Rocé, Histoires partagées
Interview

Rocé, Histoires partagées

Pour son retour artistique, Rocé a fouillé le passé à la recherche de pépites musicales et politiques. Rencontre autour de sa compilation Par les damné-e-s de la terre, fruit d’un questionnement personnel de longue date.

Photographie : Brice Bossavie

C’est à la suite d’une découverte que le rappeur Rocé a entamé une folle décennie de recherches dans des archives internationales. La découverte est d’abord musicale, celle de nouvelles sonorités, plus ou moins lointaines, dont l’esthétisme n’est pas totalement étranger à l’oreille : la langue est française, les instruments sont familiers, tout comme le groove et la rythmique de ces années 1970. Elle est ensuite politique, les luttes évoquées par ces artistes sont graves et importantes et reflètent les situations d’un peuple à une période donnée. Des paroles engagées clamées en cadence, comme un air de « rap avant le rap ». Vient alors une prise de conscience face au nombre important de ces productions artistiques francophones, réalisées par des artistes d’anciennes colonies et parfois même produites en France. Pourquoi ne nous sont-elles pas parvenues ? Et que révèlent-elles des rapports de force dans l’industrie musicale internationale de l’époque ? Engagé dans sa lancée, Rocé a écouté, trié, choisi et compilé vingt-quatre morceaux dans son projet Par les damné-e-s de la terre pour les replacer au cœur de la mémoire musicale francophone.


A : C’est l’aboutissement de combien d’années de travail ?

R : C’est à peu près un peu plus d’une dizaine d’années, c’était en 2004, je connais la date parce que c’est la date d’une émission de radio sur Fréquence Paris Plurielles sur laquelle j’avais déjà invité Alfred Panou à l’époque. Un pote qui est disquaire me fait découvrir Alfred Panou et Colette Magny, et avec lui on se dit qu’il y a peut-être un truc à faire si on trouve d’autres morceaux similaires, des morceaux qui sont pour moi un peu le « rap avant le rap », la musique des déracinés, des « damné.e.s de la terre ».

A : Ton projet consiste à compiler des morceaux de luttes, en langue française, d’artistes originaires des anciennes colonies et d’ouvriers, ceux de « la race qu’on opprime » si on reprend Aimé Césaire.

R : Ouais c’est ça, exactement. Ceux qui n’ont pas d’histoire, dont l’histoire n’est pas dite, pas visible, ceux qui sont invisibilisés. L’idée était donc qu’ils se racontent eux-mêmes plutôt qu’ils soient racontés par d’autres, par l’histoire des vainqueurs. Que ce soit fait « pour eux, par eux », comme on dirait aujourd’hui dans le rap.

La langue comme héritage

A : Le choix de te focaliser sur des productions en langue française était présent dès le début ou est-ce venu plus tard ?

R : Se focaliser sur la langue française était là dès le départ parce que je suis parti d’un manque que je ressentais. Alors oui j’écoute du rap et c’est très bien mais le rap ne me suffisait pas à un moment. À 12 ans, j’ai découvert NTM parce qu’ils faisaient leurs freestyles à Radio Nova et j’ai grandi en écoutant du rap français. Mais quand je suis devenu adulte dans le rap français, j’avais besoin d’être bercé par d’autres aînés et je ne les trouvais pas. Je me suis mis à écouter Renaud, Barbara, Serge Regiani, Aznavour, Brassens, et c’est très bien, je suis assez fan de ce qu’ils font et de comment ils gèrent la musique et l’écriture de la langue française. Mais j’avais envie, ce que Renaud a un peu essayé de faire à sa manière, de trouver comment les gens pouvaient se rapprocher du « ter-ter », du « sale », de ce qu’on a aussi dans le rap, du déracinement, de la parole dans l’action, dans l’acte, cette espèce de punchline clamée.

Moi en tant que rappeur, je ne dis pas de gros mots dans mes textes parce que je suis un bon élève de ce que j’ai écouté : NTM, les Little ou Raggasonic. Il n’y avait pas spécialement de gros mots et je n’ai pas trouvé spécialement intéressant d’en mettre. Mais ce n’est pas parce que je suis plus prude que d’autres rappeurs à la base. Du coup quand je fais des interviews pour des médias généralistes, ils vont toujours me parler de Brel, de Ferré ou de Brassens et le problème est là et c’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai voulu faire ce projet. Que veux-tu leur répondre à ça lorsque tu es flatté mais qu’en même temps tu veux ajouter quelqu’un à cette liste mais tu ne trouves pas ? J’avais envie de dire « merci c’est gentil mais où est le déracinement, la migration, la jeunesse en banlieue ? ». C’est tout ce qui me manquait et je me disais que ça pouvait aussi manquer à d’autres personnes. Du coup, quand j’ai compris que ça va avait existé, j’ai voulu aller comprendre où, pourquoi et comment.

A : C’est ce côté activiste que tu voulais avoir ?

R : Pas forcément parce que quand j’écoute un artiste, je ne sais jamais vraiment s’il est activiste. Quand je dis qu’il met de l’action dans son art, c’est quand il parle d’un sujet de son époque, en plein dans l’époque. C’est ce courage-là, parler d’un fait d’un moment en plein dans ce moment-là, c’est faire de la musique dans son temps présent. Ce n’est pas faire de la musique commémorielle d’une époque révolue ou faire seulement des morceaux d’amour ou assez évasifs pour qu’on ne sache pas trop de quoi ça parle, c’est vraiment faire du rentre-dedans sur le moment et dans une époque donnée. C’est prendre le risque de donner son avis.

A : Les morceaux du projet proviennent d’Afrique, d’Asie et des Caraïbes, on peut parler de « tricontinentale ». Est-ce que cette langue française, ce « butin de guerre » comme le disait Kateb Yacine, est ce qui lie aujourd’hui ces différentes zones géographiques ?

