Sako : « Nous sommes parfois spectateurs de nous-mêmes »
Interview

Sako : « Nous sommes parfois spectateurs de nous-mêmes »

Il est l’homme qui parle de ce qu’on évite. Désormais trentenaire, le MC de Chiens de Paille est l’auteur de quelques-uns des textes les plus douloureux de la décennie écoulée. Sans ambages, il a accepté d’aller
encore un peu plus loin, et de poser sur les siens, son époque et sa passion un regard à valeur de geste.

Interviewer Sako. L’homme est fiable, réglo, à l’heure aux rendez-vous. Il est de ceux qui appellent lorsqu’il a un contretemps, qui s’excusent lorsqu’ils vous font perdre votre temps.

A l’écoute de ses morceaux passés, il y a longtemps que nous souhaitions poser des questions au MC cannois, à propos des soubresauts identitaires que connaît le pays depuis quelques mois, quelques années.

Et puis il y eut ce mardi soir sur Arte. Deux documentaires consacrés à la question noire. L’un allemand, l’autre français. Deux approches pour deux résultats totalement différents. Le second documentaire – le français – demandait à quelques Noirs de France leur analyse sur la situation actuelle. Le résultat était vague, flou, peu intéressant. Le premier documentaire, en revanche – l’allemand -, interrogeait lui aussi des Noirs, allemands cette fois, mais en leur demandant non pas de livrer une analyse, mais d’évoquer leur parcours à eux. Ce parcours se suffisant à lui-même, il était juste assez éloquent pour tenir lieu d’analyse.

L’approche allemande présida donc à cet entretien.


Abcdr : Tes ancêtres sont-ils gaulois ?

Sako: Pas vraiment, non. Je viens d’Italie par mon père, et du Canada et de Marseille par ma mère. Pour ma mère, c’est même plus ambigu, puisqu’elle ne connaît pas son propre père. Elle sait juste qu’il vit au Canada. Quant à moi, je suis né à Cannes.

A : Dans quelles circonstances ta famille est-elle arrivée en France ?

S: Ma famille est arrivée en France dans les années vingt. La raison de cet exode, nous ne la connaissons pas vraiment. Nous pensons qu’ils fuyaient les chemises brunes, mais tout cela est compliqué, cela relève presque du secret de famille. En gros, mon père est le dernier d’une famille de neuf enfants, et l’arrivée en France a coïncidé avec le moment où nous avons perdu la trace de mon grand-père paternel. Comme mon père était le plus jeune, il n’a que peu de souvenirs de cette époque. Ce serait donc à mes oncles et tantes, ses aînés, de m’en dire plus. Mais, pour une raison que j’ignore, ils refusent. C’est en cela que je dis que cela relève sans doute du secret de famille.

A : Sais-tu d’où ta famille était originaire, en Italie ?

S: Nous venons d’un village qui s’appelle Schignano. Il se situe près du Lac de Côme, dans le Nord de l’Italie.

A : As-tu eu l’occasion de t’y rendre ?

S: Oui, à deux reprises. La première fois, j’avais trois ans, autant dire que je ne m’en souviens pas. La deuxième fois, en revanche, c’était au printemps 1998. J’avais 23 ans, mon petit frère en avait 11. Pour nous, ce fut un choc : sur les portes des maisons du village, la moitié des sonnettes portaient le nom de jeune fille de ma grand-mère, l’autre moitié portait le nom de mon grand-père. C’est aussi ce jour-là que j’ai découvert que mon père parlait italien.

A : Il ne parlait pas italien, à la maison ?

S: Non. Je pense que mon père fait partie de ces gens qui croyaient que pour être acceptés des français, il fallait presque devenir plus français que les français eux-mêmes. Il ne parlait jamais de l’Italie, ni des raisons qui ont poussé mon grand-père à venir ici, puis à s’éloigner de la famille. Ils sont allé jusqu’à franciser leurs prénoms, renoncer à parler italien à la maison, tout ça.

A : Mais il savait quand même parler italien ?

S: Oui, parce que bien qu’il soit né en France, il y a passé quelques étés dans son enfance. Du coup, lors de notre retour en 1998, il a retrouvé plein de gens avec qui il jouait quand il était petit… Pour moi, cette découverte fut vraiment un choc. Cela a débouché chez moi sur des mouvements de quête.

A : Cette nécessité de comprendre s’est-elle imposée à toi tout de suite, dès 1998 ?

S: Pas vraiment. Cela est venu petit à petit, naturellement.

A : Aurais-tu préféré que ces échanges commencent plus tôt ?

S: Oui et non. Tu sais, mon père n’a jamais été d’un naturel très loquace. Lorsqu’il nous a emmené à Schignano, mon frère et moi, par exemple, il nous a juste dit : « Bon, j’ai tout réservé, nous allons au village. » En fait, dans sa bouche, ça voulait dire : « Nous venons de là, voilà. » Au début, je n’ai pas compris la portée de son acte. Avec le recul, je me rends mieux compte de ce que cela a représenté, pour lui comme pour nous… Je crois que c’est le rôle d’un père que d’accomplir ce genre de gestes.

A : Justement, comment ta famille t’a-t-elle transmise la part de ton histoire que tu n’as pas vécue ?

S: Nous n’en parlions jamais à la maison. Non pas que c’était tabou, mais parce qu’il était naturel de ne pas en parler. Les questions que j’ai un jour commencé à me poser à propos de mon grand-père paternel, ce sont mes cousins qui y ont répondu, pas mon père. Mon père était d’ailleurs étonné d’entendre leurs versions. Il faut dire que, du côté de mon père, la famille fonctionne sur un schéma presque matriarcal : les soeurs de mon père sont les aînées de la famille. Ce sont donc elles qui définissent, en quelque sorte, ce qu’est notre histoire familiale.

A : Regrettes-tu cela ?

S: Je ne sais pas si j’ai des regrets, de la nostalgie. Le fait est que ce n’est qu’aujourd’hui que nous commençons à aborder ces questions-là. Peut-être aura-t-il fallu attendre d’avoir trente ans. Jusqu’alors, comme je te le disais, il était en quelque sorte naturel de ne pas en parler.

A : Du côté de ta mère, l’histoire est-elle aussi compliquée ?

S: Ma mère n’a su qu’il y a peu qui était son père. C’était un soldat de l’armée canadienne, que ma grand-mère avait rencontré à Cannes au moment de la Libération. Quand elle a su ça, ma mère a pris contact avec Salt-Lake City, dans l’Utah. Il existe là-bas, chez les mormons, la plus grosse base de données au monde, en matière d’état-civil. Toi, moi, nous ne le savons pas, mais nous sommes tous fichés là-bas. De là, elle a pu savoir qui était cet homme, et où il vivait.

A : Tous ces silences t’ont-ils pesé ?

S: Je dirais plutôt qu’il n’y a jamais vraiment eu de manque, dans le sens où nous avons toujours fait sans. Mes parents se sont séparés tôt, et du coup ma mère a toujours joué les deux rôles. Et j’ai en partie été élevé par mes tantes.

A : Ce que tu as raconté pour la première fois l’année dernière dans le morceau ‘Fragile’…

S: Oui, ‘Fragile’ a eu un impact dans ma famille. Là encore, ça ne fait que cinq, six ans que ces réflexions se développent. Jusqu’alors, nous vivions très bien comme ça.

A : ‘Le dos courbé’ a dû toucher du monde aussi, en son temps… D’une manière générale, comment ta famille réagit-elle à tes morceaux, en particulier à ceux qui « n’exhortent qu’à l’introspection » ?

S: Tu sais, la majorité des membres de ma famille – je parle notamment de mes cousins – sont aujourd’hui quadragénaires. Ils ne sont pas spécialement à l’affût de ce que je fais, mais quand ils tombent sur des morceaux, ils les écoutent. En général, leurs retours sont plutôt positifs. Ils trouvent que parler de ces choses a un côté très positif, salvateur, parce qu’ils estiment que ces choses devaient, d’une manière ou d’une autre, être dîtes.

A : Et ton père ?

S: Mon père, c’est la même chose. Il ne court pas après mes textes, mais c’est vrai que s’il tombe dessus il va les écouter. Dans le morceau sur Sad Hill Impact [Pour de meilleurs lendemains’, 2000, NDLR], je disais que « J’espère qu’on ne communiquera pas que par chèques« , eh bien, je crois qu’aujourd’hui, avec mon père, nous communiquons essentiellement par disques interposés [Sourire].

A : C’est marrant, parce que le cheminement qui semble être le tien à l’échelle de ta famille, semble le même que celui que connaît la France vis-à-vis de son histoire : comprendre pour avancer…

S: C’est sans doute vrai, les deux se rejoignent peut-être, d’une certaine façon…

A : Justement, à propos de l’enseignement de l’histoire, l’école a-t-elle favorisé ton éveil à ces questions-là ? A-t-elle apporté des réponses à ce que ta famille ne te disait pas ?

S : Pas du tout. Comme dit Dieudonné, pour l’école, je ne sais pas, y’a avait un truc qui faisait que ça ne passait pas [Rires]. J’ai toujours vu ça comme un savoir conventionné, notamment les cours d’histoire. Sauf peut-être en seconde… Nous étions dans des classes vraiment bordéliques, où le rôle des profs se limitait – déjà – à essayer de limiter la casse. Et, contrairement aux idées reçues, c’est par le rap que j’ai commencé à entrer dans des bibliothèques, à chercher des livres, les lire, les relire. Je crois que cette boulimie de lectures n’était que la conséquence de ces années perdues.

A : A cette époque, ton « italianité » avait-elle vocation à s’exprimer en dehors de la maison ?

S: Comme je te le disais tout à l’heure, à la maison comme en dehors, nous parlions français, point barre. Mes tantes, qui m’ont en partie élevé, ont vraiment souffert d’être italiennes. Le contexte, l’environnement, tout était fait pour qu’elles-mêmes détestent le fait d’être italiennes. Pour aller à l’école, par exemple, quand elles étaient petites, elles devaient se taper des kilomètres à pied tous les matins. Si elles avaient le malheur d’arriver en retard en classe, leur prof leur disait : « Vous, les sales italiennes, au piquet ! »

A : Comment ont-elles encaissé ces brimades ?

S: Il n’est pas difficile d’imaginer ce que l’on peut ressentir lorsqu’on te blâme de n’être qu’un étranger et surtout, qu’on ne te résume qu’à ça. Les cicatrices sont encore là.

A : J’imagine que cela doit générer quelques tensions familiales…

S: Sur le papier, oui. Mais comme je te le rappelais tout à l’heure, le côté italien de ma famille obéit à une structure de type matriarcal. Mes tantes sont les aînées de la famille et, chez nous, répondre aux aînés, ça ne se fait pas. On les écoute, on leur sourit, on élude et on passe à autre chose. C’est comme ça.

A : Ressens-tu une urgence à mettre ces questions-là sur la table ?

S: Le temps nous presse, oui. J’avais cinq tantes, et l’une d’entre elles est décédée à l’automne dernier. Ses derniers jours sont d’ailleurs l’illustration de cette volonté de garder le silence sur les circonstances de l’arrivée en France et du départ de mon grand-père. Mais je préfère ne pas revenir là-dessus.

A : As-tu toujours vécu ta double culture comme une richesse, ou t’est-il arrivé de la vivre comme un handicap ?

S: Ni l’un ni l’autre. A un moment de ma vie, j’ai même moi-même véhiculé les clichés que les français ont sur les italiens. Et ni mon père, ni mes tantes – qui se sont occupées de moi jusqu’au lycée – ne m’ont dit quelque chose sur ce point.

A : Toi même, comment envisages-tu la question de la transmission de cette histoire vis-à-vis de tes enfants, tels que tu les décris dans ‘Aux derniers mots’ ?

S: Mieux vaut regarder devant que derrière, disent les gens. La question de la transmission est quelque chose qui me touche beaucoup. Elle implique de remuer beaucoup de choses, pas forcément agréables, pour y répondre. Je pense que ça va faire fulminer certains membres de ma famille de voir que tout ça est retranscrit sur Internet. Mais c’est bien, ça va mettre un coup de pied dans la fourmilière. Cela fait partie du processus [Silence].

A : Ces questions que tu te poses constitueraient donc un frein, pour l’instant ?

S: Je pense que tous ces secrets de famille y prennent une large part. Les descendants souffrent de ces non-dits. A mon échelle, cela a généré une frénésie de recherches. Je m’intéresse notamment à une théorie qui tourne autour de la notion de crypte. La crypte, c’est l’endroit au fond de chacun où est enfoui le secret familial. Le problème, c’est que les secrets familiaux s’éteignent avec les générations, et dans le même temps leurs conséquences sur les survivants vont en augmentant. Partir à la recherche de sa crypte, c’est avoir la volonté d’effectuer le chemin en sens inverse. Quoi qu’il en soit, tout cela reste un travail pénible, d’autant plus qu’il n’y a aucune certitude de le voir aboutir.

« Si tu as l’occasion de voir Fade to Black, et de le montrer autour de toi, même à des gens qui n’y connaissent rien a priori, n’hésite pas.  »

A : Pour en revenir à la question de la transmission, c’est donc un travail que tu entends mener en amont…

S: Oui, je crois même que c’est un devoir pour nous que de percer ce secret. De faire en sorte que les cicatrices qu’auront les mômes qui viennent soient moins profondes que les nôtres.

A : Ces efforts commencent-ils à payer ?

S: D’une certaine manière, oui. En tout cas, ce travail a le mérite de resserrer les liens. Petit à petit, dans les réunions de famille, nous recommençons à mettre cartes sur table. Il était temps : nous étions presque devenus des étrangers les uns pour les autres.

A : Tu parlais déjà de tout ça en 2000 dans le morceau ‘Pour de meilleurs lendemains’, quand tu disais : « Je voudrais tant qu’on ne se lègue pas nos rôles, que la loi des séries l’épargne, que tout ça ne concerne pas mon môme, qu’il connaisse un autre monde. Peut-être ai-je été un mauvais fils ? J’ignore tout ou presque de mon père, rien ne reste de mon aurore. Faudrait que je lui dise… » Pourtant, d’après ce que tu dis, tu n’avais pas encore vraiment entamé cette recherche, à l’époque…

S: C’est vrai. Ce morceau je l’ai écrit juste après être retourné au village… Mais tu sais, cela rejoint un truc auquel je pense souvent, sur l’idée que nous sommes parfois spectateurs de nous-mêmes. Parfois même sans le savoir.

A : C’est-à-dire ?

S: Je veux dire par là qu’il y a parfois un énorme décalage entre le but que je poursuis en écrivant un morceau, et la perception qu’en ont les autres, ou la perception que j’en aurais moi-même, plus tard. Parfois, le décalage atteint des niveaux que je n’imaginais même pas. A l’époque où j’écrivais le morceau pour Sad Hill Impact, je ne mesurais pas tout ce que recouvraient les phrases qu’il contenait… C’est en lisant la biographie de Marvin Gaye que ça m’a frappé. A un moment donné, Marvin Gaye est dans un marasme intérieur incroyable, et c’est pourtant là qu’il se met à écrire ‘What’s goin’ on ?’ Quand il réalise ce qu’il vient de faire, sa première réaction, c’est de se dire : « C’est pas possible, ce n’est pas moi qui ai écrit ça« . En clair : « Ce qui est écrit, ça passe par toi, mais tu n’en n’es pas forcément l’auteur« . J’ai eu plusieurs fois l’occasion de vérifier le sens de cette phrase. Toute proportion gardée avec Marvin Gaye, bien sûr [Sourire].

A : Il y aurait donc une part d’inexplicable dans le processus de création ?

S: Écoute, il y a un DVD qu’il faut absolument que tu regardes, c’est le Fade to black consacré à Jay-Z. Tu l’as regardé ?

A : Pas encore…

S: C’est l’une des premières fois que je vois un DVD où il n’y a absolument rien à jeter. Les réalisateurs ont su capter les meilleures images au meilleur moment. Que tu connaisses ou non l’univers de Jay-Z, chaque séquence t’apprend quelque chose… Au tout début du processus de création du Black album, par exemple, il y a une séquence où tu vois Jay-Z en train d’écouter des sons les uns après les autres. Il est fatigué, il se frotte les yeux, il ne trouve pas. A un moment, la voix-off lui demande : « C’est quoi le secret pour faire un bon album ? » Là, Jay-Z lui répond : « Il y a deux éléments pour faire un bon album : la persévérance et la patience. » Là-dessus, la voix-off lui demande : « Et pour faire un bon morceau ? » « Pour faire un bon morceau, dit Jay-Z, je ne sais pas… Il faut le bon artiste avec le bon instru, au bon endroit, au bon moment, et laisser une porte entreouverte pour Dieu. »

A : Ça rejoint la phrase de Marvin Gaye…

S: Exactement. Ça rejoint cette idée que, au fond, quand tu écris, tu n’es peut-être qu’un vecteur. C’est comme quand des phrases te viennent la nuit. Tu as beau te dire que c’est parce que le cerveau continue à travailler pendant le sommeil, tu ne peux pas t’empêcher de penser que tu n’es peut-être pas l’auteur de tout ce qui sort de toi.

A : C’est presque mystique…

S: Oui, et en même temps il existe certainement des explications très rationnelles à tout ça. C’est sans doute très pragmatique… Mais c’est peut-être aussi mystique [Rires]. Quoi qu’il en soit, si tu as l’occasion de voir Fade to Black, et de le montrer autour de toi, même à des gens qui n’y connaissent rien a priori, n’hésite pas. C’est comme le documentaire qui est sorti il y a deux ans sur la Motown, ça vaut vraiment le coup. En soi, tous ces documentaires ne sont apparemment qu’une succession de détails et d’anecdotes. Mais en réalité, ils sont bien plus intéressants qu’il n’y paraît.

A : Justement, comme tu parlais de ces phrases qui t’ont marquées, il y en a une qu’a prononcé dernièrement l’écrivain Bernard Werber et qui m’a beaucoup marquée. Il disait en gros que nous vivons aujourd’hui une époque vraiment passionnante, et en même temps charnière, en ce sens que nous avons en main tout ce qu’il faut pour avancer, et que nous faisons tout ce qu’il faut pour reculer. Tu es d’accord avec ça ?

S: Oui, c’est très vrai. Bernard Werber, c’est le gars qui a écrit Les fourmis, c’est ça ? Il a un statut un peu à part dans la littérature française, je crois. Il se fait latter par la critique alors qu’il a un public énorme. C’est très français, ça… Il a vu juste, encore que je ne sais pas si tu as entendu parler de la déclaration de Bill Gates, l’année dernière…

A : Laquelle ?

S: Celle où il disait qu’il allait léguer « seulement » un million de dollars à chacun de ses enfants, mais que tout le reste de ses quarante milliards de dollars allait être consacré au remboursement de la dette en Afrique…

A: Je n’en n’ai pas entendu parler, non… T’as lu ça où ?

S: C’était une petite dépêche que j’ai lue sur le Net. J’ai vraiment été surpris que cette nouvelle ne fasse pas plus de bruit. Elle méritait pourtant d’être plus médiatisée, il me semble : quarante milliards de dollars, quand même ! Mais c’est peut-être Bill Gates lui-même qui a souhaité ne pas trop communiquer là-dessus… Cette initiative vient en tout cas bien compléter la phrase de Bernard Werber. C’est vrai que nous avons tout pour avancer et que nous faisons tout pour reculer, mais il existe des personnes qui ont encore de l’âme. Quoi que chacun puisse penser de Bill Gates, il montre par ce geste que le seul moyen pour lui d’aller plus haut que là où il se trouve aujourd’hui, c’est ça, c’est de donner aux autres.

A : Remboursement de la dette en Afrique, colonies… Penses-tu que ton rapport à la France aurait été le même si ta famille avait été issue d’une ancienne colonie française ? Penses-tu que la gratitude et/ou les rancoeurs auraient été les mêmes ?

S: Clairement, non. Regarde par exemple un gars comme le footballeur Christian Karembeu. Il vient de Nouvelle-Calédonie, il a longtemps joué en équipe de France. Quand tu écoutes son discours, tu comprends bien qu’il poursuit une autre quête. Lui il se bat pour rétablir son grand-père [qui était exhibé dans une cage lors de l’Exposition coloniale de Paris, en 1931, NDLR]. Ma quête à moi, vis-à-vis de mon grand-père, est très différente de la sienne. Lui, c’est presque un acte politique.

A : A ce propos, as-tu à un moment donné été tenté de t’engager politiquement, ou est-ce que tes morceaux sont ton moyen à toi de contribuer à la réflexion ?

S: Au jour d’aujourd’hui, mon engagement politique se limite à mon écriture, mon travail. Des morceaux comme ‘Prisons’ ou ‘Des ailes’ sont ma manière de faire de la politique. A la limite, le seul contact que j’ai pu avoir avec la « politique », entre guillemets, ça se borne à avoir aidé dans les bureaux de vote les jours d’élection. Ou à participer à des manifs, comme celles contre les lois Pasqua. Un peu comme tout le monde, en fait…. Après, pour ce qui est de voter, j’ai commencé dès l’âge de 18 ans et j’ai toujours voté. Très tôt, le rap m’a fait comprendre que c’était important.

A : N’as-tu jamais eu envie d’en faire plus de ce côté-là ?

S: Je crois en réalité que je ne pense pas en avoir les épaules. Tu sais, je viens d’une famille d’ouvriers, et les traces sont là. Pendant trois ans, par exemple, j’ai vécu avec une personne diplômée en philosophie, journaliste culturelle dans un journal parisien. La première fois que je l’ai emmenée chez mon père, il ne lui a pas décroché un mot. Elle, au retour, me disait qu’elle croyait que c’était parce qu’il ne l’aimait pas. J’ai dû lui expliquer que s’il avait réagi comme ça, c’était en fait parce qu’il était impressionné. Du coup, il n’osait pas la ramener.

A : Une sorte de complexe, en somme…

S: Un déni de soi-même, peut-être… D’une manière générale, les membres de ma famille se sous-estiment, et moi aussi. Dans nos têtes, nous sommes toujours des fils d’ouvriers, des fils de paysans… J’ai un de mes cousins qui est ingénieur dans l’aérospatiale. Dans notre famille, c’est le boss ! Il serait Président de la République, ce serait pareil… C’est comme le rap : souvent je me dis que si nous n’avions pas rencontré Chill, personne ne saurait que nous rappons, Hal et moi. Jamais nous n’aurions osé sortir tout ça. C’est Chill qui nous a poussé, vraiment. Culturellement, ce n’est pas facile pour nous d’accepter l’idée de nous mettre en avant. Nous partons toujours du principe qu’il existe forcément des gens plus capables que nous. Ce n’est pas simple de dépasser ses propres barrières.

« Si les personnes sensées vérifier, contrecarrer (sic) la vérité et te rapporter la parole des autres sont elles-mêmes chargées de fantasmes, comment veux-tu que les choses avancent ?  »

A : A propos de barrières, de blocages, et puisque tu le citais tout à l’heure, penses-tu que Dieudonné a agi en France comme un « réveil qui sonne » ?

S: Le problème n’est pas tant ce que Dieudonné a fait, mais plutôt ce que les gens en retiennent. Il a eu 18 procès qui se sont soldés par 18 relaxes. Il a gagné tous ses procès, mais personne ne le sait. A côté, tu as un Marc-Olivier Fogiel qui, lui, est condamné pour injure à caractère raciste, et personne ne le sait non plus. Il continue à présenter son émission, tranquille. Pour la plupart des français, Dieudonné est un facho. La désinformation est telle, le concernant, que même certains Noirs le prennent pour ce qu’il n’est pas. Je discutais l’autre jour avec une amie d’origine ghanéenne : pour elle, c’est clair, Dieudonné est un monstre. Moi, à chaque fois que je parle du DVD Mes excuses avec quelqu’un, ça vire au débat. Je crois qu’il faut vraiment développer tout ça au grand jour, que les gens puissent juger sur pièces. C’est important pour sa réhabilitation.

