Tengo John, alignement de comètes
Interview

Tengo John, alignement de comètes

Avec Hyakutake, Tengo John a synthétisé ses influences pour se muer en rappeur aussi tranchant que touchant. Discussion entre doutes et affirmation de soi.

et Photographie : Jessica Attia

Tengo John court après la montre en cette fin d’année 2018. Alors qu’il vient de sortir son EP Hyakutake le 23 novembre, il s’apprête à monter sur la scène de la Bellevilloise aux côtés d’Infinit et Eden Dillinger le 6 décembre, pour un plateau dans le cadre du festival Paris Hip-Hop Winter. Mais avant de défendre son répertoire, il doit aller répéter dans la salle du 20e arrondissement de Paris, à deux jours de la date. C’est un garçon pressé, un peu en retard sur son planning du jour, mais pourtant affable et ravi de parler de sa musique et son parcours qu’on rencontre dans un bar en face de la place de la Bastille.

Tengo John fait partie de cette nouvelle génération de rappeurs, allant aussi bien de Kekra à Népal, qui compresse culture manga et  références sportives dans des coups de menton crâneurs. Une musique insolente, habillée par des clips aux couleurs saturées et aux effets proches du cinéma de science-fiction, à l’image de sa série des « Trois sabres ». Chez Tengo John, pourtant, cette esthétique, plus radicale chez ses contemporains, trouve des accents mélodieux, voire pop, sur des chansons, comme « Hale-Bopp 2000 » ou « Entier ». Tengo développe depuis ses premiers projets postés sur Soundcloud, jusqu’à son EP Hyakutake, une sensibilité qui s’exprime par un goût pour la puissance de la nature et les relations humaines, qu’il raconte ou chante avec sa voix profonde. Sa mixtape Multicolore, sortie en avril 2018, ne volait pas son nom : elle foisonnait de teintes musicales, sans être déroutante, tenue par la rage de vaincre et l’humanisme de son auteur. Hyakutake parvient à compresser les directions de la mixtape précédente en un neuf titres à la direction claire, comme la trajectoire de l’astre duquel il s’est inspiré pour le titre de son EP.

Le regard froid dans ses clips, soulignant son visage émacié, disparaît quand on le rencontre. Tengo John est au contraire volontiers souriant, avenant, et dégage davantage le côté lunaire de ses morceaux plus mélancoliques et rêveurs. De ses débuts accidentels, mais secrètement souhaités, à ses nouvelles ambitions, Tengo s’est ouvert le temps d’une conversation pleine de digressions, fidèles à sa personnalité diserte.


Abcdr du Son : L’idée autour de la comète Hyakutake, ça vient d’où ? Tu avais déjà ça en tête avant d’enregistrer le projet ?

Tengo John : J’avais fait des recherches sur ma date de naissance qui m’ont amené à tomber sur Hyakutake [NDLR : 1er mai 1996]. Je m’intéresse à fond à ce qui se passe dans le ciel. Et du coup de là, c’est venu de façon egotrip, me comparer à la comète. C’était une façon de me comparer à quelque chose de grand qui frappe fort, ça a éteint des dinosaures. Mais il y a aussi une idée spirituelle, que je me sens différent, venu d’ailleurs, d’un autre monde.

A : Comment tu en es arrivé à chercher ça ?

T : Par curiosité. Je dois avoir des inspirations un peu mystiques. Ce sont des choses sur lesquelles je ne sais pas grande chose, j’ai été élevé dans une famille athée, alors que moi, je crois en Dieu, sans avoir de religion. Ça m’a amené à m’intéresser à plein de choses, l’astronomie, l’astrologie… Des trucs qui m’émoustillent, de l’ordre du mystère, de l’inconnu. Ça m’attire. C’est une recherche de vie globale, et de là est venu le thème du projet.

A : Est-ce que tu as besoin de construire un projet, quel qu’il soit, d’un point de départ ?

T : Oui. Ça peut être un mot, comme « multicolore », qui va m’aider à regrouper ce que j’ai dans ma tête. J’ai besoin d’une idée directrice. Pour me fixer dans mon travail, et même me faire plaisir, me rendre compte que je fais une oeuvre, et pas un regroupement de morceaux.

A : Quand on pense à tes projets, à ton nom aussi, il y a toujours une explication derrière chaque chose. Tu n’aimes pas faire sans avoir un but précis ?

T : Il faut essayer de donner du sens à ce qu’on fait, mais la plupart du temps, je le fais sans faire exprès. Ça découle tout seul, parce que je fais de la musique, c’est au centre de ma vie. Je ne peux pas faire quelque chose qui est éloigné de moi, qui ne me plairait pas. Je le fais parce que j’ai besoin de faire de la musique, m’exprimer, me lâcher. C’est ensuite que j’ajoute du sens, consciemment, a posteriori. Mais c’est d’abord beaucoup de spontanéité.

