Shabazz Palaces : « Un dixième de ce qu’on produit sera entendu un jour »
Interview

Shabazz Palaces : « Un dixième de ce qu’on produit sera entendu un jour »

De passage en ville pour la troisième fois en moins d’un an, Shabazz Palaces continue de s’étonner de l’engouement du public parisien. Généralement peu loquaces, ils ont accepté d’aborder avec nous leur vision de l’évolution du hip-hop, leur besoin d’entourer leur création de silence, mais aussi l’intérêt qu’ils portent à Rick Ross et Lil B.

Photographie : AL

Interviewer Shabazz Palaces n’est pas forcément chose aisée. Composé de Palaceer Lazaro – aka Ishmael Butler, aka Butterfly au sein de feu-Digable Planets – et de Tendai Maraire, le groupe originaire de Seattle est réputé pour refuser systématiquement d’aborder frontalement sa musique, ses influences ou son processus créatif. « Certain things need not to be asked » annonce le duo dans l’un de ses morceaux, « An echo from the hosts that profess infinitum ». Nous avons rencontré Shabazz Palaces  lors de leur passage à Paris au Nouveau Casino le 7 août dernier et avons essayé de lever le voile sur cette formation énigmatique.


Abcdr Du Son : La première chose qui m’a marquée à l’écoute de « Black Up », c’est qu’il rappelle dans son traitement sonore les premiers albums classiques de hip-hop. Ça vous fait quoi d’être considérés comme des ovnis dans un milieu dont vous semblez pourtant vouloir respecter les codes et la tradition ?

PaLaceer Lazaro : Je pense que la réponse à cette question contient énormément de strates dont la plupart sont sociales et politiques, et sur lesquelles il est difficile d’avoir une vision globale. Nous venons d’une époque durant laquelle ton album était encore tien. Il n’y avait pas plein de featurings ou de producteurs différents. Un album de De La Soul était toujours totalement le leur, même s’ils étaient membre d’un collectif composé de Black Sheep ou A Tribe Called Quest. Nous venons d’une époque où ton son, ta motivation et ton instinct étaient ton identité. C’est ce qui doit ressortir de notre travail, on ne doit pas essayer leurrer un public ou un marché afin de sécuriser notre position, d’essayer d’être numéro un, d’obtenir de la notoriété, de l’argent ou la célébrité. Nous venons d’un autre chemin de pensée.

Beaucoup de gens qui couvrent la musique de nos jours ne connaissent pas cette époque. Ils ne s’en souviennent pas, ils n’ont jamais ressenti les choses de cette manière ou cherchent à ignorer que ceci était l’élément catalyseur de ces albums. Nous nous sommes déconnectés de cette réalité.

Je pense qu’aux États Unis, pays qui domine mondialement en matière de hip-hop, le matérialisme est un poison qui est venu détruire l’intégrité du mouvement. Le matérialisme ambiant fait que la plupart du temps, les gens qui parlent de musique ne la critiquent plus pour ses mérites. Ils regardent la personnalité de l’artiste, sa célébrité, son nombre de followers sur Twitter, bref, toutes ces questions anecdotiques qui n’ont finalement rien à voir avec la musique. Je crois que c’est la raison majeure pour laquelle les gens disent à notre sujet « Oh, c’est mecs n’essaient pas de se mettre en avant, ils sont différents, ils sont comme ci ou comme ça » alors qu’en fait, comme tu l’as dit, nous avons une approche très classique de la musique et du hip-hop en particulier.

« Se positionner conceptuellement en quelques mots pour être facilement marketé, c’est exactement ce que nous ne voulions pas. »

A : Comme tout le monde, j’ai écouté l’album en ayant très peu de clés ou matière sur son histoire, sa production, son écriture et vos références. Pourquoi est-il si important pour vous de laisser l’auditeur seul face à votre musique ?

P : L’une des choses qu’on a réalisées à force de travailler la scène, c’est que nous subissons la musique au moment où nous la produisons. Ce n’est pas tant une présentation qu’une expérience partagée. Toi, tu es un observateur, ton talent c’est ta capacité à voir une œuvre, puis de rassembler les similitudes entre celle-ci et d’autres espaces ou époques. L’artiste n’a pas forcément besoin de faire ça lui-même car s’il le fait, il va se mettre à porter trop attention à des choses qui n’ont rien à voir avec l’énergie créatrice dont il a besoin pour réaliser sa musique.

