Rocé
Interview

Rocé

Quand on tournera la page de cette riche année 2006, on retiendra forcement certains albums, ceux qui auront marqué les mois passés de leur empreinte. Profond, analytique et désarçonnant, « Identité en Crescendo » en fera indéniablement partie. Exploration minutieuse avec son auteur, accompagné de Djohar.

et

Abcdr : Quel bilan fais-tu de ton premier album, Top Départ ?

Rocé : Un album dont je suis fier : il y a de bons morceaux qui pour moi sont mes « classiques ». C’est entre un album et une compil’ de ce que j’ai fait depuis le début : le premier morceau ‘Pour l’horizon’, ‘On s’habitue’ qui était sur le EP de DJ Mehdi, ‘Ricochets’ qui était mon deuxième maxi… C’est pas facile de faire un premier album, parce que c’est les années de travail que tu as passées avant. Ça regroupait mon frère Ismaël, DJ Mehdi, Ol’ Tenzano, Ajevi, Manu Key… tout un vécu quoi !

Un premier album c’est pas évident à ramener, surtout qu’il y a les concerts qui vont avec, des morceaux qui datent, comme ‘Pour l’horizon’ qui date de 1997 et l’album de 2002, ça fait cinq ans… C’est un album que je devais sortir pour tourner une page, passer du « tout a prouver » au « rien a foutre« .

A : Dans cet album, il y avait déjà pas mal d’originalité dans la construction (la boucle du deuxième couplet sur ‘On s’habitue’…), tu intervenais déjà là-dessus ou c’étaient des choix de producteurs ?

R : Non, j’intervenais… Mon tout premier morceau c’était ‘Respect’ dans l’album de Different Teep et il y avait pas de refrain. Pareil pour ‘Ma face en première page’. C’était ma manière d’écrire, même si je faisais aussi des trucs avec des refrains.
Je voulais déjà à l’époque aller dans un truc qui allait en crescendo, c’est-à-dire un morceau qui soit de plus en plus « énervé ». C’était mon ambition, et c’est un truc qui s’est bien vu sur ‘On s’habitue’. Le thème du morceau est développé et usé jusqu’au dernier mot.

A : Sur Top départ, Manu Key était invité dans le morceau caché. C’était une manière de faire un clin d’oeil à quelqu’un qui avait été important pour toi ?

R : Ouais, il faisait partie des premiers rappeurs que j’ai écoutés, dont j’ai été fan, j’ai un peu suivi l’exemple… Le fait qu’il m’ait invité sur l’album La rime urbaine, c’est quelque chose que j’aurais jamais vraiment imaginé et qui s’est « jamais vraiment vu » : un groupe qui invite un autre rappeur, pas pour un featuring mais pour un morceau qu’on lui « donne »…

C’est quelque chose qui m’a beaucoup touché et que j’ai pas vraiment vu dans les albums de rap. J’avais envie de lui rendre un peu la pareille. A la base, on devait faire un morceau ensemble, mais il avait kiffé ‘Respect’ et voulu le mettre comme ça, en entier.

« ‘Changer le monde’ et ‘Plus d’feeling’, ça montrait ma manière de faire des sons, c’est-à-dire plus un travail de sélection.  »

A : ‘Plus d’feeling’, à la fin de « Top départ », c’est le morceau passerelle vers ton nouvel album ?

R : Ouais, on peut dire ça, surtout que c’est moi qui avait, si on peut dire, « fait » le son, sélectionné le son. J’avais aussi fait celui de ‘Changer le monde’. Ce sont deux morceaux sur lesquels je me suis donné une liberté totale. Top départ, c’était une manière de créer mes marques dans le rap français : voilà, je sais faire un album, je sais écrire, faire des sons, rendre la pareille comme sur le morceau avec Manu Key, pareil avec Mehdi, mon frère avec qui j’avais commencé à kiffer le son…

A partir de là, c’est bon, je peux entamer ce que j’ai aussi envie de faire, voir le truc comme j’ai envie de le voir. ‘Changer le monde’ et ‘Plus d’feeling’, ça montrait ma manière de faire des sons, c’est-à-dire plus un travail de sélection. Je suis pas rentré dans un truc en me disant : il faut que je prouve que je sais faire des sons compliqués avec trente samples, etc. : je sais le faire. J’avais plus envie de mettre en boucle un gros truc et de rapper dessus. Au feeling. Pas à la DJ Premier mais peut-être plus à la Evil Dee.

A : Comment as-tu trouvé le titre de cet album ? 

