Rocé et les dix ans de Top Départ
Interview

Rocé et les dix ans de Top Départ

Dix années se sont écoulées depuis la sortie de Top Départ, le premier album de Rocé. Une occasion de revenir, avec son auteur, sur deux de ses titres les plus marquants : « Qui nous protège » et « Plus d’feeling ». Revenir sur le passé pour mieux comprendre l’avenir, voilà le programme.

Abcdr Du Son : « Qui nous protège » était sorti en maxi vinyle avant l’album via Chronowax. Approche traditionnelle à l’époque, quasi-complètement disparue en 2012. Comment tu vis ce changement d’époque ?

Rocé : J’ai continué à suivre cette démarche jusqu’à très récemment. Après, je pense que plus on trouvera des chemins directs, avec peu de moyens, mieux ce sera. Faire un morceau, un clip et le balancer sur Internet, je considère que c’est une solution très efficace. Si le morceau défonce, ça défonce. Il n’y a pas d’histoire, de pistons, de moyens. Le côté objectif, c’est ce que j’aime fondamentalement dans l’art. La meilleure promo, c’est la qualité du morceau. À ce titre là, je trouve l’époque que l’on peut vivre extrêmement intéressante.

A : JL est le seul rappeur invité sur Top Départ – en dehors du morceau caché où figure Manu Key. Pourquoi un seul véritable invité annoncé et pourquoi JL ?

R : Sans que ce soit réfléchi, pour moi, c’était logique que mes deux invités ce soient ces deux personnes là. Quand je suis arrivé sur Paris, le premier rappeur que j’ai rencontré c’était JL. C’est un ami de longue date aujourd’hui, et à l’époque c’était l’invité classique.
Manu Key, c’est autre chose. C’est quelqu’un qui m’a appuyé et encouragé dès le début. Jusqu’à me donner l’opportunité de mettre le morceau « Respect », mon premier morceau, dans son album La Rime Urbaine. C’est un aîné et le giron dans lequel j’ai commencé à évoluer, c’était le sien. Quand je passais chez lui et que je lui faisais écouter mes maquettes, ça représentait quelque chose. Comme quand il me disait qu’un morceau défonçait et qu’il fallait que je le sorte. Venant de lui, c’était une forme de validation. Alors qu’il décide de le sortir, lui, ça allait encore au-delà de ça.
Pour ce qui est de cacher un morceau, à l’époque, c’était assez à la mode de faire ça. Ça fait un peu morceau non-assumé, mais ça n’a pas du tout été fait avec cette idée en tête.

A : Ton frère Ismaël produit plusieurs morceaux, dont « Qui nous protège ». Bosser avec ton frère ça t’a semblé comme une évidence ?

R : C’est lui qui m’a clairement mis dans le rap. Je l’ai beaucoup mimé, lui qui a toujours été intéressé par le DJing et la production. Ça m’a permis de voir comment il bossait, de toucher un sampleur très tôt. Plus que faire quelques productions, je considère qu’il a fait un vrai boulot de réalisateur sur cet album. Avec Dave1, ils ont partagé ce rôle.

« J’ai toujours considéré que faire des productions, c’est comme faire de la photo. À un moment, tu as cadré une image que tu trouves belle, si tu peux éviter de faire des retouches, n’en fais pas.  »

A : DJ Mehdi produit également plusieurs titres sur Top Départ« On s’habitue », « Ricochets ». Tu te souviens du contexte dans lequel vous aviez collaboré pour ces deux morceaux ?

R : Mehdi me faisait écouter pas mal de sons quand je passais chez lui. Mais au lieu de me faire écouter plein de trucs et de me demander de choisir, il m’orientait vers un ou deux instrus précis. Quand il me faisait ces propositions, je sentais qu’il aurait été trop déçu si je prenais d’autres sons.

Le problème quand tu es producteur, c’est que c’est dur de te créer ton propre univers quand les rappeurs ont écouté le dernier Mobb Deep et vont te demander de faire un son similaire. Cette démarche là, elle tend à effacer ta marque de producteur. Mehdi essayait de me faire comprendre ça. Il savait que j’allais aimer tel son ou tel autre, mais il m’a toujours demandé d’en prendre d’autres. Et cette démarche, j’ai toujours essayé de la respecter.

A : Tu as également produit quelques morceaux sur cet album…

R : J’ai essayé de mettre mon égo de côté quand il s’agissait de la production. J’étais déjà omniprésent sur le disque. Avec le recul, je me dis que, déjà à cette époque là, je ne ressentais pas le besoin de prouver que je savais faire du boom-bap. Je sais le faire comme tout le monde sait le faire. J’ai toujours considéré que faire des productions, c’est comme faire de la photo. À un moment, tu as cadré une image que tu trouves belle, si tu peux éviter de faire des retouches, n’en fais pas. Sinon, tu fais du zèle.
Un morceau comme « Plus d’feeling », j’ai pris le sample tel quel. Et c’est comme ça que je trouvais la prod’ bien. Et j’ai eu exactement la même démarche pour « Changer le monde ».

A : Le caractère ultra-épuré est un des traits très marquants de Top Départ

R : Je resterai toujours marqué par certains morceaux de KRS-One, ou le « Top Billin’ » de Audio Two où le mec fait un tube sur un simple breakbeat. Ce que j’aime dans la musique, c’est aussi que tu balances une énergie. Si elle est bonne : ça marche. Sinon ça ne marche pas. Peu importe ce que tu mets dedans. Un breakbeat, un bon flow et une ambiance, parfois ça suffit. « Plus d’feeling », c’est exactement ça. Le son c’est juste un gros sample que j’ai mis à + 8.

A : « Plus d’feeling » reste un des morceaux les plus marquants de l’album. Tu as plusieurs phases très fortes, je pense notamment à « me demande pas d’être réel, je préfère sortir des phrases belles » et « j’ai beau parler au mic, putain, j’reste un beau parleur, une putain. » J’ai perçu ce morceau comme une façon de relativiser la portée et le poids réel de l’artiste. Une forme de contre-pied à cette tendance à déifier l’artiste.

R : Je considère qu’on a ici une vision très occidentale de ce que peut être la musique et un artiste. Quand un DJ joue quelque part, les gens ont tendance à le regarder au lieu de danser. Comme si c’était un Dieu. Et du coup, le DJ peut finir par être aliéné par ça et commencer à lever les bras en l’air pour être idolâtré. Tu vas dans d’autres pays, en Afrique, au Maghreb, le musicien est une personne comme les autres. Il apporte une ambiance pour que tout le monde participe. Celui qui va frapper dans les mains ou danser participe autant à l’ambiance que le musicien lui-même. Au-dessus il y a Dieu, sur terre, le musicien reste un terrien. Ici, le besoin d’icônes, de valeurs et de croyances a fait remplacer les icônes religieuses par celles du star system. Et les rapports entre la star et ses fans sont déséquilibrés, douteux. Dans « Plus d’feeling » je parle d’un mec qui fait juste son job d’artiste en France.

A : Tu dresses un constat très sombre sur ce morceau. La première fois que je l’ai entendu, je me suis dit qu’avec une vision aussi noire, tu allais faire un album et disparaître.

R : Pour revenir à « Plus d’feeling », je l’ai écrit quasiment d’une seule traite. Je me suis laissé aller par la musique et ma vision. C’est une histoire où je me suis mis dans la peau de quelqu’un d’intégré. Quelqu’un d’intégré au système qu’on lui propose. Quelqu’un qui joue de son petit statut d’artiste pour se valoriser. Dans les années cinquante, quelqu’un qui avait un fort caractère, quelqu’un de droit et de solide c’était quelqu’un qui ne se laissait pas aller a ses émotions. A partir des années soixante-dix, c’est devenu tout à fait l’inverse. Jusqu’à aujourd’hui. De Gainsbourg à Joey Starr, ce que les gens kiffent chez ces artistes c’est qu’ils mettent en avant leurs humeurs. Plus ils vont jouer de ça, plus les gens vont kiffer, les respecter et les considérer. Notre société est très perverse, et dans le voyeurisme elle en demande toujours plus.
C’est ce que je veux dire quand je dis « C’est sexe et drogue qui me rend down, et a tout le monde je daigne parler avec de la poudre dans l’zen, j’aurai cru qu’ça aurait déplu, mais j’les entends dire qu’ça fait in, ça leur mystifie leurs artistes au public et aux magazines« .

Joey Starr, Gainsbourg, Johnny, tout ça ce sont des gens qui font rêver, t’aimerais toi aussi pouvoir dire « je vous emmerde » en te levant tous les jours. Mais non, tu te lèves tôt, tu vas bosser et tu fermes ta gueule. Donc tu fantasmes sur eux. Eux c’était pour de vrai quand ils étaient ados, mais maintenant c’est un spectacle bien rôdé qu’ils t’offrent parce que tu t’y attaches. Ils le font sans feeling. Et surtout ils ne comprennent pas pourquoi tu les trouves surhumains et dignes. C’est toi, avec une famille, des mômes et un boulot qui est courageux. C’est toi qui es digne. Drôle de monde, drôle de société dans lequel on vit. Voilà ce que j’ai ressenti en écrivant « Plus d’feeling ».

A : Tu as fait trois albums, et tu prépares en ce moment le quatrième ?

R : Oui, en ce moment, je suis sur Gunz N’Rocé. Prévu pour 2012 aussi. Cet album, ce sera avant tout beaucoup d’énergie et le plaisir de rapper. Tout simplement. Comme dirait JL : « relax, c’est que de la musique. »

A : La démarche que tu décris là, s’annonce à l’opposé de ton deuxième album qui pour le coup allait très loin dans la réflexion, dans le contre-pied.

R : J’ai senti le besoin de faire ce deuxième album, Identité en crescendo. Par contre ce que je fais une fois, je ne le répète pas. Si je devais faire un constat sur ma courte carrière, c’est que je ne sors pas un album tous les ans. Du coup, à chaque fois que j’en sors un, et que je pars dans un style différent, j’entends les gens dire que je me suis enfermé. Le free jazz, c’était un délire. Après, j’ai eu envie de partir sur autre chose. Tu sais, je suis comme tout le monde, ma discographie c’est un voyage à travers différents styles. Et du jour au lendemain, tu peux partir sur un nouveau style. La cohérence là-dedans, c’est que j’ai toujours essayé d’être moi. Je considère que c’est la seule manière d’accéder à la longévité dans la passion qui t’anime.

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6 commentaires

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  • Reutè,

    Rocé, immense auteur, ça c’est sûr et certain.
    L’étoile du rap français.

    Juste une remarque sur Top Départ (et sur les autres titres de cette époque, comme « C’est quoi le problème »), sur un point « technique ».
    Je trouve que la voix est assez basse par rapport à l’instru, ce qui fait que celle-ci, des fois, écrase un peu le texte, c’est carrément dommage, surtout pour les lyrics de Rocé.
    Je sais pas si j’suis le seul à penser ça

  • dizer,

    excellent album, timeless, la présence du breakbeat, vivement le prochain, avec Rocé on se lasse jamais

  • Shyriu,

    Rocé est vraiment un personnage unique dans le rap français. Et on comprend mieux sa philosophie quand on connaît l’histoire de sa famille et de son père. Pas étonnant qu’il tente de démystifier les icônes tièdes qu’on nous vend comme des héros…
    Je vous conseille de lire « Une vie de faussaire », la biographie d’Adolfo Kaminsky, écrite par Sarah, la sœur de Rocé. Je les ai interviewé tous les trois lors de la sortie du livre, et j’en suis sorti plus humble que jamais. Des gens exceptionnels. Le lien vers l’itv, publiée à l’origine dans Témoignage chrétien (on fait ce qu’on peut) : http://camarade.over-blog.org/article-kaminsky-une-famille-francaise-par-manuel-desbois-50701881.html

  • Marc,

    Le point de vue que décrit Rocé, à propos de Plus d’Feeling, celui d’un « artiste intégré » me fait énormément penser à ce que disait Booba dans son interview pour l’Abcdr. C’est un artiste et une idole : il fait ce qui marche, il dit ce que les gens veulent entendre. C’est moche mais c’est juste, comme constat.

    « T’façon tu connais le public c’est un mouton, il prend ce que lui indique l’horizon. »

    Big big up à Rocé, un auteur immense.

  • Hugues,

    Très pertinente cette réflexion sur le statut de l’artiste musical en Occident !

  • Djo,

    Retrouvez Rocé en concert exclusif à Nantes pour la réédition de son 1er album.

    ça sera le 14 février prochain dans le cadre du festival Hip OPsession 8. Et tu peux même choper le vinyle avec ta place de concert ! Joyeuse Saint Valentin !!!!
    Big Up.