A : Justement, quelle place penses-tu que les livres d’histoire lui accorderont dans quarante, cinquante ans ? Diront-ils de lui qu’il a œuvré en bien ? En mal ? Ou l’effaceront-ils, purement et simplement ?

S: C’est une bonne question. Ça rejoint le débat actuel sur l’enseignement de l’Histoire, ce qui est occulté et ce qui est conservé. Au vu du conseil mandaté par le ministère de l’Intérieur et dirigé par Arno Klarsfeld , on peut se permettre de douter. Je pense que l’hérésie est là, dans le fait de sélectionner des épisodes de l’Histoire.

A : Et donc…

S: Le problème de Dieudonné, c’est d’être arrivé à une époque de retour à l’ordre moral et à la pensée unique. Et ça ne concerne pas que lui. Pour moi c’est comme un marécage dans lequel nous avons tous les pieds qui trempent. Regarde les sketches de Michel Leeb, ceux sur les africains et les asiatiques : il y a vingt ans, tout le monde se marrait ; aujourd’hui ça ne passerait plus… Il suffit de voir le contenu de son sketch avec Elie, il y a une dizaine d’années, entre deux pères de famille, un juif et un africain. Il ne passerait plus aujourd’hui. D’autre part, il est vrai que la roue ne tourne pas forcement mais j’aime à le croire. C’est moteur.

A: A propos de pensée unique, dans ‘Le dos courbé’, tu parlais de l’Italie des années trente en disant « Qui n’est pas pour est contre, soit on s’aligne, soit ils alignent ». Penses-tu que ce constat s’applique à la France d’aujourd’hui ?

S: Oui, et l’exemple de Dieudonné en est l’illustration. Mais tu sais, je ne pense pas que la période actuelle soit anodine. Ça fait quelques années déjà que la droite prépare le terrain. Le Noir est un danger, l’arabe est un danger, le musulman est un danger : le discours commence à faire son chemin. C’est dans ce sens qu’il me semble que les émeutes en banlieues ont desservi les gars qui les ont menées. Au jour d’aujourd’hui, les mecs sont en train de mettre dans la tête des gens que l’étranger est un danger, et ils espèrent bien être élus là-dessus. En fait, ils ne font que reprendre des recettes qui ont fait leurs preuves aux États-Unis. Quand tu regardes Farenheit 9/11, tu vois bien comment un type comme George W. Bush est monté. Un petit coup sur les blacks par-ci, un scrutin invalidé par là, et à la fin le gars finit par passer. Le pire, c’est que l’opinion voit, et qu’elle reste d’accord. En France, c’est pareil. Quand je vois qu’au lendemain des émeutes, la côte de popularité de Sarkozy grimpe de 11 points, je me dis que nous ne vivons pas dans le même pays, c’est pas possible. Et je me dis : « Maintenant, j’ai peur« .

A : Peur ?

S: Oui, peur. Alors Dieudonné, c’était un premier signe. Après tu as les déclarations des parlementaires sur les youyous, sur la polygamie. Tu as surtout ce truc complètement dingue, ce maire UMP qui va lui-même mettre le feu à des roulottes de gens du voyage…

A : Et qui fait trois lignes dans les journaux…

S: Oui, ou encore les incendies dans les immeubles des familles africaines, cet été à Paris. D’ailleurs, pour la petite histoire, nous devions participer à un concert de soutien aux familles, juste après les incendies. Ben je te le donne en mille, personne n’a bougé, nous n’avons eu aucun retour, que ce soit des médias, des sponsors, tout ça…

A : Et donc le concert n’a pas pu se monter ?

S: Voilà, le concert attend toujours… Mais écoute ça : juste après les émeutes, il y a un journaliste de Nice-Matin qui m’appelle sur mon portable… Nice Matin, si tu veux, c’est le gros journal de la région. Il s’adresse en général à un lectorat de droite, plutôt âgé. Ça fait des années que nous leur envoyons des exemplaires de nos projets, pour qu’ils en parlent. Rien, nada, jamais aucun retour… Là, c’est après les émeutes, il y a un début de polémique sur les textes de certains rappeurs, et tout d’un coup il y a un journaliste de Nice Matin qui réussit – je ne sais pas comment d’ailleurs – à trouver mon numéro perso, et qui me demande tout tranquillement : « Pouvez-vous me citer des parties de vos textes qui choquent ? »

A : Ça laisse songeur…

S: Carrément. Si les personnes sensées vérifier, contrecarrer (sic) la vérité et te rapporter la parole des autres sont elles-mêmes chargées de fantasmes, comment veux-tu que les choses avancent ? Dans ces cas-là, tu te dis que le sommet est encore un peu plus loin [Sourire]…

A : Et avec ce journaliste de Nice Matin, comment ça s’est terminé ?

S: La première chose que je lui ai dit, c’est : « Je n’ai aucun texte à te citer« . Ensuite, je lui ai expliqué tout notre « passé » avec son journal.

A : Qu’est-ce qu’il t’a dit, par rapport à ça ?

S: Ben qu’en gros il n’était pas vraiment au courant, que ce n’était pas lui qui gérait tout ça, que lui s’il m’appelait, c’était juste parce que sa rédaction le lui avait demandé, etc. Bon, tu vois, le mec, il a une trentaine d’année, je ne pense pas qu’il ait beaucoup de poids dans sa rédaction.

A : Et la discussion entre vous a été longue ? Houleuse ?

S: Plusieurs heures [Rires]. Là encore, il y avait beaucoup de fantasmes à mettre à plat. Je pense que ça méritait de discuter calmement. A la fin, je lui ai quand même dit : « Bon, maintenant, je connais ton nom, j’ai ton numéro qui s’est affiché sur mon portable. Il y a une association qui est en train de se monter en vue des élections présidentielles de 2007. Le but, c’est de mettre en place un système de bus gratuits dans les quartiers, pour permettre aux gens d’aller voter. Pour l’instant, c’est encore à l’état de projet. Quand tout sera en place, je t’appellerai toi personnellement, et je verrai si tu relaies. J’ai ton numéro, j’ai ton nom. » [Rires].