A : Mais au fond, on a l’impression que tout est lié. Quand on demande le sens de leur nom ou d’un titre à certains artistes, ils disent « j’aime bien », point. Toi, il y a toujours une explication même a posteriori, comme si les étoiles étaient alignées pour qu’il y ait une explication plausible.

T : Ça me fait plaisir que tu me dises ça, parce que j’essaie d’être entier. Donc plein de choses se répondent dans mon univers, ma palette, mes émotions. J’essaie d’aller en profondeur et je trouve que c’est quelque chose qui manque aujourd’hui à notre époque, de manière globale, et donc à la musique, au rap, qui est le reflet de l’époque. On est en perte de sens, les gens sont nihilistes. Il faut de la spontanéité, on est beaucoup cachés derrière nos masques, ancrés derrière des stéréotypes. Je trouve que ça fait du bien un peu de vérité. Donc c’est peut-être aussi pour ça que les choses se répondent dans un univers, parce que j’essaie juste d’être moi.

A : Rien que quand on voit ton nom de scène : il y a plusieurs signes. Ton chiffre préféré, la couleur, un livre, un moment de ta vie… Tu crois aux signes ?

T : Oui, je dois être assez superstitieux. J’ai besoin de sentir que les choses sont en parfaite adéquation. Si tout n’est pas parfait, que je ne suis pas sûr d’un choix, j’ai du mal à le faire. J’ai besoin que les choses soient parfaitement cadrées. Je suis peut-être trop perfectionniste dans la vie, ce qui m’amène à un manque de lâcher-prise tellement je me prends la tête. J’essaie du coup de vivre plutôt que de trop contempler les choses.

A : Cadrer le spontané.

T : C’est ça. J’ai peur du désordre, du chaos, de l’instabilité. De l’inconnu aussi. C’est contradictoire en même temps.

A : L’univers, les étoiles, c’est aussi du chaos finalement !

T : C’est des choses sur lesquelles on ne connaît quasiment rien ! C’est des sujets super intéressants pour moi, dont on s’est désintéressés. On nous éloigne de la possibilité de réflexion hors des sentiers battus, et dès qu’on en sort, on est traités de fous, de rêveurs, ça commence petits.

A : On parlait du fait que tu contiennes ta spontanéité. Est-ce que du coup tu te brides, dans ce foisonnement d’idées, de recherche de sens ?

T : Oui je me bride un peu. Quand j’écris en ce moment, ça part dans tous les sens, il faut que j’arrive à cadrer, me dire « là je fais tel morceau, il me faut un couplet comme ça ». J’essaie de me dire « pour ma carrière, ce que les gens attendent de moi »… Des choses que je n’ai pas l’habitude de faire, réfléchir stratégiquement à ma musique, vis-à-vis du monde extérieur. Alors que j’en serais bénéficiaire. Mais ce sont des choses qui ne sont pas à ma portée. J’ai besoin de faire les choses spontanément, et après réfléchir.

A : Cette approche est récente ?

T : Depuis que j’ai commencé à me professionnaliser. Quand j’ai eu ma première manageuse, Sarah, et dès que j’ai arrêté mon ancien boulot, fin 2017. Juste avant N+UV. « Trois sabres (pt. 2) » commençait à faire des vues sur YouTube. Je venais de signer sur un label indépendant, avec mon frérot Prince Waly, que j’avais toujours vu comme une légende. Être sur la même structure que lui, je me suis dit qu’il y avait sûrement un truc à faire.

A : Tu gardes quel regard sur cette période ? Quels enseignements t’en as tirés avec du recul ?

T : J’en suis heureux. Mais tout ce qu’il y a avant N+UV – et même ce projet – c’est amateur dans l’approche. Avec N+UV, on a commencé à mettre sur des plateformes légales, avec rémunération. Et encore, je voulais mettre ce projet juste sur Soundcloud ! Parce que c’est là que j’avais ma communauté. C’est ma manageuse qui m’a dit : « mise sur les plateformes rémunératrices ». Par étapes, je me suis professionnalisé. Dans ma façon de travailler la musique aussi. Sur Tortue de Jade, je ne savais pas faire des refrains. Même sur Multicolore, c’est de l’essai. C’est sur Hyakutake où je sens les bases que m’ont apportées mes anciens projets dans la construction des mes morceaux. J’ai essayé pas mal de choses sur Multicolore, je sais ce qui a marché, ce que j’aime, ce que je n’aime pas. Naturellement, ça m’a forgé. J’ai pris des réflexes, sur la construction, le mix… À force de travail, alors que je n’ai pas forcément une bonne oreille, ni les connaissances d’aucuns termes techniques, je suis capable de dire quelques petits machins qui peuvent faire la différence à mon échelle.