R : Oui c’est ça. En réalité, en faisant ce projet, j’étais vraiment parti d’un point de vue musical. C’est la musique et mon envie de trouver du rap qui me parlaient, qui me faisaient faire ce projet. Et petit à petit en le faisant, je me suis rendu compte que je partais sur quelque chose de quand même politisé ; et c’est un projet qui m’a encore plus politisé. J’ai compris qu’effectivement avec ces liens-là entre ces morceaux, on était dans la « tricontinentale », dans le « tiers-mondisme », dans une époque particulière. Mais je ne l’avais pas perçu comme ça en le faisant au départ, seulement qu’il y avait des morceaux qui se créaient sur le contient africain comme en France. Il y a bien sûr aussi les Amériques et les États-Unis si on regarde la musique cajun – j’avais mis des morceaux que j’ai enlevés ensuite parce que ça ne correspondait pas en termes de timing – mais je me suis rendu compte qu’il y avait un truc par rapport à la langue française qui était un héritage, une espèce de dommage collatéral. Sauf que moi à la base, la langue française m’intéressait parce que je faisais du rap français, c’était la seule raison au début avant de devenir un questionnement politique, comme quand Kateb Yacine évoque le « butin de guerre » oui. Effectivement ça peut être ça, un marquage colonial et c’est intéressant de regarder ça et de zoomer dessus. C’est pour ça que j’ai fait mon projet sans donner mon avis ou ma réponse sur « est-ce que c’est bien ou pas que la langue française reste dans ces pays-là ? ». Moi je ne suis pas la Francophonie personnellement, je suis un artiste qui s’intéresse à la musique et à l’esthétique de la musique dans la langue qui nous sert comme outil pour performer.

« Faire du rentre-dedans sur le moment et dans une époque donnée, c’est prendre le risque de donner son avis. »

A : Est-ce que tu as senti que ces artistes utilisaient la langue comme outil de revanche contre l’ancien colonisateur ?

R : Oui il y a un peu de ça mais ce n’est pas si simple en vrai. Il y a ce côté-là de revanche en utilisant la langue et il y a le côté plus complexe qui est « à qui on parle ? ». De manière générale, quand on fait des morceaux critiques, on le fait dans sa langue natale et non dans la langue de l’élite, du colon. On ne critique pas l’élite dans sa langue, sauf si on veut que ça lui parle. Les artistes ne sont pas dupes de ce qu’ils font. Finalement, quand on parle la langue de l’élite, c’est souvent pour des morceaux destinés à l’export, des morceaux de fête, pour faire danser, pour faire des tubes et faire en sorte que le disque se vende. Ça m’est très souvent arrivé de tomber sur des 45 tours de pays d’Afrique où la face A est en français et la face B dans la langue d’origine. Tout simplement parce que la face A est destinée à l’export, avec un morceau qui n’engage à rien, un morceau de fête qui fait danser les gens, qui invite à la joie et au bonheur. C’est même presque une espèce d’exotisme, fait exprès, en mode « vous voulez ça ? On vous donne ça, allez-y achetez le disque ». La face B par contre sera un morceau plus pudique, plus personnel, sur des thèmes plus intimes dans la langue du pays. Quand je voyais tout ça, je voulais trouver ce morceau de la face B mais en français mais je ne savais pas que je partais sur quelque chose de très difficile à trouver. Les morceaux que j’ai mis dans ce projet-là peuvent être considérés des morceaux d’exception, c’est ça aussi dont il faut se rendre compte.

A : On peut transposer les deux problématiques de l’ouvrage Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne de Kaoutar Harchi à ton projet : celles de la francophonie et de la valeur musicale : 1) ce que signifie être un artiste non français qui produit en langue française 2) comment décide-t-on qu’un morceau est qualitatif et peut être inscrit dans un patrimoine culturel. Tu dis d’ailleurs dans ta note d’intention : « ils écrivent une autre histoire de la musique en français ».

R : Sur le titre au départ je mettais « musiques francophones engagées », je ne savais pas encore quel titre choisir, il a eu plein de titres de passage qui étaient des brouillons. Et à un moment, je me suis posé des questions sur le mot « francophones », qu’est-ce que c’était que la « francophonie ». Est-ce que c’est un prolongement soft power du colonialisme ? Une manière un peu de perpétuer une culture dominante dans d’autres pays à travers la langue ? Donc le soft power et le rapport de force qui vont avec. Parce qu’une langue c’est aussi une musique, des livres, un business, de l’industrie. J’ai eu connaissance de ce livre de Kaoutar Harchi Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne et j’ai trouvé que ça visait super juste et qu’il arrivait à point nommé par rapport à mon projet. Même si c’est un livre sur la littérature, je trouve que c’est totalement vrai par rapport à la musique en français aussi, où il y a une espèce de « deux poids deux mesures ». Je pense par exemple à un artiste comme Manno Charlemagne, c’est guitare-voix avec un style qu’on pourrait rapprocher de celui de Brassens, c’est-à-dire une articulation très maîtrisée, mais qui finalement sera classé dans la world alors qu’il pourrait se rapprocher d’autres artistes qui sont sur le territoire de l’Île-de-France. Pourquoi ? Juste parce que sur sa carte d’identité ou sur son visage, on voit qu’il ne vient pas de l’Île-de-France. À partir du moment où il sera classé dans la world, il n’aura pas les privilèges que peut avoir quelqu’un qui est né en France et fait de la musique française. Du coup, on est bien dans une hiérarchisation. Mais ça va plus loin que ça, ça va jusqu’aux critiques, aux prix qu’on gagne, jusqu’à la diffusion et comment on t’objetise, parce que finalement, une musique qui vient d’ailleurs, c’est une musique qui est objetisée. Il y a ceux qui la font et ceux qui peuvent en parler, et ceux qui peuvent en parler sont des gens au centre du pouvoir, en Île-de-France. On est restés dans une matrice un peu coloniale de voir les choses, on a l’impression que ceux qui font cette musique ne peuvent pas être critiques car ils ne savent pas savourer l’art comme les gens qui sont sur le territoire francilien. Je m’en suis vraiment rendu compte à travers ce projet-là avec les artistes que j’ai découverts. Ce n’était pas normal qu’ils ne soient pas plus connus que ça.

