Rocca, 20 ans de carrière
Interview

Rocca, 20 ans de carrière

Voguant toujours entre deux mondes, Rocca a mis entre parenthèses sa carrière sud-américaine pour revenir à une musique en Français au début de l’été. L’occasion parfaite pour retracer près de vingt ans de carrière, entre La Cliqua et Tres Coronas.

Photographie : Jérôme Bourgeois.

La météo n’est pas franchement estivale en cette fin juin et ce début d’été. Il flotte même comme en plein mois de mars. Le comble, c’est que cette pluie abondante met en condition avant d’aller rencontrer Rocca, qui est revenu au rap en français avec un EP le 18 juin dernier, intitulé Le Calme Sous La Pluie. Un titre surprenant, tant on a toujours connu Rocca comme un artiste ardent sur chacun de ses couplets depuis le début de sa discographie avec La Cliqua jusqu’à ses aventures sud-américaines avec Tres Coronas, en passant par sa carrière solo.La rencontre avec l’artiste franco-colombien se passe dans un lieu hautement symbolique, les anciens locaux de Générations dans le XXe arrondissement. Le visage toujours quasi-juvénile de Rocca pourrait presque faire croire qu’on a voyagé dans le temps, à l’époque de ses freestyles sur cette même station et bien d’autres. Surtout que le chief a autant d’énergie en conversation que dans ses prestations. La nonchalance, peu pour lui. Il est plutôt dans la démonstration : il sert les dents lors de certaines de ses réponses nerveuses, puis sur la fin de l’entretien montre de la mélancolie en parlant d’un collaborateur disparu ou de ses relations avec les membres de La Cliqua. Après presque vingt ans de carrière, Rocca fait preuve de toujours autant de passion quand il parle de son art et de carrière. Ça tombe plutôt bien, on avait pas mal de choses à lui demander.


Abcdr du Son : Dans « Le Hip-Hop Mon Royaume », tu racontais être né dans une famille d’artistes. À quoi ressemblait ton enfance ?

Rocca : C’est très bien que tu me poses la question, on va pouvoir rectifier une chose : je suis né à Paris ! [sourire] Un journaliste a un jour écrit que j’étais né en Colombie et tout le monde l’a repris dans les bios. Je suis un produit de l’immigration. Toute ma famille est colombienne, mes parents sont arrivés à Paris vers 1975, l’année de ma naissance. Comme mes parents sont artistes, on allait d’un pays à l’autre, et j’ai aussi vécu une partie de ma jeunesse en Colombie. Mais mes parents se sont définitivement établis en France quand j’étais encore petit. J’ai grandi à Paris dans cette ambiance liée à l’immigration : à la maison, c’était la Colombie, et dehors, c’était ce qu’on vivait à Paris à l’époque.

A : C’était dans quel coin, le XVIIIe arrondissement ?

R : Non, je vivais porte de Vanves [dans le XIVe arrondissement, au sud de Paris, ndlr]. Mais le XVIIIe, j’y avais tous mes potes, c’est là où j’ai passé mon adolescence.

A : Grandir dans une famille d’artistes, c’était comment ?

R : Mes parents sont peintres, mais dans la famille de mon père et de ma mère, il y a beaucoup de musiciens professionnels. Quand mes parents sont arrivés à Paris – c’était l’époque des babas cool, les années 70 – beaucoup de mes oncles venaient à Paris pour travailler la musique, tenter leur chance. J’ai grandi avec beaucoup de musiciens, et mes parents m’ont d’ailleurs mis au conservatoire très tôt, à l’âge de sept ans, je crois. J’ai appris le solfège, à jouer du violon, du piano, puis je suis passé à la batterie, et après aux percussions, mais en dehors du conservatoire, avec des amis cubains, vénézuéliens, colombiens. D’ailleurs, avant de me mettre au rap, j’étais batteur dans des groupes. J’avais treize ou quatorze ans, et je jouais avec des gars plus âgés qui faisaient du jazz-rock, de la fusion. J’essayais de jouer des rythmes plus funk, plus rap, parce que c’est ce que j’aimais. C’était mon hobby, je me baladais avec des baguettes tout le temps [sourire]. Mais à la même époque, je kiffais le dessin, le graffiti, et c’est par le graffiti que je suis rentré dans le rap. Dans mon quartier, on en écoutait beaucoup, et vers 88-89, tous les dimanches, on écoutait Deenastyle.

A : C’est ton premier souvenir lié au rap ?