A : Tu penses qu’il relaiera ?

S: Bon, comme je te l’ai dit, je ne pense pas qu’il ait beaucoup de poids dans sa rédaction. En tout cas le message est passé [Rires].

A : Et son reportage, au final ? Tu l’as lu ?

S: Je l’ai lu, oui. Bon, l’article était tout petit. En ce qui concerne Chiens de Paille, il y avait juste quelques lignes autour du refrain de ‘L’encre de nos plumes’.

A : Avec un commentaire ?

S: Oui. En gros, il disait que nous n’étions pas là pour choquer. Que nous étions seulement un miroir de ce qui était vu et vécu.

« Le manque de réaction me sidère. »

A : L’histoire de cet article me conduit à te poser la question de l’information. Comment t’informes-tu aujourd’hui ? Quelles sont les sources d’infos qui te semblent fiables ?

S: Et voilà… Il est là, le problème. Je n’arrive plus à regarder les infos sans douter. A la rigueur, j’ai tendance à faire confiance à une émission comme Arrêts sur images, qui essaie de confronter les points de vue. Mais après… J’ai eu la chance de rencontrer Ahmed Hamidi, un des auteurs des Guignols de l’info. Nous nous sommes vu deux, trois fois, et il m’explique à quel point les conséquences sont lourdes, pour eux. Ils savent qu’ils sont sur écoute. L’affaire Bruno Gaccio, qui a filtré l’année dernière, ce n’est qu’un épisode parmi d’autres. Leur émission, c’est l’un des derniers espaces de liberté. Alors forcément, quand je l’écoute, ça me conforte dans mes doutes.

A : Et la presse écrite ?

S: C’est la même chose. Là aussi, tu doutes, parce que quels que soient les titres, il y a à boire et à manger. A chaque nouvelle affaire, tu ne peux pas t’empêcher de te poser la question : « Qui a intérêt à véhiculer cette info-là ?« … Du coup, tu lis beaucoup de choses différentes, des bouquins d’histoire, pour essayer de comprendre par toi-même… En fait, tout ça me terrifie.

A : Cet état des lieux ?

S: Oui, et aussi le manque de réaction des gens. Le manque de réaction me sidère. J’aimerais vraiment trouver un Michael Moore français, pour secouer tout ça.

A : N’est-ce pas précisément le rôle du rap que d’essayer d’agiter les consciences ?

S: Au jour d’aujourd’hui, le rap n’est plus le vecteur d’idées qu’il a été. Le rap conscient a vécu. Les jeunes veulent du rap non-conscient [Sourire]. Des groupes ou des chanteurs comme Public Enemy, Ice Cube, Professor Griff, Young MC, Third Bass, Nas, X-Clan, tous ces rappeurs américains ou, en France, des mecs comme Oxmo, Akh ou Kool Shen, ce sont des gens qui m’ont donné envie de rentrer dans une bibliothèque, à un moment donné. Aujourd’hui, dès lors que tu essaies de faire des choses un tant soit peu sensées, tu te heurtes à un relais zéro. Le discours des diffuseurs, c’est quoi ? « Promotionnons ce qui ne fait pas réfléchir, promotionnons ce qui ne dérange pas. » En rap français, actuellement, tu as tout un tas de mecs avec un discours intéressant, construit, cohérent, mais ils ne sont pas relayés. Un type comme Médine, par exemple, mériterait d’être entendu par plus de monde. Mais, en dépit ou à cause de ça, justement, il ne passera pas en radio.

A : Comment composes-tu avec cette évolution, dans ton quotidien ?

S: Qu’est-ce que je peux faire, à mon niveau ? Pour moi, la parole reste une arme considérable. A côté de ça, toujours s’efforcer de garder l’œil alerte, d’être sur le qui-vive, de douter. Et si en plus je parviens à maintenir quelques uns de mes proches dans ce même état d’éveil, je me dis que c’est déjà ça.

A : Nourris-tu l’espoir de faire changer quelques personnes ?

S: Je dirais que c’est un peu différent… Tu sais, il y a quelques temps, j’ai vu un reportage dans Le vrai journal de Canal +. Il était consacré à la réémergence du mouvement skin dans l’Est et le Sud de la France. Il y en aurait environ 3500… Le reportage parlait d’un prof d’histoire qui a confisqué des K7 que ses élèves se faisaient passer. Ces K7 contenaient des parodies « skin » de chansons françaises. Par exemple, tu avais ‘La ballade des gens heureux’, de Gérard Lenormand. Sur les K7, ça devenait : « C‘est la ratonnade, la ratonnade des sales rebeuhs« … Ce qui m’a frappé dans ce reportage, c’est le discours du prof d’histoire. Il disait que, s’agissant des skins purs et durs, il avait renoncé à les faire changer. En revanche, il voulait continuer à travailler sur ceux qui ne sont pas encore changés. Pour eux, cela valait la peine de se battre… J’ai trouvé son approche désarmante, mais intéressante.

A : Tu parlais tout à l’heure de retour à l’ordre moral, de pensée unique. Te sens-tu plus bridé qu’auparavant, lorsque tu écris tes morceaux ?

S: Non. Mais je sais par contre que cette attitude me maintiendra dans mon état actuel de M.C. de seconde zone, industriellement parlant.

A : M.C. de seconde zone ?

S: Oui, et chaque jour qui passe me conforte dans cette analyse. Regarde la presse Hip-Hop. Les journalistes Hip-Hop disent eux-mêmes qu’ils sont devenus des passeurs d’infos, pas des donneurs d’avis. Aujourd’hui, la seule parole qui est véhiculée, c’est celle de celui qui pèse lourd. Les journalistes disent eux-mêmes qu’ils ne sont plus que des vecteurs…

A : Tu y tiens, à ce mot…

S: Oui… Leur discours est maintenant clair : mettre une mauvaise note à un disque, pour eux, ça dessert autant l’artiste que le magazine. La priorité va à celui qui vend beaucoup, point barre. Regarde, en 2005, je crois que la presse Hip-Hop est passée en France de quinze à huit titres. Du coup, les journalistes Hip-Hop, qu’est-ce qu’ils te disent ? Ils te disent : « T’as vu le contexte ? Je ne peux pas me permettre de mettre en Une un type moyennement voire pas du tout connu. » C’est d’autant plus terrible que leur rôle devrait aussi être de permettre aux gens de connaître le travail d’artistes vers qui ils n’iraient pas forcément, de prime abord.