A : « Pied droit, pied gauche, j’ai v’là les flows, c’est quoi l’blème-pro, c’est quoi l’défaut ? », tu rappes sur « Hyakutake ». C’est une réponse à des critiques qu’on a pu te faire sur les directions de Multicolore ?

T : Ce n’est pas un reproche qu’on m’a fait, mais plutôt quelque chose que je me suis dit. Après, certaines personnes m’ont dit ne pas aimer quand je chante. Quand j’ai sorti « Entier », je n’ai jamais eu autant de dislikes en si peu de temps ! Dès que j’ai commencé à sortir des morceaux un peu différents des « Trois sabres », on m’a dit « non Tengo, faut qu’il rappe, qu’est ce qu’il fait, il est sérieux ? » Pareil pour « Negli Occhi Dell’Altro », où je chante en italien, j’avais eu des réactions archi négatives.

A : Alors que sur Multicolore, tu as surtout l’air de chercher à t’épanouir, d’essayer des choses.

T : C’est ça. La phase dans « Hyakutake », c’est une façon de dire « qu’est-ce que vous me reprochez ? » J’essaie de toucher à tout. Et en même temps d’autres me disent « Tengo, c’est toujours la même chose. » De l’egotrip, de la trap… « Pied droit, pied gauche, j’ai v’la les flows », c’est une façon de dire « arrêtez de dire que je rappe tout le temps pareil ». Ce n’est pas vrai.

A : Est-ce que tu as senti que tu t’étais mis en danger, peut-être pas volontairement, en offrant ces choses si différentes, au risque de perdre les gens ?

T : Ouais, vraiment. Je sais que je m’auto-flagelle peut-être à ce niveau-là. Parce que c’est bien aussi d’être différent. Si je m’étais cantonné à faire des « Trois sabres », j’aurais pris aussi le risque de faire tout le temps la même chose. C’est plus risqué de faire des chansons chantées, colorées, qui touchent à peu près à tout. Si j’avais fait plus de morceaux egotrip, si j’avais forcé le trait en faisant « Trois sabres » 4, 5, 6, peut-être que j’aurais fait monter la sauce. Mais ce n’était pas ma volonté. Je me sentais déjà enfermé dans la case « rappeur à manga/technique/trap ». Ça commençait à me saouler au bout de deux épisodes… Si j’avais continué, ça m’aurait été peut-être bénéfique au niveau des chiffres, de l’engouement, mais ce n’était pas ma volonté. Je voulais faire de la musique au sens large. Même encore aujourd’hui. Avec Multicolore, je voulais sortir de cette étiquette, montrer que c’était ça mon entreprise musicale. Ça sera gagnant pour la suite : quand je saurai faire tous genres de morceaux, ça me servira plus que si j’avais fait juste que de la très bonne trap.

« « Trois sabres », c’était l’éclaircie qu’il me fallait au moment où j’avais besoin de me prouver que je pouvais me battre. »

A : Tu t’attendais à un tel engouement autour de « Trois sabres », notamment le deuxième ?

T : Pas du tout. C’était vraiment amateur. Je travaillais à côté, j’avais fait ça avec un pote sur une session de tournage, avec un appareil photo. C’était histoire de, pour le plaisir. Je l’avais dit à tout le monde : « on va faire un petit score », parce qu’il y avait un peu de technique dans le clip, ça changeait par rapport aux sons que je sortais juste sur Soundcloud. Je n’étais pas à l’aise avec le visuel, à me montrer devant la caméra. J’écoutais mes potes qui me portaient, mais ça restait très amateur. Quand j’ai vu le score, j’ai fait « ha ouais ! » Je m’en serais voulu de ne pas continuer à battre le fer. Et surtout, de ne pas continuer à me faire connaître ensuite avec « Trois sabres (pt. 3) ». Le deuxième « Trois sabres » commençait à faire des vues, il fallait que je fasse un trois qui me plaise un peu. C’est pour ça que j’ai mis le paquet sur celui-là, et il y a eu un engouement encore plus inattendu. C’était cool !

A : Le premier était court en plus. T’avais envie de prouver plus avec les autres ?

T : Oui, parce que le premier, c’était juste un délire. Je rentrais de vacances, du Maroc, avec un pote. On rappait entre amis, sur des prods plus trap – c’était vers 2016. On s’affutait dessus. Je l’envoyais à des potes, ils m’ont dit « c’est pas mal, passe chez Flem le mixer » [NDLR : producteur et ingénieur du son] On avait tout un collectif qui s’appelait Yakin, avec Flem, Ocho, Wassup, Salakid, Yoya… Des rappeurs, des gens qui ne rappent pas aussi. On se retrouvait tous les vendredis à Pont-de-Sèvres pour faire du son, comme un kif, un truc de passionnés. 75 % des morceaux qu’on a enregistrés ne sont jamais sortis. En un week-end, « Trois sabres » était enregistré et mixé. On l’a mis sur Soundcloud, j’ai vu qu’on faisait un peu plus d’écoutes. Un mec l’avait repris sur YouTube en y mettant des images de One Piece et avait fait 15.000 vues. J’ai alors commencé à écrire un deuxième, pour aiguiser mes katas : il a pris encore plus, et on a fait le clip.

A : On était en plein retour du kickage en plus.

T : J’ai bénéficié d’énormément de choses. J’ai eu de la chance. Je n’y aurais jamais cru, parce que quand je commençais le rap, j’avais peu de chances d’avoir même une petite percée. C’était difficile. Nekfeu, quand il commençait, au début, personne ne lui prédisait un tel avenir de super star. Il est passé des trucs undergrounds, des Rap Contenders, à un autre palier avec Feu. Le moment où ça a commencé à rapper de plus en plus avec des techniques poussées, avec des références aux mangas, au sport, au cinéma, à la pop culture de notre génération, j’en ai bénéficié.

A : Mais c’est quand même aussi du travail. Zoro, la référence à « Trois sabres », c’est la figure du mec qui ne lâche rien, qui se bat jusqu’à ne plus sentir ses mains. [NDLR : Roronoa Zoro, personnage du manga One Piece, qui combat avec trois sabres]

T : Ça me fait plaisir que tu dises ça. Parce que faire référence au personnage de Zoro, c’était faire référence à ce qu’il incarne, à sa combativité. C’est mon leitmotiv sur « Entier », de manière différente. Ne pas baisser les bras. C’est pour ça que je me suis identifié à ce personnage et que je l’aime autant. « Trois sabres », c’est un condensé de rage, de détermination, mais ce n’est pas que de l’egotrip simple. Ça coïncide avec une période de ma vie compliquée. C’était l’éclaircie qu’il me fallait au moment où j’avais besoin de me prouver que je pouvais me battre.

A : Qu’est-ce qu’il se passait dans ta vie à ce moment-là ?

T : Je sortais de deux, voire trois gros échecs. J’avais eu un gros coup dur… [il réfléchit] En sortant du bac, j’ai fait une école de théâtre. Je me suis fait virer au bout de trois mois parce que j’étais tout le temps en retard, voire absent. Je n’ai rien fait pendant six mois, il m’est arrivé une grosse galère… L’année d’après, je me remets dans le truc et m’inscris à La Sorbonne, grosse surprise. J’y vais six mois, mais ça me dégoûte un peu, je mets trois heures de transports tous les jours. J’ai arrêté avant les partiels. De nouveau, cinq ou six mois à ne rien faire de ma vie. Je me dis que je ne pouvais pas, pour mes parents. Donc je me suis mis à bosser. J’ai été pris en tant qu’AVS [NDLR : assistant de vie scolaire]. Je bossais dans une classe de CE2, je m’occupais de deux gamins – un le matin, un l’après-midi – plus ou moins autistes, ou avec des difficultés sociales très dures. Je les aidais en classe. Ça m’a grave plu, j’ai fait ça pendant un an. Mais quand on 22 ans et qu’on aspire à autre chose… C’était un job alimentaire.

A : C’est marrant : tu cherches une solution pour toi et tu te retrouves à aider des gens.

T : Ouais, j’avais besoin de me sentir utile. Je passais le BAFA à côté, c’était en rapport. L’enfance, c’est une période que j’avais adorée. Être au contact des enfants, c’est ressourçant. Je me sentais utile au quotidien. Ce n’était pas contraignant comme boulot. J’aurais pu continuer quelques années de plus si je n’avais pas eu le rap, mais je ne voulais pas faire ça de ma vie non plus, quoi.

A : Pourquoi le rap te paraît être une voie possible à ce moment-là ?

T : Il commençait à y avoir des vues sur YouTube. Ça faisait deux ans que je ne rappais plus trop, par manque d’envie. Alors que tous les potes avec qui j’ai débuté ont percé à ce moment-là, à différentes échelles. Ça serait mentir de dire que ça ne fait pas mal au coeur, même si mon ambition première n’a pas forcément été de devenir rappeur. Je pensais que ça ne serait jamais possible. Je m’étais mis un plafond, en me disant « fais ça en loisir ». Mais voir tous mes potes y arriver, je me disais, de façon égoïste : « merde, je ne suis pas forcément moins talentueux qu’eux ! »

A : Tu avais l’impression d’être sur le banc de touche ?

T : Exactement. J’étais content pour eux, mais complexé. J’ai eu des galères qui m’ont plus ou moins empêché de vivre. Je trouvais ça injuste. Donc quand j’ai vu que j’avais peut-être une possibilité, je me suis dit : « trop cool, je peux toujours me battre ».

A : Pendant cette période où tu ne rappes plus, tu continues à écrire ?

T : Je crois que oui. Tortue de Jade est plus ou moins un regroupement, avec Près qu’elle, de morceaux écrits quand j’avais plus ou moins arrêté, entre 2015 et 2016.

A : Tout ce que tu viens de nous raconter, ça fait écho à une phrase dans « OLB » : « J’avais des doutes maintenant, c’est du passé, plus rien à foutre t’façon, l’pire est passé ». T’as l’impression d’avoir tourné une page ?

T : Ouais, c’est une façon en plus de dire « c’est bon, j’ai affronté plus dur que la pression d’une salle ou d’une sortie de projet ». J’ai réussi à me battre et à gagner quelques petites batailles, je ne peux plus retomber dans les mêmes angoisses.

« Hyakutake est comme une extension de Multicolore en un peu plus carré et concis. »

A : Avec Multicolore, tu avais l’air de nous dire que tu étais dans la démonstration. C’était quoi le moteur avec Hyakutake ?

T : Me servir de ce que j’avais expérimenté et trouvé de mieux dans Multicolore. Et aller plus loin dans ma musique. Je me sentais plus à l’aise, il y a des couplets qui sont venus plus vite. Un morceau comme « Seul », je l’ai écrit vachement vite. « Halle Bopp 2000 », je l’ai écrit en une matinée. Ce sont des choses qui sont venues plus spontanément. « Geisha », je l’ai mûri six mois, “Printemps”, pareil. Là, c’est venu direct, et je trouvais que les morceaux ne perdaient pas forcément en qualité, au contraire. C’était cool d’écrire et d’enregistrer les morceaux rapidement. « Flex », j’ai dû l’écrire en quarante minutes. Tout s’est fait vite, à part pour « Hyakutake », que j’ai plus mûri. J’étais content de me servir de ces bases pour arriver à travailler plus vite, plus efficacement. Même au niveau du studio ou du mix, je savais plus où je mettais les pieds. J’avais déjà fait ma carte de visite : là c’est le premier projet où, pour une fois, j’y allais, j’étais libéré d’un poids. Je pouvais faire un EP centré, expérimenter, faire des morceaux aussi différents que « Mind » ou « Hyakutake ». Dans Hyakutake, il y a deux fois moins de morceaux, mais parfois deux ambiances de Multicolore sur un seul morceau. Il y a un côté hybride.

A : Tu étais moins dans l’expérimentation sur Multicolore ?

T : Ça dépend quelle expérimentation. J’expérimentais plus dans le sens où je n’avais jamais essayé certains morceaux comme « Geisha » ou « Citizen Spleen ». Je n’avais pas fait de morceaux sur une écriture de société, qu’on pourrait dire “conscients”, un morceau comme « Triste constat ». Il y avait vraiment des morceaux à thématiques fortes et il fallait qu’à un moment je passe par ces bases, ces espèces de fondamentaux. J’avais besoin de le faire. Il y avait des choses regroupées de différents moments et processus artistiques, c’est pour ça que c’était une mixtape aussi. J’expérimentais au niveau des thématiques et des prods. Sur Hyakutake, c’était une expérimentation plus directe, plus avec les flows, dans la construction des morceaux, dans le sens où j’avais déjà les bases. Hyakutake est comme une extension de Multicolore en un peu plus carré et concis.

A : Tu as aussi essayé d’autres formats, des morceaux avec un couplet unique par exemple. Tu t’imposais moins de contraintes ?

T : Oui c’est vrai, sur « Tyson Guts » par exemple. Il y a « Seul » sur lequel il y a un deuxième petit couplet, on ne sait pas si c’est un couplet justement, il est assez hybride. Je voulais aller au plus pur de la musicalité, dans la spontanéité de comment je le ressentais. J’ai essayé de tout ratisser sur Multicolore et de tout concentrer sur Hyakutake.

A : On sent en termes d’écriture que tu vas plus droit au but, notamment sur les morceaux qui parlent de relations amoureuses.

T : Ouais, c’est plus précis, je suis allé plus dans le fond des choses et de façon mieux écrite. Les morceaux sont un peu mieux centrés et thématisés. J’espère que j’ai progressé quand même après dix-huit morceaux sur Multicolore. Un morceau comme « Au revoir » aurait été compliqué avant, je n’avais pas la maturité pour l’écrire. Même un morceau comme “Seul” je l’aime bien, je pense que c’est celui que je préfère du projet, c’est celui qui me ressemble le plus, même la prod. J’aime bien les moments où dans le couplet je passe de la voix grave à la voix hyper aiguë, je trouvais que j’étais assez bon là-dessus, je suis surpris de moi-même sur ce morceau.

A : Même en ce qui te concerne, tu as enlevé la carapace, tu parles de toi de façon plus directe.

T : Oui, il y a vraiment une carapace qui s’est brisée. C’est pour ça que je disais qu’un morceau comme « Au revoir » n’aurait pas pu se faire avant, j’aurais eu trop de pudeur. Même sur « Mind », la façon dont je chante juste en anglais, je crois qu’il n’y a pas d’auto-tune en plus ou très légèrement. La voix est carrément brute, à part quelques « reverbs », je n’aurais jamais assumé avant.

A : C’est le fruit d’expériences ? De prises de confiance ? De rencontres ?

T : Un peu de tout ça oui. Je n’ai plus rien à perdre, maintenant je fais de la musique et il faut que j’y aille à fond. Je suis allé plus loin même dans la trap et l’égotrip, sur des morceaux comme « Tyson Guts » ou « Flex », j’étais plus enragé alors que ça me faisait un peu peur au début.

A : Est-ce que tu aurais un cahier des charges en tête pour la construction d’un véritable album ?

T : Wow ! Déjà j’aimerais qu’il soit complet et dense. Je disais ça de Multicolore déjà mais ça n’avait pas le niveau d’un album à cause de mon âge, ma maturité artistique, ma façon de travailler en studio, la démarche, le nombre de morceaux aussi. Dix-huit titres c’est beaucoup trop long pour un album, il en faudrait entre douze et quinze, ou un peu moins, tout dépend de ce qu’on fait. Ce qui me manquait c’est du niveau tout simplement. J’avais besoin de sortir des mixtapes et des EP, même aujourd’hui je trouve que je ne suis pas fini artistiquement. J’aimerais que mon premier album soit plus orienté, avec un concept et une histoire, des personnages même, avec des morceaux qui se suivent avec une cohérence, tout en pouvant s’écouter séparément. J’aimerais bien surprendre et faire quelque chose de nouveau même si c’est dur de toucher à ce que personne n’a fait, on a eu de grands artistes jusqu’à aujourd’hui.

A : T’as des exemples d’albums comme ça dont tu pourrais t’inspirer ?

T : Déjà il y a les albums de Kendrick, il y a Undun de The Roots avec toute une histoire. Les albums de Gorillaz m’ont marqué, je kifferais faire un album avec des personnages. En rap français, j’avais adoré Ma routine roule à M.City de Big Budha Cheez, l’EP Menthe à l’eau de Krisy aussi, c’était quasiment une comédie musicale rappée, et j’en oublie d’autres.

A : Quelle place tu laisses à ta sélection musicale de beats ? Il y a des teintes que l’on retrouve dans ce projet mais tu as bossé avec une équipe différente. Tu te laisses guider par ta direction ou tu cherches des choses plus précises ?

T : Ce projet s’est fait de façon hyper spontanée, j’ai tout écrit quasiment chez moi à part un morceau, donc globalement tout dans ma bulle, dans des circonstances où je suis tout seul face à mon stylo et ma feuille ou mon iPhone et ma prod. J’ai trouvé toutes les prods moi-même sur Internet et ensuite je suis rentré en contact avec le beatmaker pour acheter les droits et avoir les pistes. Oakerdidit et Illuid, ce sont des beatmakers que je ne connais pas dans la vraie vie, que j’ai rencontrés sur Internet. Quand je cherchais une prod trap, je suis tombé sur Oakerdidit, qui a fait la prod de « Flex » et celle du son avec Cinco, « OLB ». Illuid a fait « Hyakutake », « Seul » et « Tous les garçons » : je savais qu’il me fallait des prods plus hybrides, plus actuelles. Je cherchais des choses qui me plaisent avant tout, avec ces producteurs que je ne connaissais même pas, juste dans l’esprit de ce que je cherchais.

A : Quand tu as été interviewé pour Mouv’, tu avais évoqué le fait que tu étais atteint de synesthésie. Du coup, quelles teintes, quelles couleurs tu avais en tête à l’enregistrement de Hyakutake ?

T : J’ai essayé d’être sur une palette assez large de couleurs. Mais comme elles sont introspectives, c’est un noir galactique, mais pas un noir trop obscur, avec des étoiles. Des lumières pâles quoi. « Halle Bopp 2000 » et « Mind » sont peut-être plus roses.