R : Oui. Je ne traînais pas avec des mecs qui avaient beaucoup d’argent, on n’avait pas Yo! MTV Rap, tout ça. Le premier rapport, c’était la radio et les émissions de Nova qu’on enregistrait sur cassettes. Il y avait un autre truc mortel : une bibliothèque qui avait ouvert à côté du quartier, où avec un abonnement, on pouvait sortir des vinyles, je crois que c’était quatre par jour. Il y avait de tout : du Trouble Funk, du Eric B & Rakim, du Run DMC, c’était super bien. Grâce à ces vinyles, chez moi, je faisais mes propres breakbeats sur un poste Philips. Je faisais des cassettes de trente minutes avec la même boucle [sourire]. C’était à la fin des années 80, je commençais à poser mes premiers raps comme ça.

A : Avec ce bagage musical, à quel moment tu te lances vraiment dans la musique ?

R : Au début des années 90… En 1990 exactement même. En fait, Farid [Jelahee, DJ de La Cliqua, ndlr] et moi étions dans le même bahut. Il avait gagné un concours de MJC, et avait des platines, des vinyles, un petit sampleur, donc j’étais tout le temps chez lui à travailler, à sampler des disques de jazz. On ne savait pas trop où on allait, mais on enregistrait nos petites démos. Et cette année, en 1990, il y a eu un concert de Gang Starr à l’espace Ornano, avec en première partie, je crois, Little Mcs et Idéal Junior [ce fameux concert a en fait eu lieu en décembre 1991, année de la sortie de Step In The Arena, ndlr]. Et surtout Gang Starr ! Pour nous, ça a été le gros déclic. Quand j’ai vu Guru, je me suis dit : « Je veux rapper comme lui. » Son charisme, le concept du MC et du DJ pendant le concert, le truc sale qu’il y avait à l’espace Ornano… C’était mon premier concert de rap, j’avais quinze ans, je me prends ça dans la gueule. Je me suis mis à travailler plus sérieusement le freestyle, la rime.

Et puis à un moment, Jelahee a commencé à rencontrer du monde. Des reubeus zé-ras, en baggy, tatoués et sous Cypress Hill, il n’y en avait pas beaucoup à l’époque sur Paris. [sourire] Il allait travailler au Lab, la boutique de Brian, de J.R. et de Chimiste. Ils commençaient à monter un groupe avec un mec qui s’appelait Daddy Lord C. C’était une légende de la rue, un mec connu pas en tant que rappeur mais comme quelqu’un qui cassait des bouches, comme un mec des gangs de l’époque, comme Dalton, les Black Dragons, tout ça. Lui était en train d’enregistrer son morceau « Les Jaloux », sur lequel c’est Jelahee qui scratche. Farid en a profité pour lui dire : « Je connais un rappeur qui défonce ». C’est donc là que j’ai rencontré Daddy, et ça a tout de suite accroché. Très rapidement, avant même d’avoir été intégré dans La Cliqua, on formait La Squadra avec Daddy, et on travaillait des morceaux. Je me souviens que c’est aux dix ans de la Zulu Nation, à la mairie de Porte d’Orléans, en 1993, que je suis rentré dans La Cliqua. De là, je fais mon école, alors qu’avant, je me faisais les dents. Dans La Cliqua, je rencontre d’autres MCs qui ont du talent, et il y a une émulation, de l’adrénaline. Imagine : on est tous adolescents, on dort dans les mêmes chambres où on ne fait que rapper, on va d’une ville à l’autre, d’une cité à l’autre, d’une MJC à une radio… Toute la journée, on rappe ! On sèche les cours, on ne pense qu’à ça. Surtout qu’à cette époque, j’écoutais beaucoup de rap hardcore, j’étais plus Gang Starr que De La Soul, tu vois. J’aimais le grimy, le truc sale, parce que c’est ce que je vivais. Tous les gars de La Cliqua, c’est ce qu’on ressentait. C’est pour ça qu’on avait ce côté new-yorkais, mais en même temps tellement parisien ! Ça puait la rue ! Je n’étais pas comme Daddy, mais je n’étais pas un ange non plus… J’avais le feu !

A : Dans quelles conditions s’est fait Conçu Pour Durer ?

R : On enregistrait des mixtapes, par-ci par-là, on tapait des freestyles à la radio… La rue écoutait La Cliqua ! Il n’y avait pas un mec qui n’écoutait pas La Cliqua dans son ghetto blaster, parce que c’était nous la nouvelle génération. Avec tout le respect pour IAM ou NTM, nous, on les avait dépassé. On avait un juice… et une vraie émulation, avec les mecs du Ménage à Trois, 2 Bal 2 Neg’, tout ce bordel. On avait une manière différente d’élaborer les rimes, les métaphores, le slang, le style de son… On était une nouvelle école ! On rappait partout où on traînait, ça a été ça mon école. Quand les américains arrivaient, ils se prenaient des claques. Ils ne comprenaient pas, mais il captait la vibe. Wu-Tang, Gang Starr : les gars arrivaient sur Paris, ils étaient offishal ! Ils avaient la meilleure weed et le meilleur du rap de Paris. [sourire] Du coup, très tôt j’ai pu enregistrer à D&D. En 1995, j’ai enregistré le remix de « Le Hip-Hop Mon Royaume » à D&D avec Blahzay Blahzay. Imagine… Un groupe indépendant, on récupérait de l’oseille avec la vente de l’EP et nos concerts. Je me professionnalise sur le tas en fait, on ne connaissait rien : la scène, l’enregistrement… On rappait sur bandes, il n’y avait pas Pro Tools. Un studio ça coûtait cher, il fallait faire one shot ! On arrivait en studio préparés, avec des maquettes. Un mec qui n’était pas bon, qui devait enregistrer quarante fois, ça lui coûtait cher !

A : Donc déjà à cette époque, tu traînes à New York ?

R : Déjà avant en fait, au début des années 90. J’étais chez des amis de ma famille, qui habitaient Alphabet City [quartier situé dans le East Village de Manhattan, ndlr], en face de Brooklyn. A cette époque, c’était un endroit chaud, essentiellement porto-ricain. J’étais pote avec des porto-ricains et des cubains. J’ai connu le New York où sur la 42e on vendait encore du crack et de l’héroïne, il y avait des pimps et de la prostitution. J’avais 14 ans, t’imagine !

A : De tes yeux de jeune français issu de l’immigration colombienne, comment tu as vécu cette expérience de vivre dans une diaspora latino-américaine à New York ?

R : A Paris, j’étais entouré de Farid, Abdoulaye, Mamadou… On me prenait tout le temps pour un arabe ! [sourire] C’est pour ça que je m’identifiais beaucoup au rap américain, en dehors de mes musiques latines, il y a dès le début eu beaucoup de latinos dans le rap. Au fond, ma vraie culture, c’est le hip-hop. Tout ce que j’ai eu dans ma vie, c’est grâce au rap et au hip-hop.

A : C’est presque une constante dans ta carrière : sur tous tes albums, tu as plusieurs morceaux où tu célèbres le hip-hop, tu défends un certain idéal du rap, qu’on ne retrouve plus aujourd’hui.

R : Si, on le retrouve dans la danse et le graffiti, mais pas dans le rap, c’est vrai. J’vais te dire : je ne suis pas un bicraveur du rap. Je l’ai fait par vocation, j’ai eu cette chance d’avoir grandi dans cette époque, d’avoir connu cette émulation. Ce que je raconte, encore aujourd’hui, c’est vrai, je ne te raconte pas de mythos. Je ne suis pas là à te raconter que je vends du crack et que je dors avec un 9 mm. Ce qui est complètement faux en France, ne vient pas me dire ça. En allant au Salvador, j’ai été confronté à une violence extrême, on ne peut pas me raconter des conneries. Si ça marche, tant mieux pour toi. Mais quand j’ai pris le micro, pour moi le rap, c’était une opportunité de m’approcher de la vérité, ce que j’ai toujours essayé de faire. C’est l’authenticité qui m’a plu. Tu peux être un vrai gangster et raconter ta vie, il n’y a pas de problème, c’est du vécu. Mais la majorité des gars ici, ils ne dorment pas avec un 9 mm.

« Tout ce que j’ai eu dans ma vie, c’est grâce au rap et au hip-hop. »

A : C’est un autre fil rouge dans ta discographie, cette volonté de casser l’image parfois glamour que les jeunes se font du banditisme et de l’illégalité, sans faire la morale. Pourquoi ?

R : J’ai grandi dans un milieu où il y avait de vraies caille-ras. Eux me disaient : « Tu as l’opportunité de rapper, sans le vouloir, tu nous représentes. Donc fais-le bien ». J’essaie de transmettre un message positif. Il y a une phrase de Daddy Lord C que j’aime beaucoup, et qui relativise bien le rap racailleux d’aujourd’hui : « Caillera je veux bien, mais toutefois avec du génie. » Ça résume vraiment ma philosophie. Être caillera pour être caillera, c’est pas intéressant. C’est même une insulte. Si t’as du génie, tu dois sortir du lot. Et c’est ça qu’on essayait de faire dans La Cliqua.

A : Tu parles beaucoup de Daddy, et assez peu des autres rappeurs de ton groupe.

R : Parce que les autres étaient comme moi ! Daddy, c’était un OG, lui et toute l’ambiance qui traînait autour. Pour moi, c’est un des meilleurs lyricistes de France. Booba et tous ces mecs-là s’en sont inspirés. « Mon rap caille te colle pire qu’un UV ». Daddy !

A : Quel est le meilleur souvenir que tu gardes de cette époque, au moment de la sortie de Conçu Pour Durer et de cette émulation ?

R : Les soirées « 1664 » [sic]. C’était des soirées qu’on faisait dans des rades du XVIIIe, du XXe, où il n’y avait que des kickeurs. C’était sale, c’était pas comme aujourd’hui avec des mecs qui arrivent avec leur sac à dos… Il y avait tous les gars de Gare du Nord, et beaucoup de gens du rap français de l’époque sont passés par là. Je me rappelle aussi de l’hôpital éphémère : c’était un hôpital où il y avait des studios, dans le XVIIIe, à Guy Môquet, et tout le monde y avait son studio. Ça devait être démoli, mais la mairie a laissé ça aux jeunes, il y avait des graffeurs, des rappeurs… Je me souviens aussi de la Zulu Nation, à Harlem, en 1996. On y avait été invité, et on a rappé des freestyles sur des tables. Les mecs qui nous tenaient, c’était les gars de M.O.P. et d’E.P.M.D., avec Tony Touch aux platines ! [sourire] Tout ça c’est des bons souvenirs.

A : Suite à Conçu Pour Durer et la compilation Le Vrai Hip-Hop, tu es le premier à sortir en solo. On aurait pu s’attendre au contraire à un long format du groupe. Pourquoi ?

R : Ce qui s’est passé, c’est que grâce à mes solos sur Conçu Pour Durer et Le Vrai Hip-Hop, j’avais un buzz de ouf. Daddy, lui, rentrait professionnel à la boxe. Egosyst venait de quitter Coup d’État Phonique et La Cliqua, Kohndo se retrouvait tout seul, et les gens connaissaient Coup d’État Phonique, pas Kohndo seul. Donc les gars de La Cliqua m’ont dit : « Rocca, il faut que tu sortes un solo, le temps qu’on reconstruise tout. » Surtout que j’avais un morceau qui tournait à la radio, et j’enregistrais beaucoup. A ce moment là de La Cliqua, j’étais peut-être le gars le plus opé pour pouvoir sortir un album. Kohndo avait pas mal de morceaux, mais il fallait qu’il recrée quelque chose en solo.

A : Comment s’est passé l’enregistrement de ce premier solo ?

R : Très vite ! On a maquetté très rapidement, environ la moitié de l’album, et l’autre moitié en studio, comme ça, sur des sons qui arrivaient. Avec Lumumba, Gallegos, Chimiste, on était enfermés 24h sur 24. Je dormais en studio. On a bouclé l’album en moins d’un mois.

A : Cette précipitation, tu l’as regretté ?

R : Non, parce que ça s’est fait comme ça. Et s’il a cette couleur là, c’est parce qu’il s’est fait dans cette urgence, cette rage. Et si des gens l’écoutent encore aujourd’hui et ressentent ça, c’est pour ça. Comme je te l’ai dit, on voulait s’approcher de la réalité.

A : L’album a profité de la bonne exposition de ton single « Les Jeunes de l’Univers ». Tu t’y attendais ?

R : En fait moi, ce qui m’a surpris, c’est le boycott surtout !

A : Comment ça ?

R : Tu te rappelles de Laam ? [Le premier single de Laam était une reprise de « Chanter Pour Ceux » de Michel Berger, samplé sur « Les Jeunes de l’Univers »] Il y a un jeune artiste, en train de défoncer à la radio. A côté, tu as une maison de disques qui ne sait pas quoi lancer, vaguement une chanteuse r’n’b, qui entend ce petit jeune qui cartonne à la radio avec cette boucle de Michel Berger que tout le monde connait… Le jour où son morceau est entré en playlist, le mien est sorti. C’est ça qui m’a choqué. Je me suis aperçu que je rentrais dans un milieu qui n’était pas le mien. Ce n’est pas un mauvais souvenir, au contraire : c’est un très bon souvenir de la réalité. Tu fais du rap, et une chanteuse de merde arrive avec une chanson où elle ne crée rien – parce que nous, quand même, du sample on crée autre chose. Simplement, on apportait une ambiance qui ne plaisait pas aux grands médias.

A : Je me souviens que vous étiez quand même passés sur Canal+.

R : Oui, mais on avait apporté une autre ambiance sur le plateau – on était en 97 quand même ! C’est un autre monde qui arrivait à la télé, avec des mecs qui parlaient avec leur argot, leur accent. On savait ce qu’on disait, on n’était pas bêtes. