logiciels au fil du temps. Je ne sais plus quels logiciels pourris on utilisait, mais quand j’y repense aujourd’hui, je me dis que j’aimerais bien les réutiliser. Les sons qu’on fait aujourd’hui ne sonnent pas de la même façon à l’oreille. J’ai retrouvé un son que j’avais fait sur une de ces machines à l’ancienne, et ça ne sonne pas du tout pareil que maintenant, c’est un son légendaire, je n’arrive pas à comprendre. Pour moi à l’époque c’était de la merde, alors que maintenant je me dis que c’était le luxe. [Rires] Le premier groupe que j’avais formé, c’était avec Larbi, un ami d’enfance, et à cette époque j’écrivais déjà des solos. Pendant un an je n’ai rappé qu’avec lui, Bilar, aujourd’hui chauffeur de bus. En fait, je posais déjà avec Alk car on faisait partie d’un collectif, Dragon Fu, mais au sein de ce groupe, j’avais surtout ma connexion avec mon meilleur pote. Lui a arrêté un ou deux ans après, il avait d’autres aventures à vivre, et c’est là qu’avec Alk on s’est dit « vas-y, reprenons à deux ! » On a cherché un nom, j’ai trouvé celui d’Unité 2 Feu qui nous a paru parfait, et hop ! C’était parti.

A : Dans le 91 au début des années 2000 certains rappeurs ont de l’exposition : Disiz, Nubi, Ol Kainry… Tu écoutais ces artistes locaux ?

K : Oui, on écoutait, c’était des gens du secteur donc on écoutait, mais nous dans nos têtes on ne faisait pas partie de la même bulle. Pour nous, tous ces gens étaient dans le même truc du rap… Du rap pour faire plaisir aux gens. Nous ce n’était pas ça. On était des Chevaliers du Zodiaque du rap, on n’avait rien à voir avec eux, nous étions dans un autre sanctuaire. Dans nos têtes c’était un délire, on était intouchables, au-dessus de tout le monde, mille fois plus puissant que n’importe qui. Je me souviens, notre règle en studio c’était qu’on entrait pour faire un one-shot. Il fallait sortir son texte tout de suite, c’était un délire et les gens étaient scotchés à chaque fois. Pour nous, il n’y avait aucune comparaison, à nos yeux on tuait tout quand on posait. Il y a peu de temps avec un pote je réécoutais ce que l’on faisait dans le passé, je me suis dit : « C’est moi ça ?! Mince, c’est quoi ces flows de dingue ? » En fait à ce moment dans ma tête j’étais vraiment le dernier des Grands Popes, et c’est de ça que sont nés des sons aussi dingues que ce que l’on a pu faire. Ils sont le fruit de la folie qu’il y avait dans nos têtes ! On avait une peau en or, on n’était pas de la même race que tout le monde ! « Nous ? Ah non, nous on est les dorés nous ! » C’était ça ! [Rires]

A : Y-avait-il l’idée de faire carrière, ou n’était-ce que de la distraction ? 

K : C’était de l’amusement dans nos têtes, surtout dans ma tête à moi. Alk, lui, avait plus une vision dans le futur… C’est une chose à laquelle je ne pensais pas, je voyais juste le bout de mon nez : une instru, des flows, et les félicitations quand on sort du studio. Ca me suffisait. Je ne voyais pas les tour-bus, Method Man & Redman, tout ça, je n’y pensais absolument pas. Pourtant je regardais MTV et quand je les voyais je me disais « sisi, Method bien joué ! » et quand bien même on méritait tout ça, je ne calculais pas et je ne pensais qu’à écrire mes superflows et rester dans ma bulle. Cette bulle-là nous a desservis aussi, cette bulle de Chevaliers d’Or qui froissent n’importe qui n’importe quand. C’est quelque chose qui te dessert parce que tu manques de recul pour te dire « là, il faut que j’aille à gauche »« là, il faut que j’aille à droite. » Non, toi tu marches tout droit et tu ne calcules plus rien, et ça, ce n’est pas bon. [Rires] Alk par contre, c’est un super-héros. Je le regardais avec admiration pour ça, tous les jours, vraiment tous : téléphone, « j’appelle Demon One »« j’appelle Truc »« je fais ci »« il faut que j’aille là-bas »« connecte ici, c’est pour une radio ! » Le gars, il était non-stop, il voyait le turfu, pas moi. Les scènes tous les week-end, il les voyait… Moi non.