« J’essaie de mettre un maximum de poésie et de beauté dans mon attitude et dans les choses que je peux faire. »

A : Tout à l’heure, en parlant de ta curiosité, ton rapport à la nature, je me dis qu’il y a un corollaire : c’est le temps à observer les choses. Est-ce que le fait d’être un peu dans le jus, dans la course, dans cette dynamique de travailler ta musique, ça te laisse le temps d’avoir ce temps de bullage, pour t’intéresser à plein de choses ?

T : En ce moment je n’ai plus le temps, et ça m’énerve ! Parce que j’adore ça. Je me suis construit comme ça. J’adore être un peu seul, réfléchir, m’interroger, découvrir, regarder des trucs. Prendre du temps pour moi, regarder des films, écouter de la musique. Me forger mon opinion. J’ai l’impression que quand je suis dans le jus, ou avec mes potes, je n’ai plus le temps pour ça, et ça me frustre. C’est un truc qui m’est essentiel, c’est les moments où je respire, où je me sens le plus vivant. C’est bizarre un peu, peut-être.

A : On sent que ça nourrit ta musique aussi, finalement. Il y avait plein de ces moments sur Multicolore où on te sent la tête dans les nuages, penser le monde. Et j’ai l’impression qu’on les perd un peu sur Hyakutake.

T : Totalement. C’est pour ça que mon morceau préféré c’est « Seul », parce que c’est celui qui me rappelle le plus ces ambiances-là. « Bulle », « Entier », « L’Oeil du cyclone », je pense que c’est ça ma vraie couleur, en vrai. Une douce rêverie, avec un peu de mélancolie, pas mal d’espoir. Hyakutake est plus spontané, dans l’action. C’est un projet plus punchy au premier abord. « Tyson Guts » ou « OLB », ça frappe vraiment en concert. Mais oui, ces moments de bulles, ça me manque. J’en ai besoin, c’est comme ça que je construis mon identité. Je pense que pour mon album, je vais avoir besoin d’un moment de recul. Même là, je sens que j’ai besoin de couper, de prendre des moments de vacances.

A : Est-ce que ça ne couperait pas la dynamique que tu as avec Hyakutake, justement ?

T : Au contraire, je pense que c’est le moment où je recharge mes batteries, et j’en ai besoin pour rattaquer après, avoir une vraie dynamique. Avant Multicolore, la plupart des morceaux étaient finis en janvier, alors que la mixtape est sorti le 13 avril. Il y a eu une période de transition pendant laquelle j’écrivais les nouveaux morceaux, j’avais le temps, c’était plus tranquille. Il y a eu l’été entre Multicolore et Hyakutake. J’ai pu enchaîner entre deux dynamiques très vite, de manière bénéfique je pense. J’ai l’impression que j’ai progressé entre Multicolore et Hyakutake. Mais là je sens que j’ai besoin de reprendre du recul pour repenser la chose et redonner le meilleur de moi-même.

A : Tu parlais de la scène, tu enchaines de plus en plus de concerts, qu’est-ce que ça t’apporte en termes de développement musical et artistique ?

T : Déjà, c’est montrer sa tête à pas mal de monde, c’est se retrouver dans une salle avec en moyenne deux cents, trois cents, quatre cents personnes à peu près à chaque date qui te voient ce soir-là, tu es susceptible d’élargir ton audience. Aujourd’hui à l’heure des réseaux où les gens filment plus les concerts qu’ils ne les vivent, tu sais que tu vas te retrouver dans la story d’un tel qui a ses six cents abonnés, un tel qui en a quatre cents. C’est aussi rencontrer son public, ça fidélise. Moi, quand j’allais voir des artistes en concert, je me sentais plus proche d’eux, tu les vois en chair et en os, tu partages un moment de musique avec eux, ce n’est pas pareil que d’écouter tout seul. Et quand tu vas à peu près dans toutes les villes, les gens voient que ça tourne et se disent qu’il faut qu’ils aillent voir. C’est une sorte de cercle vertueux. En termes de carrière, la scène c’est ce qui fait vivre un artiste, c’est mon cas à mon échelle, moi qui suis indépendant et qui suis signé simplement en distribution. Je n’ai pas encore de nouveau tourneur aujourd’hui car je suis en période de transition mais c’est ce qui te permet d’avoir un petit billet qui te fait manger. Globalement on réinvestit toutes les avances dans les projets et les clips, je n’ai même pas encore touché d’argent de la musique à part l’argent des concerts.

A : Tu as créé ta propre société ?