R : En fait, il y a un livre que j’avais pas mal aimé, Les identités meurtrières de Amin Maalouf, et je voulais mettre « identité ». J’étais parti sur « carte d’identité » mais ça correspondait pas, je voulais un nom qui soit aussi musical, pas seulement littéraire. « Crescendo » ça le faisait, et vu que j’étais toujours un peu dans ce délire de morceau qui va de plus en plus vite, ça correspondait exactement. Surtout que dans « crescendo » on peut aussi voir le côté « élargi ». C’est pour ça qu’identité est pas au pluriel, parce que chaque identité s’élargit.

Djohar : C’est peut-être aussi le développement d’une identité en crescendo, avec des appartenances multiples, mais ça reste une personne et une identité.

A : L’accélération ça rappelle entre autres des trucs de Blackalicious…

R : J’ai pas écouté, je t’avoue… Mais c’est un truc que j’ai voulu faire depuis longtemps ; dans ‘Plus d’feeling’ le truc monte, comme ça… Dans ‘Ma face en première page’, c’est moi qui commence cool et qui finit énervé… C’est un truc que j’ai toujours aimé.

A : Tu réalises l’ensemble des productions de l’album. C’est une volonté de composer « entièrement » cette œuvre ?

R : C’était deux choses. Déjà, j’adore faire des sons, j’en fais depuis longtemps avec Ismaël, et c’est un truc qui me plait. Et puis aussi, parce que c’est un projet que je pouvais pas expliquer, les gens ne comprenaient pas…

« Bonjour, je fais un projet de rap avec du jazz. »
« Ah oui, comme Common ? »
« Non. »
« Comme The Roots ? »
« Non, du free jazz. »
« Ah, le free jazz, c’est quoi ça ? Nu Soul, Eryka Badu ? »
« Non, encore autre chose. C’est du jazz, mais en plus énervé, ça pourrait plus correspondre à du rock progressif, c’est pas « cool »… »
« On voit pas, si c’est pas The Roots ou Jazzmatazz… ».

En plus, il y avait des projets avec du jazz, comme Hocus Pocus, des trucs comme ça, toujours des comparaisons… L’ambition, c’était de faire quelque chose qui n’était pas fait, et je ne suis ni bleu ni cool. Et surtout, quand tu vas chercher dans le free jazz, pour moi c’est à l’autre extrême de la Nu Soul. Je mettrais plutôt ça en rapport avec du rock progressif, pourquoi pas même du punk ; avec la Nu Soul c’est deux mondes vraiment différents.

Comme je pouvais pas l’expliquer, il fallait d’abord que je maquette le projet et ensuite que je le ramène sur la table, que je le fasse écouter, et là les gens pouvaient comprendre. Je l’ai maquetté tout seul, et au final les maquettes ressemblaient à du définitif. A partir de là, je suis allé jusqu’au bout : au lieu d’expliquer à des producteurs pour qu’ils m’aident, je vais commencer tout seul avec des samples ; au final, j’ai gardé tout ça. Faire les choses tout seul plutôt qu’expliquer.

A : Ce projet, tu l’as présenté à un certain nombre de maisons de disques ?

R : Ouais. Pour moi, c’était un projet musical, pas seulement un projet de rap, surtout avec les invités. Donc je voulais voir du monde, j’ai même pensé à aller voir la maison de disques des Bérurier Noir… L’important c’est la qualité de la musique, pas le genre musical. Des fois, des gens qui n’ont rien à voir avec le rap sont plus à l’écoute de ce que tu dis que des maisons « rap » très jeunes, qui ne connaissent qu’une seule manière de démarcher la musique. Ils n’ont pas l’expérience, ou l’imagination de faire autrement…

Les réactions des boîtes ? Moi, je leur parlais de musique ; eux, ils me parlaient de business. Moi, j’arrivais à faire le pont entre les deux ; eux ils n’y arrivaient pas. Je leur disais que ce que je faisais c’était du rap, mais que ça pouvait intéresser un public plus large, « additionner » les publics ; eux, ça leur faisait peur, parce que ça pouvait peut-être aussi les soustraire… Et surtout, ils sous-estiment l’auditeur.

Ce qu’ils ont appris à faire, c’est de ramener un travail déjà mâché. Ils n’ont pas eu ce vécu, d’avoir écouté NTM très jeune sans comprendre toutes les paroles, ou Assassin… A douze ans on comprend pas tout, mais on comprend l’intention ; à quinze ans quand on écoute Gangstarr ou Public Enemy pareil. Moi quand j’ai commencé à écouter du free jazz y’a pas si longtemps, je comprenais rien à cette musique.

On m’a pas ramené un travail mâché, j’ai dû faire l’effort. Les débuts du Hip-Hop c’était ça aussi, comme au début de n’importe quel mouvement, les gens faisaient un effort, ils n’aimaient pas forcément tout de suite la musique mais ils aimaient l’intention. Quand tu ramènes ce discours à une maison de disques…

Je me suis retrouvé face à des gens qui m’ont dit clairement : tout ça c’est intéressant, mais moi je vends des disques comme je vendrais des jantes de voitures, donc je peux rien faire… Ils avaient raison d’ailleurs, parce qu’ils n’ont pas le pouvoir d’expliquer tout ça à leurs supérieurs.

« Les réactions des maisons de disques ? Moi, je leur parlais de musique ; eux, ils me parlaient de business. »

A : Tu penses pas que c’est la façon stéréotypée de vendre du rap, comme s’il n’y avait qu’une façon. Aujourd’hui à 95%, c’est très ciblé, une population jeune… C’est pour ça, j’imagine, que tu es allé voir des maisons de disques qui ne vendaient pas forcément du rap…

R : C’était un pari. J’aurais pu avoir un fonds de commerce et faire un disque comme mon premier ; mon pari, c’est d’arriver avec quelque chose de nouveau. Si ça marche, d’autres suivent ; si ça marche pas, ça marche pas. Les maisons de disques fonctionnent comme ça : après Pierpoljak, t’en as dix autres qui arrivent, etc. Moi j’arrivais avec ce projet…

A : Pas faire un énième sous-Booba…

R : Voilà. C’est pas que les gens n’étaient pas intéressés, mais ceux qui l’étaient n’avaient pas le poids, le pouvoir ; quand t’es directeur artistique t’as pas le pouvoir de prendre ce risque. Je suis allé m’adresser à des maisons de disques qui étaient plus dans cette politique, les choses se sont passées de manière plus simple, et le disque est sorti chez No Format/Universal Jazz.
Mais tout ça juste pour dire que c’est plus facile d’être dans le consensus, dans le cliché, que de construire quelque chose de neuf, qui chamboule, surtout dans le milieu Hip-Hop, parce que dans ce milieu on trouve énormément de conservateurs du cliché, vu que c’est un véritable fond de commerce.

A : Au niveau du son de l’album : il n’y a pas de scratches, alors que sur le premier ils étaient assez présents : ça cadrait pas ou ça s’est fait comme ça… ? C’est un des aspects un peu sauvages ou hors normes de cette musique…

R : Il y a pas de véritable raison réfléchie… Ça s’est pas fait même si j’aime bien les scratches, il y a pas eu de cahier des charges ; simplement sur aucun morceau on y a pensé donc il n’y en a pas eu…

A : C’est Basile qui a pas voulu ?

R : [rires] Non, lui il a beaucoup participé au premier album, pas au deuxième, même s’il était quand même là parce que je faisais les scènes avec lui… Il y a pas vraiment de raisons.

A : La liste des invités est plutôt prestigieuse et pas du tout classique pour un album de rap : comment se sont faites ces rencontres ?

R : Archie Shepp, ça faisait 3-4 ans que je pensais à lui, pour des raisons évidemment esthétiques, et aussi parce que ça permet de rendre plus clair un projet et l’ambition de ramener une musique comme le free jazz dedans et le discours qui va avec, pour bien expliquer que ce n’était pas un énième projet « rap et jazz ».
Ça reste du rap – j’improvise pas du tout – mais ce que m’a apporté le free jazz c’est surtout dans les messages et la posture… Ça expliquait en accéléré l’idée. Archie Shepp, c’est quelqu’un qui a toujours eu conscience de ce que pouvait apporter la musique dans le combat politique. Vu que je voulais beaucoup en parler dans ce disque là, il m’a permis de m’apporter de l’oxygène sur ce genre de thèmes.

C’est un exemple, donc c’était pour que les exemples du « public rap », ce soit pas seulement Dieudonné : ça peut être aussi Archie Shepp. Ses interviews valent encore le coup d’être lues, elles sont toujours d’actualité et les discours qu’il tenait dans les années 60 donnent énormément de leçons à la corporation hip-hop. Il peut garder la tête haute et continuer à faire ce qu’il fait ; c’est pas une musique de jeunes, c’est de la musique, c’est tout, et ses discours, il les assume.
Je m’en veux pas « héritier », loin de là, mais ça m’a apporté des choses. Pareil pour Jacques Coursil, qui a accompagné des gens comme Pharoahe Sanders, Sun-Ra… C’est des exemples. Antoine Paganotti, je le connaissais, j’avais déjà joué avec lui…

A : Magma, c’est une référence pour toi ?

R : Ouais, bien sûr. Le rock progressif, c’est pas une musique facile : quand tu entends une ligne de basse qui se répète, tu te dis pas qu’elle va se répéter tout le morceau, ça part sur autre chose… Pour moi il y a plus de fond dans ces trucs là que dans d’autres musiques.
Pour Potzi de Paris Combo, je suis pas très guitare mais j’avais scotché sur lui parce qu’il avait une dextérité de psychopathe et qu’il jouait avec une aisance hallucinante…

A : La réception du public et de la critique… Il y a plein de louanges puisque l’album est très bien, or il est aussi fait pour déranger. Est-ce que c’est pas inconfortable s’il y a un consensus, même s’il est sincère ?

R : Le but de ce disque, c’était de faire quelque chose qui chamboule, j’aime quand les gens se disent secrètement que c’est trop spé’ pour que ça marche ; rien que la pochette, y’a pas de visage en gros plan alors sur le plan marketing… Le free jazz c’est pas une musique qui vend.
Le pari, c’était de prendre tout à contre-pied, pas que pour me faire plaisir : les gens de ma génération manquent de quelque chose, ils sont un peu orphelins de quelque chose, le rap français à une époque on en a été fan, et aujourd’hui moi je me retrouve avec plus rien.

J’aime bien la langue française dans la musique, le rap américain me suffit pas, surtout qu’il y a pas grand-chose aujourd’hui qui va me renverser… Je suis orphelin d’un truc, il y a quelque chose que j’attends. Le rap, c’est aussi ce qu’on en fait : j’ai voulu faire ce que moi j’avais envie d’écouter. Se faire plaisir, il y a que comme ça que tu peux faire quelque chose qui va tuer, et ensuite éventuellement plaire à d’autres. C’est parce c’est différent et qu’on l’attend pas que ça peut marcher.

Le formatage ne vient pas seulement des médias, mais aussi et surtout des artistes eux-mêmes ; en réalité c’est par l’auto-formatage que tout commence. Vu que leur éducation musicale est elle-même formatée, surtout quand tu es un artiste jeune…

D : Je voudrais répondre aussi parce que cette question me préoccupe… En fait, il y avait la logique de : « c’est parce que c’est différent que ça va pas marcher« , mais je m’attendais à ce que notre démarche soit beaucoup plus dérangeante, et que les gens la prennent plus violemment.

J’ai été étonnée, voire… pas « déçue » mais… circonspecte face à l’accueil qui jusqu’à présent a été assez élogieux. Honnêtement, d’un côté ça me fait plaisir, je me dis qu’on a peut-être réussi notre travail, qui était de proposer en acte une alternative et pas seulement de critiquer, de montrer vraiment qu’on peut faire et créer autrement. D’un côté c’est une réussite, mais d’un autre je me demande parfois si les gens comprennent vraiment…

A : C’est le morceau ‘Ce que personne n’entend vraiment’ ! Dans l’album revient beaucoup le thème de la fausse subversion, de la récupération, ou de l’anticonformisme qui devient lui-même un cliché…

D : C’est un peu le mec avec un t-shirt Che Guevara qui te dit : bravo, c’est génial… Et toi tu te dis : c’est pas possible, il y a un truc qui va pas… C’est aussi une question de niveaux de compréhension et d’adhésion : certains sont touchés par certains morceaux et pas par tous, ou par la démarche sans forcément adopter toute l’analyse qui va avec et la posture qu’on essaie de créer…

C’est vrai que c’est un gros problème, avec des gens que je considère comme des adversaires politiques (parce qu’il y a une résonance dans le milieu du rap mais ailleurs aussi, chez des gens plus ou moins liés à des milieux « politiques ») chez qui il y a une résonance que je ne comprends pas. Il y a vraiment des trucs qu’on a écrit « contre eux », à la limite du règlement de comptes à distance, pas personnels mais par rapport à une certaine histoire, des gens du PS ou du PC par exemple, bon…
C’est bizarre de voir ces gens te dire que ce que tu fais c’est génial, alors que toute leur vie ils l’ont consacrée à faire un peu tout ce qu’on déconstruit…

A : Djohar, quel était ton rôle d’ailleurs ? Tu es créditée pour les textes… Comment s’est passé votre travail en commun ?

D : Ça s’est passé de façon assez naturelle. On est souvent ensemble et on discute de beaucoup de choses, de là sont venues des idées de thèmes, sachant qu’on part pas forcément du même point de vue. Au fil du débat, des arguments se dégagent, des idées d’ensemble, des thèmes…

Ça devient très difficile de dire qui a fait quoi, car c’est un travail interactif de quatre ans, où ça n’arrêtait pas de débattre. Quand l’un a une idée, il en parle à l’autre, qui critique, rajoute quelque chose… comme un mille-feuilles d’écriture…

R : Si par exemple elle n’aime pas un son, elle va me le dire, ça va me faire réfléchir… sa participation va jusqu’à l’artwork…

D : … J’ai donné des avis sur tout, mais c’est vraiment sur l’écriture que j’ai activement participé, le reste c’était davantage de l’ordre du oui/non, plus/moins…

R : Jusqu’à maintenant, sur la façon dont évolue et continue à vivre le projet, ça se fait à deux.

D : On s’est vraiment créé un univers, on a un projet en commun : la décision de quitter Chronowax, les démarches dans les maisons de disques, les embrouilles juridiques, les choix de presse et d’apparitions… pour qu’il y ait une cohérence.

« Le danger, c’est de prendre des personnages qui ont eu un parcours et un discours « exemplaires », d’enterrer tout ça et de ne laisser qu’un nom qui devient une marque : une casquette avec un X, exactement comme une casquette Nike avec un autre logo. »

A : Il semble qu’il y ait deux cibles : d’une part l’histoire officielle, lisse, d’autre part une histoire faussement subversive. Quand le rap essaie de faire subversif, il fait du t-shirt Che Guevara. Là il y a des références qu’on ne retrouve pas dans le rap, à part un peu Fanon : les Black Panthers, Edward Saïd, même Olympe de Gouges…

D : On s’est pas dit qu’on allait placer absolument tel ou telle, c’est juste qu’on passe notre temps à réfléchir là-dessus et qu’on en est imprégné, dans la discussion on va être amené à penser à un propos de Saïd par exemple… C’est quelque chose qui nous travaille et nous pose vraiment problème, on y pense relativement naturellement. On mûrit le truc sans s’en rendre compte, les bouquins qu’on lit ou les films qu’on voit, dont on parle, ils vont ressurgir dans les textes…

Il y a tout un travail périphérique dont on ne s’est pas d’abord rendu compte. On ne s’est pas dit : on va faire une dédicace à Saïd. Mais il nous a énormément nourris, il nous a aidés à formuler certaines idées de façon rigoureuse, et notre grille de lecture est imprégnée notamment de cet auteur, donc forcément on va être amenés à dire : la culture est impérialiste…

R : C’est pas un tic de donner des références littéraires, on fait de la musique, mais dans un morceau comme ‘Je chante la France’… On aurait pu faire dans la facilité et mettre Gandhi, Martin Luther King et Che Guevara… Saïd n’est cité dans aucun morceau, mais un mec comme lui ou Fanon, ou Olympes de Gouge, restent des gens un peu « tabous ». Dans les pays anglo-saxons, les gens connaissent Fanon et Saïd, or toute l’histoire de Fanon a été traversée par des conflits qui ont traversé la France…

C’est bien d’en parler : parler d’Edward Said ça dérange une certaine politique bien française ; Olympes de Gouges, on te parle du machisme dans le rap, tu montres qu’il existe dans la société française aussi… Il y a des raisons, c’est pas simplement montrer des références…

A : En fait, je pensais à « La France a des problèmes de mémoire, elle connaît Malcolm X mais pas Frantz Fanon, pas le FLN, connaît les blacks mais pas les noirs… » (‘Des problèmes de mémoire’). Il y a aussi des personnages subversifs qui sont devenus des icônes pour t-shirts…

D : C’est tout le grand jeu du capitalisme, là où il est fort : il a une capacité de récupération qui est telle, soit par l’ironie, soit par la banalisation, qu’au bout d’un moment ces icônes de contestation, ça ne veut plus rien dire…

A part que « les noirs doivent aimer Malcolm X« , on sait pas grand-chose d’autre. Et même l’exemple de Malcolm X : autant à la fin de sa vie il a des choses intéressantes et a été d’un courage politique admirable, autant au début il disait pas mal de conneries aussi…
C’est étrange qu’on mette en avant un personnage sans qu’une critique soit faite, alors qu’on pourrait le faire, c’est vraiment une façon de le vider de sa substance.

Et pour Olympes de Gouges, effectivement c’est une figure du féminisme, mais c’est aussi un des premiers individus français blancs qui a pris position contre l’esclavage. Or, il y a parfois une certaine tendance à la reproduction du sexisme par des gens qui peuvent être victimes du racisme, et du racisme par des victimes du sexisme etc., ces idéologies discriminantes divisent les dominés entre eux.
Olympes de Gouges c’est un personnage intéressant de ce point de vue, puisqu’elle était à la fois féministe, anti-esclavagiste… Elle est pas du tout mise en avant, alors qu’on va nous dire que la société française d’aujourd’hui n’est pas raciste, pas sexiste, égalitaire… C’est le personnage parfait, mais comme par hasard, elle n’est pas mise en avant.

A : Il y avait une illustration concrète avec certaines images que tu décris dans le premier clip de l’album : comment est venue cette idée de récupérer des images « historiques » de la France d’une certaine époque ?

D : Il y a aussi des images d’aujourd’hui. Le gros, c’est de l’imagerie officielle coloniale, mais il y a des images type Zoubida, ou Poelvoorde déguisé en noir dans Le Boulet, ou une couverture de « L’Express » sur « l’invasion de l’Islam« , etc.
L’idée, c’était bien de montrer qu’on n’en est pas du tout sorti et que c’est pas avec des merguez, des kermesses et des concerts SOS Racisme qu’on va s’en sortir. Il y a une vraie déconstruction à faire.

R : Le danger, c’est de prendre des personnages qui ont eu un parcours et un discours « exemplaires », d’enterrer tout ça et de ne laisser qu’un nom qui devient une marque : une casquette avec un X, exactement comme une casquette Nike avec un autre logo… Les discours qui vont avec n’existent plus.

Pour le clip de ‘Besoin d’oxygène’ : dans une société comme la nôtre, si on lutte contre l’aliénation et qu’on se rend compte que tout ce qu’on voit dans la culture est insultant et humiliant, on voit que tous les jours on se prend plein de coups, et au bout d’un moment, on étouffe sous ces coups-là. C’est ce qu’on a voulu montrer en images, le systématisme d’images qui font partie de la culture, de la consommation, de la publicité…

Quand on en voit juste une, on se rend pas compte. L' »archive » Banania, finalement elle est toujours en vente… Tout ça mis bout à bout, il y a un truc qui ne va pas. Et que ça parle de noirs, de juifs ou de maghrébins, quel que soit « l’Autre », ça en parle de la même manière, toujours des images d’invasion…
Parce que ce sont des schémas du capitalisme qui petit à petit font partie de la culture, avec toujours le même mécanisme pour vendre, et ne montrer que des gens qui font rire ou qui font peur.

D : La question qu’on a essayé de poser aussi, c’est la nécessité qu’apparemment a eu l’Occident, en tout cas la France, de se construire un Autre qui est interchangeable, avec toujours les mêmes éléments, le nez par exemple, qui est toujours bizarre etc.

Pourquoi l’identité européenne s’est construite avec ce besoin d’un Autre comme miroir déformant et horrible, comme un danger qui serait « nécessaire » au bon fonctionnement du système ? Le problème pour nous, c’est aussi de résister au jeu de trouver un Autre, de pas rentrer dans cette dichotomie violente de « nous » et des « autres » qui mène forcément à l’affrontement. Et on alterne : aujourd’hui c’est les Roumains, les Tsiganes… et on se sent obligé en face de dire que les noirs sont gentils, ou que les Algériens sont pas si méchants que ça…

Mais c’est pas ça le problème ! Le problème, c’est pourquoi on a « besoin » d’un autre. On a tendance à nous faire croire que le combat qu’on doit mener est « communautaire », chacun sauve sa peau : c’est très dangereux. On justifie, on explique, on légitime la présence de l’Autre, bref on en est encore à le tolérer. On se focalise sur l’objet de la domination au lieu de saisir la dynamique, le mouvement, la logique même de cette domination.

Aujourd’hui, bien qu’on ait tout un discours contre le racisme, de fait aucune déconstruction n’a été menée à grande échelle. Et tous les mouvements ont tendance à focaliser sur la personne qui est l’objet de discrimination, pas sur la personne qui discrimine et sur le phénomène de la discrimination lui-même. La République se pose en protectrice ponctuelle et en arbitre, mais à géométrie variable selon les communautés. C’était une façon de montrer qu’on n’est pas dupes de ce jeu qui consiste à monter les sujets de l’Empire entre eux ; cette division on la retrouve au niveau des communautés…

A : Tu as suivi, je crois, le procès de La Rumeur… et celui de Monsieur R ?

R : Pour moi c’est pas du tout la même chose. Le procès de La Rumeur a l’avantage de vouloir changer les choses ; les phrases imprimées de Hamé sont justes et je trouve ça courageux d’aller jusqu’au bout et de les défendre même au procès, pas de se justifier mais de continuer le combat commencé quand il les a écrites. C’est quelque chose de construit et de sensé de A à Z, un discours assumé.
Le procès de Monsieur R je l’ai pas du tout suivi. L’affaire Grosdidier, etc., ça m’a donné un peu d’inspiration pour ‘Je chante la France’, pas plus.