A : Presque dix ans après tes débuts sort Haine, misère et crasse, qui désormais a lui-même plus de dix ans et a accédé au statut de classique. Que représente cet album pour toi, avec le recul ?

K : C’est une pierre blanche, les gens marquent notre démarrage par ce CD. Nous, on était déjà là depuis 1997 et il était temps d’enfin marquer notre arrivée, d’officialiser le truc. C’est cela que Haine, misère et crasse a permis, on l’a fait d’une belle manière. Quand je remets ce CD, tout est légendaire, ça fait plaisir de l’écouter, et en plus ça me rappelle des souvenirs. L’écouter, c’est un ensemble, il y a plein de petites choses qui me reviennent quand je pense à ce CD-là. C’était une bonne aventure, les meilleurs moments.

A : Autour de 2010, l’U2F disparaît des radars, et Katana aussi, alors qu’Alkpote demeure visible. À ce moment, tu penses en avoir fini avec le rap ?

K : Oh non, au contraire ! À ce moment-là, en 2010, j’étais sur un projet de trente-six morceaux. Il y a plein de sons que l’on retrouve aujourd’hui qui viennent de là. « Guantanamo » je l’ai écrit il y a dix ans et je n’ai pas retouché une seule ligne. Les gens peuvent croire que je l’ai écrit hier. Il y a plein de sons comme ça qui me rendent fier, et que j’ai pu repêcher parmi les trente-six que je voulais sortir en un seul pâté. Je connaissais Char depuis une dizaine d’années déjà, on s’est bien connectés à ce moment et c’est lui qui m’a proposé de faire trois fois douze morceaux. Il m’a fait bien rebosser ce que j’avais déjà… Il a voulu faire les choses bien et j’ai accepté. On s’est donc mis dans ce mode ! J’aurais dû enchainer après Le Fourreau en vrai, 2014, 2015, 2016, c’était prévu. Mais j’ai été un peu déboosté quand le premier album est sorti. Je pensais que ça allait faire un peu plus de bruit et de ventes, qu’il y aurait un peu plus d’engouement. Suite à ça j’ai décidé de revenir un peu à ma petite vie, et d’enregistrer un peu de temps en temps pour garder la forme. « On va punir un peu les gens, arrêter de donner gratuitement et revenir quand il faudra ! » [Rires] Et le moment c’est maintenant, je reviens, j’ai la gouache et j’ai envie d’enchaîner, donc profitons-en.

A : Sans Le Gouffre, tu n’aurais pas fait les choses de la même façon ? Ils apportent une véritable plus-valu, ne serait-ce que grâce au packaging. 

K : Ça n’a rien à voir avec Néochrome… C’est clair que sans Le Gouffre, je n’aurais pas fait tout ça. Mais moi je ne sais rien faire ! Je sais écrire des supers trucs, c’est tout, sinon rien… Même amener une bouteille d’eau chez ma mère quand elle m’appelle pour ça, ça me fait chier de fou, alors sortir un disque… [Eclats de rire francs] Les trucs que font Char et tout… Ce sont des super-héros ! Je ne suis pas assez héroïque pour ça.

A : L’Épée II Justice est le deuxième volume d’une trilogie entamée avec Le Fourreau. Quel sens doit-on donner à ce format ? 

K : Au départ je voulais sortir mes trente-six chambres, et au final on les a divisées par trois. Logiquement, quand le dernier CD sortira à la fin, on sortira aussi un packaging réunissant les trois et ce sera les trente-six comme je voulais faire au départ.

A : Char produit l’essentiel de l’album, comment collaborez-vous sur les instrus au quotidien ?

K : On fonctionne de plusieurs façons, parfois il me fait écouter des prods et je décide de poser dessus, parfois il me propose d’en faire une toute nouvelle, me fait écouter un million de samples parmi lesquels je sélectionne puis il taffe en direct. On travaille souvent comme ça. Mais bon j’aime bien le faire chier, lui faire augmenter la basse, lui faire faire des trucs qu’il déteste. [Rires]

A : Pour « Guantanamo » il y a plusieurs beats, c’était un choix de ta part ou ça vient de lui ?

K : Ça c’était tout moi, Char voulait faire quatre instrus différentes je lui ai dit : « non mets moi ces quatres en une seule ! » Il avait la haine, puis au final ça a fait un truc légendaire.

A : Si Char est omniprésent, on trouve quand même Zekwe, Mani Deiz et Rabbit Prod sur l’album, c’était une façon de diversifier un peu la production ?