T : Oui c’est ça, on a monté notre boîte de prod avec Mickaël [NDLR : associé et manager de Tengo John], on fait un beau binôme, on avance bien. Je n’ai jamais aussi bien bossé et senti autant l’impact du travail, c’est maintenant que je suis bien mieux professionnalisé, c’est à des années lumières de ma démarche d’avant. On fait tout, je suis mon propre D.A., on contacte les réals et les beatmakers. Et quand on a le projet fini on le délivre à la distribution qui le met sur les plateformes. En échange ils nous aident financièrement au début et nous mettent en avant sur les différentes plateformes mais on travaille vraiment de notre côté, avec plus d’assiduité et de professionnalisme.

A : Est-ce que signer en artiste est un but aujourd’hui ?

T : Le but c’est juste de vivre de ma musique. En vrai si je pouvais, j’aimerais toucher un gros billet et partir, prendre une belle maison dans un endroit où il fait bon vivre. Il y a plein d’endroits dans le monde, Bora Bora, Philippines, Guadeloupe… même vivre au Maroc, en Italie, un endroit avec du soleil où je pourrais être un peu tranquille. Si vivre de mon art passe par signer en artiste, tant mieux, mais il faudra que ce soit très peu contraignant vu ma personnalité et mon assiduité, mais surtout que j’y trouve ma place. Pour l’instant ça ne me plairait pas.

A : Tu parles de ton assiduité, pourtant tu as l’air carré.

T : Ah [rires], si vous saviez ! C’est vrai que je dois avoir cette peur de ne pas maîtriser les choses dans leur totalité, mais sur pas mal de trucs plus matériels et dans la vie quotidienne, je suis loin d’être carré. Je suis tout le temps en retard, quand c’étaient les cours j’étais absent, j’oubliais trop de choses, je les mélange, il se passe trop de trucs à la minute dans ma tête, je suis assez bordélique quand même dans ma vie.

A : Il y a aussi une contrainte de temps quand tu signes, tu es contractuellement tenu à livrer un album dans un certain délai.

T : Ça c’est mort ! Ce n’est pas pour ça que je suis un fainéant, j’ai sorti deux projets en l’espace de six mois, mais si je ne le sens pas ce n’est pas possible. J’ai vraiment envie d’être maître de mon art, c’est essentiel, je fais de l’art dans l’espoir d’avoir un métier qui me correspond.

A : Au-delà de vouloir développer une carrière, la musique est-elle une forme d’épanouissement personnel pour toi ?

T : Oui totalement. Je ne sais pas exactement pourquoi mais j’ai besoin d’être un artiste, d’être total, d’être vrai. Je ne pourrais pas me mentir, arriver en interview face à vous et dire des choses que je ne pense pas. Je serais malheureux si je me mentais à moi-même.

A : Tu as une phrase sur « Collision » où tu dis « je suis l’un des jeunes rappeurs les moins égoïstes ». Cette générosité envers les autres va de paire avec la sincérité finalement.

T : C’était de l’egotrip, c’est marrant d’ailleurs. J’essaie d’être quelqu’un d’altruiste, de penser aux autres au maximum et d’être bon avec les gens parce que je sais qu’on a été bon avec moi. Je trouve qu’on est dans une époque qui manque clairement de ça, on a perdu beaucoup de valeurs et c’est primordial pour moi de chercher chaque moment d’humanité et de poésie.

A : Trouver le bonheur pour toi-même te permet de rendre aux gens finalement. Il y a ce paradoxe entre cet égoïsme et le collectif que tu mets en avant.

T : Bien sûr, parce que quand je suis malheureux et que je n’ai pas, je n’arrive pas à donner aux gens. J’ai besoin d’être bien, c’est sûr que c’est égoïste. C’est peut-être l’un des problèmes de l’être humain au final. On est tous une partie d’un même tout… [sourire] ça me fait faire des grandes phrases mais c’est vrai. C’est dans les autres qu’on s’accomplit, je me sens obligé de rendre la pareille. Je le fais aussi par égoïsme, j’aide les autres pour me sentir mieux, ça me fait du bien de me sentir bon.

A : Ta candeur est à la hauteur de ta maturité. Tu es très lucide sur le fait qu’il faut que tu sois plus insouciant, comme les jeunes de ton âge.

T : C’est aussi pour ça que je suis perdu, je n’arrive pas à réfléchir comme ça sur moi-même mais j’essaie au maximum. Je trouve que plus je suis lucide, plus je comprends les autres et moins certaines choses sont douloureuses et difficiles à appréhender. Ça me permet d’avoir du recul et d’être plus heureux au final. Je peux ensuite mettre des mots et des causes sur certaines choses pour progresser plus facilement, être plus honnête, c’est tout un cercle bénéfique. J’essaie de mettre un maximum de poésie et de beauté dans mon attitude et dans les choses que je peux faire.

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