Validation étrangère Et centralisation Francilienne

A : Est-ce que cette « objetisation » est simplement une question d’origines ou est-ce que c’est aussi parce que les auditeurs occidentaux n’arrivent pas à appréhender la forme de ces morceaux ?

R : Des fois la forme est la même, c’est ça le pire ! C’est juste que le mec n’a pas la couleur de peau ou l’adresse d’autres personnes alors que la forme est vraiment la même. Cette injustice est d’autant plus flagrante. Il peut y avoir d’autres exemples qui sont différents, comme cette espèce d’attrait aujourd’hui pour la musique du Maghreb, les disques des années 60/70/80 – même si la mode de l’Afrique est là depuis longtemps mais en ce moment ça se voit bien par rapport au Maghreb. Au final, les gens vont reconnaître la qualité d’un morceau à partir du moment où il possède des codes qu’ils connaissent déjà. Ça veut dire qu’un morceau avec des Maghrébins qui jouent avec une Fender Basse va coûter plus cher parce qu’en Occident on voit déjà la sonorité d’une Fender Basse comme un gage de qualité, parce que ça nous rassure, on y reconnaît quelque chose. C’est comme ça que sont biaisés les rapports objectifs ou subjectifs sur la qualité d’un artiste ou d’un morceau.

Je pense à l’artiste Hindi Zahra, artiste de pop qui a grandi en France, d’origine marocaine, et je pense que si elle n’avait pas été d’abord validée par l’Angleterre, elle n’aurait jamais été validée par la France. Parce qu’il y a cette colonisation qui est là et la colonisation c’est aussi une culture du paternalisme et du mépris. Pour monter ce mépris, il faut que cette personne soit validée par une manne supérieure. Quand on est un pays colonial, on considère qu’il y a des personnes qui sont en-dessous mais aussi au-dessus. Et ceux qui sont au-dessus ce sont les Anglais, les Américains ou les Japonais, peu importe. À partir de ce moment-là, elle peut faire partie de ce patrimoine et les Français sont fiers de parler d’elle mais c’est parce qu’elle a d’abord été validée ailleurs.
La même matrice de pensée concernant Rachid Taha, à chaque fois que quelqu’un veut faire un compliment sur lui en France, il cite les artistes de blues anglais avec qui il a collaboré. On a un peu ce truc-là de manière générale avec beaucoup d’artistes africains, s’ils n’avaient pas été validés ils seraient vus comme des sous-artistes. Je pense notamment à Francis Bebey, un artiste qui avait des longueurs d’avance dans énormément de domaines, il était assez doué, il a fait pas mal d’expériences à travers la musique électronique ou de par les instruments qu’il utilisait, et ça a plu aux Japonais et aux Américains, et la France l’a validé par la suite. Mais sinon, il était considéré comme une espèce de sauvage qui s’amusait en faisant des choses pas si intéressantes que ça. MHD ou Aya Nakamura sont validés outre-Atlantique, la France peut commencer à moins écorcher le nom de Aya Nakamura maintenant.

C’est à travers ce prisme qu’on se rend compte du complexe d’infériorité de la France par rapport aux pays anglo-saxons. Dans l’histoire de la musique en France, à partir des Yéyés, de Dick Rivers à Johnny Hallyday – bon il est Belge je le sais et je le dis avant qu’on fasse la remarque [rires]. On voit déjà le changement de nom et cette espèce d’inspiration par les États-Unis, ce soft power, encore une fois. Je me rends compte que la génération des années 60 a eu encore plus ce complexe d’infériorité par rapport aux pays anglo-saxons que le rap. Nous les rappeurs avons réussi à adapter la langue française à ce qu’on est, à lui donner un accent, un argot, on l’a apprivoisée et est clairement devenue nôtre. Alors que la pop, le rock ou l’électro, tu as l’impression qu’ils n’ont toujours assumé qu’à moitié. C’est eux qui sont aux manettes et ne valident un artiste que s’il a été validé, ils ne savent jamais quand donner la validation. En vrai tu te rends compte qu’ils sont perdus.

Je me souviens, j’avais donné une interview croisée avec JP Manova  – je ne me rappelle plus du média, mais c’était vers 2013 – dans laquelle je parlais du fait que pendant que les rappeurs français s’inspirent des rappeurs américains, les rappeurs américains s’inspirent de l’Afrique et des Caraïbes. Il n’y avait pas encore MHD à l’époque, ni ce phénomène si flagrant autour de Davido et Wizkid, même si ça existait déjà. Ça me donne raison par rapport à ce que je disais, c’est dommage parce que l’Afrique et les Caraïbes c’est là, c’est l’inspiration des Américains mais ça l’est depuis les années 60 en fait. Quand les free jazz man se convertissent à l’islam et essaient de retrouver leurs sonorités africaines par exemple. Putain l’Afrique on l’a, c’est de l’autre côté de la mer et on va s’inspirer d’un truc lointain alors qu’au final on s’exporterait mille fois mieux si on s’assumait !
Ce projet-là est aussi une manière de boucler la boucle. Quand tu as Alfred Panou qui fait un featuring avec l’Art ensemble of Chicago en 1970, musiciens qui s’inspirent de l’Afrique dans leur musique et qu’Alfred Panou vient du Bénin, ils se retrouvent d’une certaine manière. Quand je fais un projet comme celui-là, il parle aux États-Unis en réalité. Ils avaient les Last Poets et je pense qu’ils auraient kiffé entendre un truc comme ça.