K : J’ai entendu les prods, elles m’ont plu. Ça aurait pu être Char sur tout le projet. Mais j’aime bien aussi entendre des trucs que Char ne ferait pas. Tout le reste du monde fait des choses que lui ne ferait pas, ça sonne différemment. Le son de Rabbit à la fin, Char ne l’aurait jamais fait de sa vie, et ce son je le kiffe de fou. L’intro, produite par Zekwe, Char la déteste à la base, il n’aime pas comment le beat est fait… Mais pour moi Zekwe a fait un truc légendaire, il était dans le turfu sur ce coup. Char, lui, n’a pas compris et c’est un des seuls sons de l’album qu’il ne kiffe pas. En fait, quand Char me dit « Ah, celle-là je ne l’aime pas » ça veut dire que d’autres kifferont. Certains n‘aimeront pas, comme Char, d’accord je les valide, mais je valide aussi ceux qui vont aimer, car je sais que lorsque Char n’aime pas quelque chose, quatre-vingt quinze pourcent de la population aime. Il a des goûts clivants.

« Des fois je m’énerve moi-même à être sérieux, j’aimerais être plus jovial par moments, comme tout le monde l’est.  »

A : Sur L’Épée II Justice, Joe Lucazz est le seul invité. Il y a de vrais similitudes dans vos parcours : débuts légendaires en groupe, proximité avec Néochrome puis avec Le Gouffre, une très longue attente avant de sortir un solo, une reconnaissance du petit milieu rap mais aucune exposition… As-tu une explication ?

K : On a la peau noire, on est anti-illuminatis, on est ci, on est ça… On ne remplit pas tous les critères qu’Orelsan remplit. Même lui est dans l’œil du cyclone… Cette société-là, ce n’est pas pour nous.

A : Par moments, quand on écoute ce que tu fais aujourd’hui, dans le choix de tes instrus notamment, dans tes placements, on peut se dire : « Katana a arrêté d’écouter du rap en 2005 », c’est juste ?

K : C’est vrai que je n’écoute pas les nouveaux trucs… La trap et tout, je n’y arrive pas car ce ne sont pas mes codes. J’ai appris avec des codes différents, comme Method, comme le Wu-Tang. J’entendais là, ils sont revenus… Est-ce qu’on les entend sur des sonorités trap ? Non. Dans leur ADN c’est le rap qui est inscrit, moi c’est pareil. Je n’arriverais pas tout à coup à me mettre à un autre truc, à sautiller comme un dingue et tout. Je ne sais pas comment ils font, c’est parce que c’est leur génération. C’est ce qu’ils ont appris, ce qu’ils ont kiffé. Si j’étais né dix ans avant j’aurais aimé d’autres choses que ce que j’ai aimé. Les codes changent avec les générations et moi ça m’a saoulé vers 2005-2007, j’ai dit stop.

A : Pour beaucoup d’anciens, le rap a aussi perdu une dimension engagée à ce moment… On la trouve chez toi, avec un propos social par exemple. Ça te semble essentiel ?  

K : Pas forcément… Le rappeur ne doit pas devenir un porte-voix, un mec juste pour ça, et seulement dans la revendication. Justement, ça doit arriver à certains moments ça. Ok, il y a des moments où il faut dire les vraies choses, mais il y a des moments où tu peux être plus léger. Il ne faut pas forcément rester toujours sur une même ligne… Des fois je m’énerve moi-même à être sérieux, j’aimerais être plus jovial par moments, comme tout le monde l’est. Je voudrais parler de la pluie et du beau temps mais dans ma tête parfois, il n’y a pas le temps pour ça ! J’ai envie d’écrire un beau truc puis j’entends parler d’enlèvements ou autre… Ce monde, il est trop enfoiré pour être laxiste. Il m’arrive de faire un petit morceau cool, j’essaie de m’évader moi-même, mais voilà, la vraie vie revient toujours. Je suis allé au Cameroun récemment, j’ai vu la pauvreté et aussi j’ai vu les vrais sourires. J’ai vu des enfants de trois ans faire des kilomètres pour porter de de l’eau à leur mère… Des trucs que tu ne peux même pas concevoir ici. La télé ne le montre pas, elle ne montre que des conneries, pas les vrais news du monde. J’ai vu des choses, si on les voyait à la télé, on serait bien plus humains.

A : Si on écoute à la suite Haine, misère et crasse puis L’Épée II Justice, on a l’impression que rien n’a changé, que c’est perdu.