A : Est-ce qu’il y a une volonté de casser une opposition toute faite entre « egotrip » et « rap conscient » ? Il y a aussi de l’egotrip dans ton album…

R : Ce que je vais dire est prétentieux, mais je me sens au-delà de ça : quand j’écris, j’écris. Après, tu mets ce que tu as envie de mettre. Si ta phrase super egotrip, à un moment elle rentre exactement comme une pièce du puzzle à côté d’une phrase qui a énormément de message, c’est qu’elle rentre là. C’est aussi ça l’art, dire ce que tu as envie de dire au moment où tu as envie de le dire…

D : Ces catégories, tu les as pas du tout en tête quand tu écris, de la même façon que tu penses pas à qui va recevoir le « message » ; tu fais par rapport à tes émotions et de tes réflexions…

R : Je connais aucun rappeur « inconscient ». Même les rappeurs les plus egotrip que j’ai pu rencontrer se prenaient vraiment la tête sur ce qu’ils disaient. Il y a toujours ce côté « coquet » quand tu écris. Tu réfléchis toujours à ce que tu écris, même la pire des conneries, il y a toujours une raison derrière.

« Le rap est complètement intégré à la société française, et aujourd’hui le Hip-Hop est un beau vivier de conservateurs… »

A : Musicalement, tu disais tout à l’heure qu’en matière de rap tu étais un peu orphelin ; il y a quand même quelque chose qui t’a un peu remué dernièrement ?

R : Je t’avoue que je suis un peu à l’ouest en rap en général. Ce qui me fait un peu l’effet d’un EPMD ou d’un Rakim d’époque, c’est par exemple un mec comme MF Doom. Je me suis rendu compte plus tard que c’était le mec de KMD, un ancien, je trouvais qu’il avait un truc, un charisme…
Par exemple, des mecs comme Dilated Peoples que j’ai vu en concert à New York, leur son est super beau, propre, les mecs rappent bien et tout… mais ça me fait pas le même effet que Big L sur scène, qui a un son plus crade et est peut-être moins pointilleux sur certaines choses, mais qui rien qu’avec son flow en a capella va tout défoncer. Pourquoi ? Sans doute parce qu’ils ont pas commencé à la même époque. Les Dilated Peoples arrivent avec certaines références mais ne sont pas des acteurs à la même échelle.

A : Tu es un peu nostalgique du son crade d’une certaine époque, plutôt qu’un son policé…

R : Peut-être qu’il y a de ça. Je pense que c’est aussi dû à la personnalité du rappeur, à ce qu’il dégage. MF Doom dégage pas la même chose que Dilated Peoples, pour reprendre cet exemple, ou 50 Cent. Ça me fait pas le même effet. Mais c’est pas grave, je suis pas si nostalgique que ça, je crois pas qu’il faille rechercher un âge d’or…
J’écoute mes disques de rap comme j’écoute mes disques d’autres musiques, voilà. J’ai des potes qui vont me faire écouter des choses et je vais trouver que ça tue, sans forcément connaître le nom et suivre le truc à la trace.

A : Pour revenir à la récupération, tu penses pas que le rap rentre plus que jamais dans cette catégorie, que tu as beau gueuler fort des trucs violents, les gens n’écoutent plus ? Le rap comme un fantasme, une usine à rêves…

R : Le rap, ce n’est qu’un reflet de la culture d’une époque. Et ça évolue de plus en plus vite, ne serait-ce que par rapport aux années 80, la façon d’écouter la musique a changé, les formats sont pas les mêmes…
Quand on écoutait les premiers albums de NTM, des Little…, on avait le temps d’écouter de A à Z, et on connaissait les paroles par cœur. Aujourd’hui, pour connaître un album par cœur… C’est possible, mais il y aura moins de phrases dans une mesure et moins de mesures. A l’époque, mine de rien, tu avais des couplets de vingt mesures, avec des refrains immenses, pour écouter ça il fallait le vouloir ! Et puis le vocabulaire se réduit. Mais c’est pareil pour les films, ça joue sur toute la culture, pas seulement dans le rap.

D : J’ai quand même l’impression que ça retrouve de façon particulièrement polarisée dans le rap, la survivance des clichés, du racisme, du nègre qui fait rire ou qui fait peur, des slogans…

A : Les clichés changent aussi : la définition du pauvre gars il y a quinze ans correspond au cador d’aujourd’hui…

D : Bien sûr, le rap est complètement intégré à la société française, et aujourd’hui le hip-hop est un beau vivier de conservateurs… Sarkozy, s’il jouait mieux son jeu, franchement il aurait des supporters… Il y a des choses qui se développent et n’existaient pas du tout avant, comme les « rappeurs blancs » : je me suis jamais dit que Kool Shen était un rappeur blanc…