A : Quand tu parles d’Hindi Zahra, ça me fait penser à Baloji, artiste validé à l’international depuis son premier album, il faisait des concerts partout dans le monde, et c’est vrai que Londres a très bien accueilli son dernier album en date, sans même qu’il ne chante en anglais, mais il n’est toujours pas reconnu comme il faut en France.

R : C’est ça, c’est la limite d’une culture pleine de complexes d’infériorité. À partir du moment où elle se limite, elle te limitera, elle se trouve déjà en dessous donc elle te mettra encore plus en dessous d’elle. Et à l’étranger tu es libre. Ce pays, tu habites sa langue mais il te méprise, il kiffe le « franglais ». C’est le même problème avec Baloji et c’est super intéressant car il assume qui il est, il maîtrise son art et le sublime. On est entre l’art contemporain, la musique et plein d’autres choses et c’est tout ça que la France rate au final. Les artistes deviennent internationaux, tout le monde le voit sauf la France, même si on dira aussi que Baloji est belge [rires].

A : Et la France est embêtée car elle ne sait pas où classer ces artistes dans les bacs.

R : Exactement. J’ai eu ce souci avec mon projet parce qu’il fallait qu’il rentre dans une case et les distributeurs m’ont demandé dans laquelle, et j’étais embêté, mais j’ai dit « vous savez quoi, mettez-ça dans la world ». Et quand tu regardes bien, le label qui est très fort sur ce genre de projet c’est Strut Records, un label anglais. Je trouve que les Anglais ont cette capacité à savoir emmagasiner ce genre de projets parce qu’ils ont une culture comme ça. Ils ont toujours été forts dans « les cultures de niche », je déteste ce mot mais c’est ça et il veut dire beaucoup. C’est un mot de mépris déjà, « culture de niche » c’est quoi ? C’est de la musique de chiens ? Mais en Angleterre ils ont toujours eu plein de styles de musique différents sans avoir peur de se dire que ce n’est pas parce qu’il ne va concerner que les 18-24 ans qu’il n’existera pas. En France, on est encore à « Plus belle la vie », les 7-77 ans, et dès que tu veux faire un projet qui va concerner une seule catégorie, ils n’en voudront pas. Je l’ai vu avec mon projet, quand j’en parlais autour de moi, les gens me disaient « ah ouais ça ne va toucher que certaines personnes », alors que ce n’est même pas vrai. La différence avec l’Angleterre c’est qu’eux ont Notting Hill, ils ont des communautés organisées qui existent en tant que telles et jamais ils ne vont faire un projet comme ça en parlant sur la tête des autres. Ils ne font pas un projet « sur les Jamaïcains » mais « avec les Jamaïcains ». Quand on veut faire un projet, on appelle les gens qui travaillent déjà sur ça depuis des années, on leur demande comment travailler avec eux, on épouse leur projet, alors qu’en France on en est encore au stade colonial, on va faire un projet « sur ». Mais putain le mec vit avec toi, il respire ton air et tu vas faire un projet sur lui ! On en est encore là.

« Les Anglais ne font pas un projet « sur les Jamaïcains » mais « avec les Jamaïcains ». En France on en est encore au stade de faire un projet « sur », mais pas « avec. » »

A : On a évoqué plusieurs artistes belges et il est vrai que lorsqu’on pense au complexe de la langue, à cette infériorité, on pense au « rap francophone » d’aujourd’hui. Les scènes belge, suisse ou québécoise trouvent de plus en plus leur place en France.

R : Je suis bien content de la décentralisation de tout ça parce que moi ce que je peux kiffer chez Renaud ou Édith Piaf, c’est la fin des phrases, c’est leur accent, comment ils habillent la langue. Une langue a toujours un accent, c’est que dans les livres qu’elle n’en a pas. Tout ça crée plein de complexités et c’est vrai que le rap français du début c’était un rap d’Île-de-France, de gens un peu hype, Assassin, NTM, c’était la hype en vrai. Des Parisiens qui avaient cette chance d’être entre la France et les États-Unis. Que le rap se « provincialise », qu’il englobe plusieurs pays, ça rend tout complexe. Que ça aille de Hamé de La Rumeur à Orelsan, c’est ça qui est intéressant. On n’arrive plus à définir une gueule au rap et ça rend flagrant les hiérarchies je trouve.

A : Est-ce que cette centralisation parisienne existait déjà au temps des morceaux que tu as compilés ? On évoquait une hiérarchisation des musiques à cause d’un problème de diffusion mais certains morceaux ont été enregistrés à Paris.

R : Oui, des morceaux ont été enregistrés à Paris, je pense aux deux morceaux du Maghreb, ceux de Slimane Azem et de Salah Sadaoui. Eux vivaient à Paris, à Barbès, ils avaient leurs réseaux, leurs productions. Salah Sadaoui était le directeur artistique des Scopitone, il s’occupait déjà de pas mal de choses, il était dans le business en réalité, dans la production. Il y avait aussi François Tusques et le collectif Le Temps des cerises qui étaient à Paris. C’est vrai que c’est plus facile quand tu es au centre, à cette époque encore plus. Ce que j’ai mis dans le projet ne représente pas le business d’une époque car c’était déjà des gens qui étaient en marge. Par exemple, le label Saravah était, je ne sais pas si engagé est le mot, mais je dirais curieux. Pierre Barouh, le fondateur, était quelqu’un de super curieux pour aller chercher ceux qu’il a ramenés : Brigitte Fontaine, Arezki, Jacques Higelin, et c’est lui qui a ramené le Gabonais Pierre Akendengue que j’ai mis dans le projet ou le Béninois Alfred Panou. Mais on était sur des choses en marge et ce n’est pas pour rien que ça ne venait pas de labels plus mainstream.