K : D’un côté tout a changé, comme je le disais sur le morceau du même titre. D’un autre il y a des choses qui ne changeront pas. La peur de l’être humain envers l’autre ne disparaîtra pas, il y aura du racisme en l’an 4000. Il y en a aura. Tu ne peux pas le changer, comme plein de choses, des choses qui ne mourront jamais, ça dégoute, mais qu’est-ce que tu veux ? C’est comme ça.

A : Le titre « À la croisée des chemins » aborde la question de la mort, il est intime, profond, l’écrire t’a demandé un effort particulier ?

K : Juste l’effort d’avoir eu des proches morts… Ce n’est pas un gros effort. L’extérioriser se fait assez naturellement, quand tu as une douleur de dingue. De base, j’ai perdu la femme que je voulais épouser, elle est morte d’une tumeur cérébrale et je n’ai pas supporté. Pendant six ans je pétais un câble, je pouvais manger l’oreille de n’importe qui. C’était la folie. Je m’en suis sorti par un petit travail sur moi, mais c’était un nuage noir qui planait toute la journée au-dessus de ma tête. C’est facile de se livrer comme je le fais sur « À la croisée des chemins » quand tu as été ouvert, quand tu as un eu un trou dans le cœur. On utilise parfois cette expression d’avoir « un trou dans le cœur », et bien moi je rigolais en entendant ça. Je ne calculais pas la douleur, je disais « oh allez, relève toi, va voir cette fille, va draguer… » et je ne pensais pas que cette expression était réelle. Or quand j’ai vécu cette douleur, je me levais le matin et je sentais du vent dans mon torse, je sentais un trou dans mon corps. « C’est pas possible ! C’est quoi cette expression réelle ? », c’était un délire…

A : Tu déplores dans un titre la loi travail, tu places souvent quelques pensées au monde ouvrier, aux travailleurs. Tu vas encore à l’usine aujourd’hui et tu ressens ce ras-le bol ?

K : J’ai zappé l’usine depuis un moment, depuis hyper longtemps même. Depuis le tout départ et mes premières missions intérim en fait, pour me payer une Playstation 2 à vingt-et-un ans. J’ai compris très vite la carotte et j’ai dit « houla, vous ne me reverrez plus ! » Ils m’ont revu une ou deux fois vite fait, un petit mois, pour une Play 3. En fait chaque fois que je suis allé à l’usine, c’était en relation avec Sony ! [Rires] Mon travail de base c’est de la maintenance des réseaux informatiques, mais même ça, ça m’a saoulé. Je gagnais trois mille euros par mois, mais ça m’a saoulé de fou, j’étais entouré d’imbéciles finis, des geeks ultimes, pires que moi. Ils ne savaient pas les trucs les plus basiques, les plus simples, mais les gars gagnaient trois mille euros par mois… Alors que je vois des gens hyper intelligents en bas de chez moi qui souffrent et gagnent six-cent euros, j’ai dit non. Ça m’a tellement dégoûté… J’ai vomi aux toilettes, je suis parti et n’y suis plus jamais retourné, pourtant j’avais signé un CDI. Je ne pouvais pas rester, je déteste les gens qui ne sont pas futés, tous ces gens autour de moi me rendaient fou, même le patron, tout le monde, je ne supportais pas. C’est ça mon problème dans cette vie, c’est que dans ma tête, Dieu m’a fait trop vif, et peut-être n’est ce qu’une impression, mais trop de fois j’ai la sensation que les gens ne valent pas l’intelligence que je pourrais avoir. Trop de gens sont limités… Je ne sais pas comment expliquer ça, mais les gens m’énervent. Le système du travail m’a rendu dingue. L’année dernière je faisais auxiliaire de vie scolaire, c’était le meilleur job du monde, sauf que c’était payé moins de mille euros. La honte… Pour réparer des ordinateurs je suis payé trois mille euros, pour réparer des enfants je suis payé neuf cent euros. Est-ce que ce monde est logique ? C’est horrible, les gens s’en foutent de leurs enfants, ils préfèrent leur ordinateur.

A : Le thème du retour à la terre revient en filigrane dans l’album, c’est quelque chose qui t’importe aujourd’hui ? 

K : Bien sûr ! C’est vital. On arrive à un truc où il n’y aura plus de vert, il n’y aura plus rien, tout sera goudronné, tout sera informatisé, métallique… Ça va être horrible. En l’an 2100 ils feront des faux arbres sur lesquels pousseront de faux fruits, on se dira « merde ! Comment ils font ça ? » On fera des trucs de fou dans le futur et on va zapper la nature. C’est pour ça qu’il faut stopper ça dès maintenant, mais c’est déjà baisé.

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