On nous gonfle avec ça mais c’est récent, c’est lié à des exacerbations en dehors du hip-hop. Quand tu compares le discours « viriliste » dans le Hip-Hop aujourd’hui et le discours politique d’un Sarkozy, il y a quand même des corrélations… C’est parfois assez drôle d’ailleurs, de voir les mêmes postures… Il me semble qu’il y a dix ans c’était plus positif, que ça se mélangeait plus… Mais ça reproduit ce qui se passe dans la société en général, les rappeurs sont des Français comme les autres…

R : Ça dépend aussi du contexte dans lequel tu vis. Aux États-Unis il y a « East Coast » et « West Coast« , en France je peux te faire une comparaison entre le rap du nord et du sud de Paris. Les politiques de la ville ne sont pas les mêmes, dans les années 80 la gestion de la mixité était différente… En fonction du groupe de rap et de l’endroit d’où il vient, tu peux remonter de son discours à la politique de la ville…

D : Les rappeurs sont conservateurs, et dans le discours, ils n’ont rien inventé, ils ne font que reprendre. C’est vraiment la phrase d’Ekoué : « On est devenus ce qu’ils disaient de nous« .

R : On ne peut plus parler d’un « mouvement Hip-Hop ». Un mouvement, c’est une vague qui vient casser un consensus. Aujourd’hui, on peut parler de « corporation » hip-hop, ça fonctionne avec le piston, les relations intestines, les écuries de potes, comme dans le reste de la culture française quoi. Le cinéma avec ses « fils de un tel ». Et ce qui est venu se greffer c’est que les rappeurs « doivent » jouer un rôle social dans les banlieues, c’est les sous-éducateurs.

C’est l’idée : l’art n’a pas d’utilité, mais le rap, qui n’est pas un art parce qu’il est pas une musique « noble », a alors une utilité, ou inversement. C’est un peu présenté comme ça dans les médias, le rap peut « dégager une énergie positive », « exprimer son mal-être », au final c’est pas considéré comme une musique à part entière ou un art. D’où : « je fais du rap pour m’en sortir« …

D : Il y a aussi la conviction qu’un rappeur qui va réussir va « emporter » sa cité avec lui, avec des gens qui suivent. C’est un phénomène étrange, une légende urbaine : si un rappeur s’en sort, tout le monde s’en sort…

A : Ça reproduit aussi un modèle américain…

R : C’est quelque chose qui a aussi existé dans d’autres musiques, les musiques « pauvres », où ça fait partie d’une culture de la représentation ; une manière d’exister c’est de représenter pour ceux qui sont derrière.

A : Tu disais qu’un projet pouvait en amener d’autres, comment as-tu accueilli la signature d’Oxmo sur Blue Note ?

R : J’ai trouvé ça bien. J’apprécie ce que fait Oxmo. Disons que maintenant un label ne fait plus le son de l’artiste ; avant, tu avais toujours les mêmes noms derrière le label, tel ingénieur du son, tel batteur, tel guitariste… C’est plus ça donc l’important, c’est ce qu’il va faire plutôt que le label, j’attends d’écouter le truc.

A : Il y a un virage…

R : Pas vraiment un « virage » : je trouve que chez Oxmo avec les prods de Seck ou de Mars les prods qu’il a eu jusque là ont toujours été assez jazz, avec une connotation Blue Note. Je fais « confiance » à l’artiste, c’est lui qui porte son projet.

A : Tu as fait des trucs avec Kourtrajmé, notamment (co-)écrit le scénario de Funk Hunt ; tu as eu aussi un rôle sur Easy Pizza Riderz. Quels souvenirs tu gardes de ces expériences ?

R : Le Funk Hunt, je l’avais écrit à la base pour DJ Mehdi, sur l’instrumental sur lequel ont posé 113 ensuite et est devenu ‘Les Princes de la ville’. On a refait ensuite un son qui pour moi est moins bon, mais par contre ils ont vraiment bien réussi le court-métrage : quand ils m’ont montré les images, j’étais super content. Ils savent travailler, c’est clair. Ils avaient aussi fait mon clip ‘Changer le monde’ et j’ai trouvé que c’était une réussite aussi.
Après, ils ont participé à pas mal de trucs, mais j’ai de moins en moins apprécié ce qu’ils faisaient, à cause du côté cliché/fonds de commerce, aller filmer les cités comme si c’était des zoos, jouer des clichés et des souffrances. voilà… J’ai d’autres projets pour continuer mon chemin dans ce milieu « audiovisuel »…

A : Mot de la fin ?

R : Disons que Top départ, c’était un album, Identité en crescendo c’est un projet, une démarche. On va emmener ça encore plus loin…

Fermer les commentaires

Pas de commentaire

Laisser un commentaire

* Champs obligatoire

*