A : Le rayonnement de ces morceaux était donc restreint ?

R : Oui il était restreint mais ça dépend. Par exemple, Slimane Azem, c’est très communautaire dans le sens où il est connu dans la communauté kabyle en France, normalement les gens voient qui c’est. C’est pareil pour Eugène Mona, les Martiniquais voient qui c’est. Après on est sur des communautés toutes mises ensemble dans un projet avec des morceaux qui sont des raretés. Si j’avais eu un morceau dans les mains de Johnny Hallyday qui était super engagé, il n’y a pas de souci, je l’aurais mis. Je ne cherche pas le truc parce qu’il est rare ou à découvrir mais parce qu’il fallait que ça corresponde à un concept. Le morceau le plus connu du projet est probablement celui de Colette Magny, « La Pieuvre », c’est peut-être la « Eugène Mona française » ou la « Slimane Azem française ». On est dans un truc de récupération comme il peut y avoir dans le rap. Colette Magny est blanche, avait une bête de voix, chantait le jazz, du coup les médias et les maisons de disques l’appelaient tous la « Ella Fitzgerald blanche ».

A : Encore cette validation anglo-saxonne.

R : C’est ça ! Et elle ça la soulait, elle avait vu cette récupération un peu malsaine et dans un passage télé, elle a dit « de toute façon les maisons de disques je vous emmerde », « vous n’aurez pas ma voix », et c’est à partir de là qu’elle ne voulait plus chanter mais clamer les morceaux. Celui sur le disque est chanté mais beaucoup de ses morceaux ne sont que clamés. Elle allait les clamer dans les usines, donc on voit qu’elle n’avait pas envie de rentrer dans le système. Son histoire porte aussi un engagement.

A : On peut lire dans ta note d’intention : « Rythmes et textes sont vêtus de leur propre ‘’blues’’ dur et sincère. » C’est ce qu’on retrouve sur tous ces morceaux, quelque chose d’esthétique, de léger parfois, mais profondément engagé. Est-ce que c’est cette dualité qui peut être difficile à appréhender par des auditeurs occidentaux ?

R : Oui je pense. Je ne sais pas si c’est difficile à appréhender mais c’est difficile de faire comme si on ne se sentait pas concerné ou qu’on ne voyait pas l’art de cette manière-là. Ça se perçoit dans le rap, pourquoi il y a autant d’auditeurs de rap ? C’est parce qu’on ressent la corde sensible d’un rappeur qui va faire beaucoup d’humour dans ses textes et cet humour-là tient à une tristesse et une nostalgie. On y est sensibles, nous auditeurs de rap, parce qu’on comprend ça. Et les auditeurs de rap, il y en a énormément, c’est la musique qui marche le mieux. On n’est même pas sur un truc de niche dans lequel des gens vont avoir du mal à comprendre. Je pense qu’en réalité l’époque est restée bloquée sur des préjugés sur ce que l’auditeur est prêt ou pas à entendre. Et cette magie que je ressens dans le rap, je l’ai aussi ressentie dans cette musique-là de ces artistes qui sont nos aînés, qui ont vécu des galères similaires, des fins de mois compliquées, de déracinement, d’immigration, de questionnements d’identité, de nostalgie du pays, etc. C’est ce qui traverse leur musique et ça ne me parle pas juste parce que ce sont des gens qui sont activistes dans leur vie, mais parce que leur vie de tous les jours est ressentie dans la musique qu’ils font, comme dans le rap. Et c’est ce que je voulais retrouver.

Convergence des luttes  Et des genres musicaux

A : Justement, tu voulais que ce projet parle aux auditeurs de rap, tu dis dans ta note d’intention « creuser au-delà du rap, fouiller les artistes de la langue française qui véhiculent la poésie de l’urgence, la poésie à fleur de peau, engagée malgré elle parce que le contexte ne lui donne pas le choix. »

R : C’est ça ! Ce qu’on apprécie dans le rap, ce n’est pas un engagement au premier degré « je vais vous lire les Droits de l’Homme », l’engagement est déjà dans le fait de faire du rap, il est dans cette posture qui est intéressante de base. Je pense qu’il ne faut rien attendre d’autre, ou on est sensible, ou on n’est pas sensible à ce que fera l’artiste. Moi l’engagement je le vois partout et je n’attends pas d’un rappeur qu’il soit engagé au premier degré parce que mes tripes et mon cœur ne valident pas seulement ce genre de choses, tout simplement. On peut voir l’engagement chez un humoriste qui peut être engagé en réalité, de par les mots utilisés, qui disent plus de choses que le message qu’on va essayer d’y voir derrière.

A : On peut prendre l’exemple d’Aya Nakamura qui a sorti son projet le même jour que toi. Juste le fait d’être une femme noire, qui s’assume, qui parle d’amour, qui est en position de force dans ses morceaux, est une forme d’engagement. On peut ajouter le choix des expressions, le rapport à l’Afrique, les instruments, les collaborations, etc.

R : C’est ça, c’est une sociologie super intéressante. Dans mon projet par exemple, il y a un morceau intitulé « Les Vautours » d’Abdoulaye Cissé, c’est un morceau très doux, je l’ai mis en dernier parce qu’il fait du bien à ce projet qui est un peu dur, il ramène du soleil, mais il est très engagé, il ramène énormément de choses. Abdoulaye n’a pas besoin de le dire, il fait son morceau sans avoir besoin de raconter l’engagement que ça porte parce que ça le porte de toute façon. Et c’est aussi ça qui est fort avec certains artistes. Si j’apprécie beaucoup les rappeurs d’aujourd’hui c’est parce que je viens d’une époque où quand on rappait, on faisait une dissertation, on expliquait ce qu’on disait : « je voulais dire un truc donc je vais t’expliquer ce que je vais dire, et après je vais le dire et à la fin je te fais la conclusion », je viens de cette école. Aujourd’hui les rappeurs mettent des mots les uns après les autres et ça fait une œuvre, et je trouve ça chanmé parce que quand tu écoutes, ça te permet à toi aussi de te transposer dans l’œuvre et ça lui donne plein de dimensions en fonction de ton humeur et de ce que tu as dans ta cervelle. Quand j’ai fait ce projet, je ne cherchais pas spécialement le morceau super terre-à-terre, linéaire, qui va parler d’une cause en particulier, mais juste des morceaux. Il y a par exemple le morceau « Il est des nuits » de Léon Gontran-Damas, on y comprend ce qu’on a envie d’y comprendre mais pour moi c’était intéressant de le mettre parce que c’est Damas et parce qu’il avait une certaine posture.