A : Comment faire pour se faire connaître, alors ?

S: Bon, les grosses radios, c’est clair à présent, il n’est plus question d’espérer y voir tourner un morceau conscient. Le dernier espace de liberté, c’est Internet. Mais à ce moment-là, tu dois admettre le fait que tu n’en vivras pas. Du coup, que te reste-t-il ? Il te reste les concerts. Cette année, nous préparons une grosse tournée dans toute l’Europe, avec toute La Cosca. Parcourir le terrain, encore et encore, le couteau entre les dents, comme il y a dix ans.

A : C’est comme cela que fonctionnent beaucoup d’artistes africains, pour faire face au marché des K7 piratées…

S: Oui, à un moment tu comprends que tu n’as pas d’autre choix. C’est vraiment le b.a.-ba aujourd’hui si tu veux espérer vivre de ta passion.

A : Tu peux en dire un peu plus sur la tournée qui arrive ?

S: Oui, donc ce sera avec toute La Cosca, c’est-à-dire IAM, les Psy 4 de la Rime, Bouga, Veust, Saïd, l’Algerino et nous. Il est prévu que nous allions jouer en Suisse, en Espagne, à La Réunion, et il y a plusieurs dates qui sont en train de se monter. Nous allons aussi tourner en France, là bientôt nous devons aller à Metz, c’est important, parce que c’est la base de notre public.

A : Oui, et puis j’imagine que ce rapport direct avec le public ne peut qu’être positif pour vous, en matière de retours, tout ça…

S: Oui, et ça fonctionne dans les deux sens. Cet automne, par exemple, nous sommes allés jouer avec les Psy 4 dans une ville qui s’appelle Oléron, dans les Pyrénées. Putain, les gars, c’était la première fois qu’un concert était organisé dans leur ville ! Avant nous, personne n’était jamais venu jouer chez eux ! A la limite, ils s’en foutaient que ce soit du rap ou autre chose. A la fin du concert, il y a plein de gens qui sont venus nous dire : « Merci d’être venus chez nous. » Putain, nous sommes en 2006, et jamais je n’aurais pensé entendre ça en France. J’avais l’impression d’être dans un autre pays.

A : La France est grande…

S: Oui, et t’as comme ça plein d’occasions de t’en rendre compte. Il y a quelques mois, je lisais sur Internet quelques retours sur Tribute. J’avais été frappé par la réaction d’un gars, je crois qu’il venait de la région de Saint-Étienne. Il était vraiment content du fait que le disque soit sorti chez les marchands de journaux. Il expliquait que, là où il vivait, il n’y avait pas de supermarchés, et qu’il était obligé de se taper quarante kilomètres, à chaque fois qu’il voulait s’acheter un disque. Le fait qu’il ait pu trouver Tribute chez son marchand de journaux, il avait l’impression d’avoir un accès direct à la musique, pour la première fois… C’est là que tu comprends pourquoi il y a des mecs qui téléchargent. Attends, si tu dois choisir entre prendre ta voiture et te taper quarante bornes aller, quarante bornes retour, pour te procurer un album, ou bien le télécharger en quelques minutes, sans bouger de chez toi, le choix est vite fait. C’est pour ça que je pense que le débat sur le téléchargement est un faux débat. Quand tu entends des histoires comme celle-ci, tu te rends compte que le combat est bien plus important, en réalité. Ce qui importe aujourd’hui, c’est d’amener la culture aux gens. Et puis quand tu vois le succès d’IAM ou de Diam’s, tu te dis que le marché n’est pas mort.

A : Pourtant, les disques continuent aussi à sortir via les réseaux de distribution traditionnels…

S: Oui, mais dans quelles conditions, et avec quelles perspectives ? Aujourd’hui, il faut sortir un double album, minimum. Avec une pochette soignée, de jolies photos, les paroles dans le livret, tout ça. Il faut toujours en donner plus. Donner, beaucoup, beaucoup…

A : Sinon, t’es téléchargé…

S: Direct. D’ailleurs, je me rends compte de plus en plus de l’émergence d’une « génération téléchargement ». Le rapport que les ados de 14-15 ans ont aujourd’hui à la musique est très différent de celui que nous avions, nous, au même âge. Je me rappelle, gamin, tu allais au magasin, tu farfouillais, tu prenais ton disque. Ensuite, de retour chez toi, tu l’écoutais, et en même temps, t’en profitais pour dépiauter le livret. Tu découvrais que tel morceau d’Ice Cube contenait un sample de, au hasard par exemple, Herbie Hancock. Du coup, la fois d’après, quand tu retournais au magasin, tu cherchais l’album d’Herbie Hancock qui contenait ce morceau-là. Et si cet album-là te plaisait, tu commençais à vouloir en savoir plus du côté d’Herbie Hancock, et ainsi de suite… Aujourd’hui, c’est « hop, un click« , et si le morceau ne me plaît pas, je clique sur un autre. Il y a un rapport déshumanisé à la musique. C’est pour ça que je dis que le débat sur le téléchargement est un faux débat.

« A notre niveau, les concerts, c’est tout ce qu’il nous reste. »

A : Nous approchons de la fin de cet entretien. Il y a été question de beaucoup de choses. Je ne sais pas ce que tu en penses, mais il y une chose qui me frappe beaucoup dans les discussions, les débats, les éditos ou les articles que je peux entendre ou lire ici ou là, c’est cette difficulté qu’ont les États à penser plus loin qu’eux-mêmes. Quand j’entends par exemple tel responsable politique déclarer qu’il faut fermer les frontières pour arrêter les flux migratoires, je suis surpris de n’entendre personne l’interroger sur le pourquoi de ces flux migratoires. Ne penses-tu pas qu’il est temps pour la France de penser à autre chose qu’à elle-même, et de se mettre enfin à penser Monde, dans tout ce que cela implique de complexité et de « théorie des vases communicants » ?