Nous laissons la musique nous surprendre et nous la partageons. Nous n’approchons rien de manière cérébrale, principalement parce qu’en général, ce sont des conneries. Mettons que tu marches dans un musée, et que quelqu’un te montre un tableau impressionniste et essaye de t’expliquer ce que l’artiste a voulu exprimer. Ce qu’il va te dire n’aura rien à voir avec ce que pensait l’artiste. Lui-même ne savait probablement pas ce qu’il cherchait à exprimer de manière précise. Ce qu’on va te dire n’est qu’une interprétation comme une autre. Je comprends la nécessité de vendre des billets d’entrées dans les musées et je comprends qu’ils doivent louer les écouteurs pour 30£ supplémentaires. Je comprends ces concepts mais cette vibe ne nous correspond pas.

Ce que tu penses de notre travail est très certainement vrai, même si ça ne reste que ta propre interprétation. Avons-nous conçu notre musique de la façon dont tu l’imagines ? En saupoudrant un peu de ceci et ajoutant un peu de cela ? Non, absolument pas. Il n’y a pas de recette claire. Nous aimons énormément de musiques différentes mais nous aimons aussi regarder une femme qui marche dans la rue avec élégance. Pour nous, c’est une influence musicale tout aussi importante que le travail d’untel ou untel, peut-être même plus encore. Pourquoi limiter le spectre des interprétations ? Ce que chacun ressent en écoutant notre musique y est forcément lié, mais peut-être pas du tout. Nous ne savions même pas ce qu’était le dub step avant que l’on nous en parle comme de l’une de nos influences. Se positionner conceptuellement en quelques mots pour être facilement marketé est exactement ce que nous ne voulions pas.

A : Pour en revenir à la scène, il est évident que vous travaillez très différemment vos arrangements musicaux sur scène et dans vos disques, comme si vous utilisiez l’album comme une base autour de laquelle improviser. Pourquoi cette approche ? 

P : Pour moi cette réponse relève du secret. C’est à la fois une évidence et un secret. Il y a un catalyseur en studio et un catalyseur sur scène, mais ils sont différents. C’est pour ça qu’il y a ce changement sonore radical. Ce sont juste deux choses distinctes. Même si un élément se trouve à tel endroit précis et un autre à tel autre dans une configuration donnée, cet ordre peut s’inverser et changer complètement la trajectoire globale d’un morceau dans une autre situation. Et cela s’applique à chaque beat et chaque son produit sur scène.

Et puis, nous aimons les lumières, la musique qui résonne. En concert, tu ressens les vibrations, tu t’éclates, tu fais de nouvelles rencontres. L’expérience ne peut jamais être la même. La scène est un cadre beaucoup plus viscéral. Le studio, c’est cool,  nous adorons y être et ça nous manque, mais la scène est juste un autre type de cool. Nous ne pouvons produire la même musique dans des cadres si différents.

« La façon dont la musique est compartimentée de nos jours tire l’auditeur vers le bas. »

A : Parmi les quelques rares références que vous citez, il y a Rick Ross. Ce qui peut paraître, lorsqu’on écoute votre travail, un peu surprenant…

Tendai Maraire : Le truc avec Rick Ross, c’est avant tout qu’il fait de la bonne musique. A la fin du morceau, tu l’as apprécié, point barre. Pour revenir à ce que Palaceer disait plus tôt, beaucoup de gens de nos jours vont découvrir un artiste et écouter cet artiste car il leur projette une estime de soi qui leur convient. Ils se disent « je veux être riche et avoir plein d’argent » alors on leur montre des artistes dans ce type d’environnement. Et même si les fans sont très conscients que les artistes sont dans une représentation mensongère, ils choisissent de vivre ce fantasme commun. L’intérêt de Rick Ross, c’est que sa vie se retrouve réellement dépeinte dans sa création musicale. Et si on prend la peine d’écouter et comprendre les lyrics, ils sont vraiment plutôt malins. Ce genre de détails le rend intéressant à nos yeux.

Nous avons grandi avec toutes sortes de musiques, de Too $hort à NWA, de Ice-T à Run DMC,  Whodini ou UTFO. Aucun n’était catalogué. La raison pour laquelle on essaie désormais de nous enfermer dans des figures génériques telles que « influencés par les débuts du dub step » c’est simplement car les clubs ou tous ceux qui font de l’argent grâce à la musique doivent être capables de donner des pistes faciles au public. Pour ça, ils doivent t’attribuer certains créneaux. Mais tu ne peux enfermer Rick Ross dans aucune boite. C’est juste de la bonne musique. Il aime ce qu’il fait, et ça se ressent.

P : En plus, le contexte musical actuel est à pleurer. Tu peux regarder un mec et te dire qu’OK, il dit de la merde mais ça n’empêche qu’il peut avoir beaucoup de rythme, de style ou une dose considérable de passion. La façon dont la musique est compartimentée de nos jours tire l’auditeur vers le bas. Il faudrait accepter en intégralité ce que l’artiste est et dit, presque religieusement. Comme si on ne pouvait pas aimer tel type de musique tout en écoutant tel autre. Ce que j’apprécie chez Rick Ross – et j’aime également beaucoup Lil B pour des raisons similaires – c’est parce que ce qu’il fait semble aussi simple que de dire « Mets un beat, je vais faire un morceau. »

Et s’il y a bien une chose à retenir à propos du hip-hop, c’est bien qu’à ses débuts, personne, aucun MC, n’écrivait quoi que ce soit. C’était du freestyle. Point barre. Si tu étais Busy B ou un mec du genre, tu n’écrivais jamais rien. Tu venais à la soirée, tu te bourrais la gueule, tu prenais le micro et tu ne le lâchais plus pendant trois heures. C’est ce que j’aime chez Lil B. Les gens disent que son travail est sans consistance et qu’on ne comprend pas ce qu’il dit mais moi, ce qui me gène vraiment chez un artiste, c’est le manque de passion et l’ignorance crasse. Ça c’est quelque chose que je ne supporte pas vraiment. Pour le reste, tant qu’il y a de la passion, je vais apprécier à un certain degré.

T : Nous aimons Soulja Boy aussi.

P : Ces mecs sont géniaux ! Ce sont de supers musiciens. Nous aimons la bonne musique, même si parfois elle peut être presque difficile à respecter car tu sais que ce qu’elle dit n’est pas vraiment bon pour toi ou pour la vie en général, mais le morceau, le morceau est juste une tuerie. Finalement, c’est tout ce qui compte.

A : On qualifie souvent vos paroles d’abstraites alors qu’elles sont sommes toutes assez claires. Ça vous gène ou c’est quelque chose que vous cherchez sciemment à entretenir ?

P : On dit que nos paroles sont abstraites uniquement parce que nous ne disons pas « Gimme money« , « I want pussy » et des choses de ce genre. Ce n’est même pas aussi abstrait que…

T: Waka Flocka.

P: Oui ! On nous dit que nos paroles sont abstraites alors que pas du tout. Elles sont plutôt littérales. Bien sûr, je trouve que ma façon de cracher mes vers m’est propre, mais ce que je dis est compréhensible.  Pour moi, il faut beaucoup de boulot pour comprendre une abstraction. Je ne pense pas que ce soit tellement le cas en ce qui me concerne.

C’est finalement souvent une facilité de certains mecs qui écrivent des chroniques, qui ont une deadline et décident d’aller du point A au point B le plus rapidement possible. Ils jettent quelques mots en l’air. C’est juste de la paresse. Parmi les gens qui disent que mes textes sont abstraits, je n’ai encore jamais rencontré une personne capable de me donner des exemples concrets de ce qu’il veut dire. Si tu dis qu’une chose est abstraite, ça sous entend juste que tu comprends qu’elle est abstraite alors qu’il est probable que les autres ne le voient pas. C’est aussi pour ça qu’on en a marre de parler de notre musique.

A : « Black Up » est sorti il y a environ un an maintenant. Vous avez commencé à travailler à un nouvel album ?

T : Nous faisons constamment de la musique mais une de nos blagues les plus récurrentes est au sujet des gens qui disent se mettre « en mode album« . C’est quoi le « mode album” ? On peut être assis dans le van et développer six ou sept idées, et une seule sera utilisée à l’arrivée. Ou aucune. Ou toutes. Nous faisons constamment de la musique…

P : Mais ces gens font de la musique avec la finalité déjà en tête. Ils créent des morceaux pour servir leurs ambitions. En ce qui nous concerne, à peine un dixième de ce que nous produisons sera entendu un jour. Mais tout ce que nous produisons est nécessaire…

A : …à la création de ce dixième que vous utiliserez en définitive?

P : Non, ça nous est simplement nécessaire pour nous lever le matin et aller au bout de chaque journée.

T : C’est quelque chose que nous devons faire, tout simplement.

P : Mais pour que ce dixième existe, il faut d’abord de la pratique. Il faut sortir ses tripes, réaliser certaines idées. Ça peut être par compulsion, ça peut être un passe-temps, comme un voyage à Disneyland où tu monterais sur différents manèges en attendant de voir ce qui se passe. Pour nous, c’est une compulsion. Tout ce que nous pensons est rythmique, harmonique, présentation. Je n’arrête jamais d’y penser. Nous ne faisons pas parti de ces gens qui se mettent en « mode album » et qui se disent « Je dois réaliser cet album, il doit sortir et il me faut un morceau club et un morceau pour les filles« . Franchement, nous… On verra bien.

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