« L’engagement est déjà dans le fait de faire du rap »

A : À quoi peut se raccrocher un auditeur de rap pour rentrer dans ce « rap avant le rap » ?

R : Je pense qu’il faut quand même une sensibilité bien particulière, ce ne sont pas des titres qui passeront sur des radios hip-hop. Ce projet va toucher des gens et ce qui compte c’est de savoir que ça existe. Un exemple que je sors parce que je l’ai trouvé il n’y a pas longtemps et que je l’aime bien [sourire] : Quand tu es petit tu veux manger des friandises, tu sais qu’il y a du riz et que ça existe mais toi tu ne veux que des friandises, c’est normal tu es petit. Moi je ne suis pas là pour faire des choses contre-nature, je ne vais pas proposer à des petits du riz alors qu’ils veulent des friandises. Mais ce qui compte c’est qu’ils sachent que le riz existe. On est dans une industrie qui à partir du moment où elle a l’impression que le riz ne fonctionne pas, veut le retirer. Mais il faut montrer que ça existe, c’est peut-être vers ça que les enfants iront plus tard ou non. Ces choses qui existent ont des histoires intéressantes et lourdes de sens et moi ça me parle parce que d’abord ça me fait kiffer personnellement et je pense que les diggers, les gens qui kiffent d’autres musiques et qui ont envie de comprendre certains sens vont kiffer ce projet.

Quand j’écoute ce genre de morceaux, ça me permet d’appréhender l’esthétique comme je peux appréhender le rap. Il y un morceau que je trouve intéressant là-dessus c’est le celui de Joby Bernabé, « La logique du pourrissement ». Quand il rentre dans le son, de sa voix, de son flow, j’appréhende ça comme un rappeur. On retrouve ce grain du rap et on a besoin de ça, de cette cadence. C’est ce que je ressentais quand j’étais jeune et que j’écoutais un maxi de Rakim ou de Nas, c’était le morceau, l’instru et l’a cappella. Et moi je peux écouter que l’a cappella parce qu’il y a une cadence. C’est ce que je recherchais dans un projet comme ça, de la langue, du mot, mais tout ça avec de la cadence.

A : Le sous-titre du projet mentionnent 1969-1988, dates des morceaux que tu as sélectionnés. Des années 1970 très élargies sur lesquelles tu voulais te focaliser musicalement sachant que tu as été inspiré par la soul, la funk ou le free jazz.

R : Ce sont des années qui me parlent en tant que rappeur et digger oui. Mon parcours est plutôt simple, je fais du rap, dans le rap il y a des samples, mon frère est DJ, il commence à pécho de plus en plus de disques pour sampler et moi je m’engouffre dedans. D’abord dans la funk puis la soul avant de devenir un peu plus atypique en allant vers le jazz et le free jazz. Du coup, forcément il y a ce grain qui me parle toujours et qui parle généralement aux gens de ma génération parce que c’est le grain de Wu-Tang, de Jay-Z, de Nas, le grain de la funk et de la soul parce qu’il y a beaucoup de samples. Même si je kiffe aussi ce qui se fait aujourd’hui dans le rap actuel et qui n’a plus ce grain-là, mais c’est ce qui m’a matrixé et ce que je cherchais dans ce projet-là. Je savais que c’était ça qui était la base d’une époque et je me suis dit qu’un truc avec une grosse ligne de basse, une grosse batterie et un mec qui vient raconter sa journée là-dessus, moi ça me suffit.

A : Tu as évoqué les Last Poets, groupé fondé en 1968, considérés comme pionniers du hip-hop, qui déclamaient sur des percussions africaines. On peut dire que c’est un peu la jonction entre ce qu’il y a dans ton projet et le hip-hop car on est encore à l’époque des indépendances et des révolutions tiers-mondistes.

R : De ouf ! Moi je parle des Last Poets dans ma note d’intention mais en réalité je n’ai jamais écouté, j’étais trop jeune, j’ai connu le rap en écoutant Gang Starr, Public Enemy ou KRS One, les Last Poets étaient déjà des vieux de ces rappeurs-là. Je mentirais si je disais que j’ai écouté, je trouvais ça limite chiant, trop adulte, ça me faisait peur mais par contre ça définit la génération des gens que je cherchais et cette espèce de route un peu à part qui n’a pas trop été étudiée, celle des gens qui clamaient des morceaux sur de la musique, ça a toujours existé, il est difficile de le dater. À cette époque-là c’était particulier, le grain était très proche de celui du rap qu’on a écouté depuis longtemps, de la funk, du disco et celui du continent africain que les Américains ont passé leur temps à tenter de retrouver, c’est ce qui a donné leur style. Regarde les Afro-Américains, si ce n’est pas le grain de l’Afrique c’est celui des Antilles.

A : C’est une musique dans laquelle la politique est totalement incrustée, art et lutte sont indissociables. On retrouve d’ailleurs des hommes politiques qui font de la musique sur ton projet : Jean-Marie Tjibaou (grande figure politique kanak et créateur de Mélanésia 2000) et Manno Charlemagne (chanteur, guitariste haïtien, maire de Port-au-Prince).