S: Clairement. Et c’est pareil à l’échelle du rap. Depuis le début, la France est persuadée d’être le n°2 du rap dans le monde, derrière les États-Unis. C’est faux. Si tu vas en Tchéquie, en Espagne, tu vois qu’il y a dans ces pays une vraie solidarité, une vraie entraide entre tous les acteurs de la scène Hip-Hop. En Espagne, les mecs se filent les plans pour les concerts, les contacts pour les radios, tout ça. Là, tu retrouves le vrai esprit Hip-Hop des débuts : « Peace, love, unity and having fun. » En France, dès lors que tu veux manger ta part du gâteau, eh bien les autres tu leur marches dessus. Nous sommes bien loin de l’esprit d’origine, nous en sommes bien loin…

A : Quelle est la parade, selon toi ?

S: Eh bien, comme tu disais, il faut penser Europe, il faut penser monde. Ceux comme nous qui aiment vraiment le Hip-Hop, c’est vers l’extérieur qu’il faut se tourner. Il faut aller à Moscou, par exemple, et voir l’envie, la passion des gars, là-bas : c’est flippant !

A : Mais entre penser monde et penser mondialisation, où se situe la frontière ?

S: Écoute, il y a quelques temps j’ai assisté à un débat, à Toulon, à propos des médias et des artistes locaux. Un des intervenants expliquait qu’aujourd’hui, pour les médias qui couvrent le rap, la dance, en gros les musiques de jeunes, le public auxquels ils s’adressent désormais, ce sont les enfants de 10 ans. Et tu sais pourquoi ? Parce que des études ont révélé que dans tout le bassin méditerranéen, les mômes de 10 ans représentent aujourd’hui un marché de 130 millions de personnes.

A : Et donc, potentiellement…

S: … Les consommateurs de demain, voilà. C’est à eux que ces médias-là s’adressent, parce qu’ils ont compris qu’ils sont le pouvoir d’achat de demain. Ça a au moins le mérite d’être clair… Mais pour nous ? Qu’est-ce que nous devenons, là-dedans, du haut de nos trente piges ? A notre âge, si tu les écoutes, tu n’es même plus sur la touche, t’es aux vestiaires et tu coupes les oranges !

A : Ceux qui pensent monde ne sont donc peut-être pas les bonnes personnes, au final ?

S: Exactement. Eux pensent monde, mais dans le sens globalisation. Dans l’idéal, pour moi, quelqu’un qui pense monde, c’est dans le sens d’essayer de réunir des idées minoritaires, pour que celles-ci deviennent la majorité. Ces personnes, au contraire, entendent réunir des idées qui sont déjà majoritaires, pour consolider voire augmenter cette majorité. La machine est en route… Bon, il va sans dire que je suis parti avant la fin de ce débat.

A : Du coup, quelle est l’alternative ?

S: Des alternatives, il y en a plein. Il y a plein d’alternatives à ce qui va à l’encontre du bon sens. J’ai eu une fois une discussion avec une artiste de New soul française. Elle me disait que son plus grand fantasme, ce serait d’aller dans une boîte de nuit en Italie, et d’y brûler tous les disques de dance italienne [Rires]… Ça m’a plu [Sourire].

A : Et pour vous, La Cosca, comment ça se passe ?

S: Même pour nous, ce n’est pas simple… Pourtant, La Cosca, c’est IAM, ce sont les Psy 4 de la Rime… Ça fait un paquet de disques d’or, quand même ! C’est une chance d’être dans cette structure. Quand Tribute est sorti, certains journalistes ont eu la franchise de nous avouer que si ce n’avait pas été un groupe estampillé La Cosca, ils n’auraient même pas ouvert le CD… C’est pour ça que nous faisons un maximum de concerts. Au jour d’aujourd’hui, s’il faut jouer dans un camping, on y va ! Il faut savoir ce que tu veux : aller au bout de ta passion, ou attendre que les choses aillent mieux. Nous, nous voulons aller au bout.

A : « Et si c’est le prix alors ainsi soit-il… »

S: Voilà. A notre niveau, les concerts, c’est tout ce qu’il nous reste. Dès lors que tu sors un projet, tu ne cesses de t’entendre répéter qu’il faut le rentabiliser, ne serait-ce pour espérer pouvoir en sortir un autre plus tard. Tu tournes un clip ? Tu n’es même pas sûr qu’il passe. Tu vois, le clip de ‘L’encre de nos plumes’, eh bien s’il n’y avait pas eu la directrice de la programmation sur MTV – je ne la remercierai jamais assez – pour faire des pieds et des mains pour que le clip soit joué, il ne serait sans doute jamais passé. Aujourd’hui, quand tu démarches pour diffuser un clip, qu’est-ce que tu t’entends répondre ? « OK, il est bon, mais pour que je puisse le passer, il faut que le morceau soit en rotation sur une radio. » Du coup, tu vas à la radio, et là, qu’est-ce que tu entends : « OK, le morceau est bon, mais pour pouvoir le passer, il faut qu’il y ait un clip en rotation. » C’est absurde.

A : Quelle est la clé ? Il y a bien une clé ?

S: La clé, c’est toujours la même, c’est l’achat d’espaces publicitaires. Il arrive cependant parfois qu’un morceau marche alors qu’une radio avait refusé de le diffuser. Dans ces cas-là, la radio est embêtée de ne pas avoir anticipé cette réaction du public.

A : Comment en sommes-nous arrivés là ?

S: Je crois que nous n’avons pas su nous fédérer au moment où nous pouvions le faire, c’est-à-dire en 1998, à l’époque où il suffisait de péter dans un micro pour devenir disque d’or.

A : Restent les concerts, donc…

S: Oui, encore que les concerts de rap ont toujours cette image de partir en couilles. Tu as vu ce que la R.A.T.P. a fait avec les affiches du concert de Public Enemy, sous prétexte qu’un tel concert en pleine période d’émeutes, ça faisait beaucoup… Reste qu’humainement, les concerts, ça demeure aussi l’endroit où nous avons un retour direct avec le public. Et ça, c’est le top.

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