R : Ce qui est intéressant avec ça c’est que c’est de la vraie propagande, du soft power et les partis politiques l’utilisaient aussi, mais pour les politiques au pouvoir, ça reste inoffensif. On peut dire beaucoup de choses à travers l’art, beaucoup de choses arrivent à passer même si certains meurent pour leur art. Manno Charlemagne s’est fait tiré dessus, il y a des artistes comme le Congolais Franklin Boukaka, que je n’ai pas mis dans mon projet, qui a été assassiné en 1972. Jean-Marie Tjibaou s’est fait tué aussi, il faisait de la politique. Dans l’interlude qui ouvre le projet, il présentait son festival Mélanésia 2000 en disant : « si on ne montre pas qu’on a une culture, on n’existe pas ». Beaucoup de personnes dans ce projet faisaient un disque pour soutenir une grève, pour combattre une fermeture d’usine ou contre une circulaire qui voulait réduire le droit des travailleurs immigrés. Des fois ils sont artistes pour une lutte, le temps d’un disque.

A : Ce projet montre aussi que la musique est un lien pour la convergence des luttes.

R : C’est ça. Ce projet m’a fait comprendre que ces artistes étaient dans une fraternité, ce que je ne savais pas avant de le faire. C’était l’époque du communisme, du tiers-mondisme et des non alignés, il n’y a rien à voir entre le Congo et le Maroc mais ils avaient un lien car ils avaient un projet commun. Donc on retrouve un artiste congolais Franklin Boukaka qui parle d’un Marocain, Mehdi Ben Barka. On pense aussi à Frantz Fanon qui a épousé la cause algérienne ou au soutien qui existait entre les étudiants guadeloupéens pour l’indépendance de la Guadeloupe et un militant corse du FLNC qui a décidé d’héberger sur son label leur musique. Moi je le vois quand je fais des ateliers dans des classes, si je vois un Congolais et un Marocain, ils vont se vanner l’un et l’autre sans jamais s’imaginer que leurs aînés étaient des frères de lutte. C’est ce qu’il faut remettre dans la tête des gens et non pas que des élèves, je parle aussi des institutions en leur disant « on va se ressouder et recréer une fraternité ». Expliquez-les nous ! C’est notre histoire et aussi l’histoire de la France, c’est aussi de ça dont ils doivent parler.

« Beaucoup de choses passent à travers l’art même si certains meurent pour le leur. »

A : Ressens-tu cette fraternité dans le rap français d’aujourd’hui ?

R : Je ne la ressens pas dans la société de manière générale vu qu’on est dans un capitalisme et un individualisme totalement perdus, mais au milieu de tout ça je sens une espèce de solidarité dans le rap français qui franchement me fait super plaisir. J’ai l’impression que ma génération qui regroupait avant les petits du rap qui sont devenus aujourd’hui les aînés, arrive à gérer la venue des nouveaux rappeurs, qui les surpassent de loin en termes de buzz, avec beaucoup de bienveillance, à donner de la force sans être dans une concurrence mal placée. Je trouve que c’est chanmé parce qu’on arrive à créer une espèce de chaînon invisible qui entoure notre musique. C’est la musique la plus écoutée en France mais elle reste mal aimée, celle des gens qui étaient censés s’exprimer seulement en chuchotant dans cette société. C’est la musique la moins bien perçue et la plus critiquée mais à laquelle on donne le plus de responsabilités.

A : Un rappeur reste un rappeur, qu’il soit très médiatisé ou non, quand il fait une connerie, il est renvoyé à sa musique et c’est tout le rap qui en prend un coup.

R : Oui c’est ça et tu vois comment le traitement médiatique est fait par rapport au rap. Les petits aujourd’hui ne sont pas dupes, ils commencent à savoir gérer, mieux que nous à l’époque. Ils s’en foutent d’être validés par les élites, ils ont très bien compris que quand tu es validé, ce n’est pas pour ton bien. Quand tu vois comment a pu être gérée cette affaire d’Orly, cette espèce de solidarité des rappeurs dans le boycott des médias, j’ai trouvé ça assez inédit et chanmé. Il y a un truc impalpable qui s’est créé, un consensus inconscient qui traduit plein de choses. Cette société est en train de changer et les nouvelles générations sont dans un chaos qu’elles apprennent à gérer et je trouve ça beau !

Sauvegarde de la mémoire Et appropriation culturelle

A : Il a été difficile pour toi de remonter l’administration des morceaux, de retrouver les ayants droit, les dirigeants de labels, etc. ?

R : Oui ça a été très difficile, on a mis trois ans, on a fait ça à deux avec Antoine Banvillet, c’était un travail de tous les jours. Quand on veut un artiste qui est en maison de disques, c’est facile, il suffit d’appeler la maison de disques. La plupart des projets qui se font sont des projets qui portent sur un seul artiste ou sur des artistes d’un seul label, voire un seule pays, mais c’est rarement un truc où ça va dans le monde entier, sur une chronologie aussi large comme le mien. Le problème c’est que chaque artiste a une histoire dans laquelle il faut rentrer pour savoir comment appréhender la demande de droits. On est sur une série avec plusieurs saisons presque et l’ensemble des morceaux fait quatre-vingt minutes.

A : Les ayants droit ont facilement donné leur accord ?

R : Assez facilement oui mais quelques fois il fallait savoir comment s’y prendre. Moi j’ai cette chance d’être aussi artiste et quand tu arrives comme un artiste ça les rassure. Ils ne te parlent pas d’argent, les seules qui le font sont les maisons de disques. Généralement, celles-ci ne savent pas ce qu’elles ont dans leur catalogue et c’est une vraie question à se poser, celle de la durée du patrimoine quand les seuls qui le détiennent sont des sociétés privées ignorantes qui ne se questionnent pas sur le bien public. Une major, le jour où elle déménage ou quand un stagiaire ou un employé part, elle perd des données et des mémoires. On a dû insister auprès des maisons de disques pour les convaincre que ce sont elles qui avaient tel ou tel artiste, pour entendre à la fin « c’est vrai vous avez raison ». Elles ne s’en seraient jamais rendu compte alors que c’est dans leur avantage, c’est elles qui vendent les droits d’exploitation.

A : Y a-t-il un morceau dont tu n’as pas eu les droits et que tu aurais aimé avoir dans ton projet ?

R : Il y en a un oui. Quand Alfred Panou est venu en 2004 à la radio me faire son morceau, il m’a fait un inédit. Il a mis un cd de musique contemporaine, a sorti son texte dessus et a freestylé, comme un rappeur. Sauf qu’il ne sait pas quel était ce cd et moi non plus, on n’a donc pas pu exploiter ce morceau parce qu’il nous manquait des informations. Le morceau défonce et c’est super dommage.

A : Ce projet t’a-t-il permis d’appréhender comment s’organisait, ou non, le milieu musical de cette époque ? Quel était l’état de l’industrie musical suivant les pays ?

R : C’est une vraie question super intéressante que je commence un peu à regarder mais je ne suis pas encore assez calé là-dessus. EMI et Pathé Marconi ont fait pas mal de choses au Maghreb par exemple, surtout en Algérie parce qu’il y avait une vraie demande là-bas, du coup ils ont créé des sous-labels. Je pense notamment à Syllart Records qui pour le coup est un label très important pour l’Afrique. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Binetou Sylla, la directrice du label, parce que je voulais lui parler de ce projet qui pouvait l’intéresser et voir si elle avait des choses à proposer. J’aurais aimé avoir un morceau de leur catalogue, « Un regard sur le passé » du Bembeya Jazz National, mais le morceau est bien trop long.

A : Ça me fait penser aux premiers disques du chanteur de chaabi algérien El Hadj Mohamed El Anka qui sont sortis chez Columbia en 1927.

R : Ah ouais ? Je ne savais pas. On rentre dans un débat qui peut être très long, celui sur la culture qui peut être consommée en objet et la culture de l’oralité. C’est le problème avec le free jazz, il y a une différence entre le free jazz, musique bande originale des Black Panthers en lutte et le free jazz de la Fondation Cartier ou celui qu’on a chez soi sur disque. On a ce truc-là aussi sur la question du patrimoine et de la mémoire. Il y a des cultures dans lesquelles ce n’est pas très grave de perdre un truc qui a 100 ou 150 ans parce que ça ne sera jamais un objet de commerce. Et à un moment, quand tu fais la connexion entre mémoire et capitalisme, tu te rends compte que la mémoire peut aussi être un business.

A : Y avait-il une « capitale musicale » en Afrique à ce moment-là ? Une ville qui revenait souvent dans tes recherches.

R : C’est une très bonne question à laquelle il serait bien de répondre mais je ne pense pas en être encore capable. Si on pense à ça par rapport à l’industrie musicale actuelle, je pense directement au Congo pour la partie francophone, mais pour l’époque c’est une très bonne question.

A : Respecter les droits, éviter l’appropriation culturelle et le pillage artistique sont les clés pour décoloniser les arts en général et la musique en particulier aujourd’hui ?

R : Il faut vraiment réfléchir en termes de rapports de force et se dire que quelque chose ne va pas quand des projets sortent « sur la tête des autres ». Aller dans un pays, prendre une musique, la ramener, faire un projet et se faire de l’argent, ce n’est pas de l’échange mais de l’appropriation. Les gens ont du mal à comprendre le terme « appropriation culturelle » parce qu’ils confondent leur gentillesse et ce qu’ils pensent être de la bonne volonté avec du pillage. Mais ça a toujours été le problème, ils colonisaient en disant qu’ils civilisaient les autres, qu’ils apportaient quelque chose en contre partie. J’ai entendu des gens autour de moi qui disaient que c’était pour sauvegarder un patrimoine. Non tu ne sauvegardes rien du tout de « là-bas » si tu reverses rien à « là-bas », tu te fais de l’argent et tu t’appropries ! À partir du moment où tu fais du business, c’est business, et en plus le lieu où tu te sers ne recevra jamais d’impact positif de ton geste, seul ton business sera positif. Je voulais aussi dénoncer ça à travers ce projet mais je ne peux dénoncer qu’à travers des interviews. Par exemple, concernant le morceau des Colombes de la révolution, « Hommage à Mohamed Maïga », qui appartient à la Radio-Télévision du Burkina. On a demandé l’autorisation à la Radio-Télévision, ce qui est la base normalement, et ils nous ont remerciés car ils étaient surpris qu’on le fasse. Une demande venant de la France, alors que d’habitude personne ne leur demande rien, les gens se servent. Ils étaient touchés qu’on veuille contractualiser quelque chose. C’est pour te dire à quel point les gens ont pris l’habitude de se servir sans rien demander, comme s’il n’y avait pas d’institution ni de propriétaire. On en revient à la notion de propriété, tu as l’impression que c’est un continent sans propriétaires. Ça fait penser aux Indiens d’Amérique à qui les colons donnaient du whisky à boire et leur faisaient signer un papier genre « cette terre est à moi ». C’est comme le café, les Occidentaux prennent le café en Afrique pour le revendre aux Africains. La musique c’est pareil, on est dans le même état d’esprit et il y a des vraies réflexions à avoir. Mais les choses en réalité sont déjà en train de changer, en Afrique anglophone, par exemple le label Mavin Records a signé des grosses stars, et c’est eux qui tiennent le rapport de force. Tu te rends compte que les rapports de force peuvent enfin changer même si les plateformes de distribution restent occidentales.

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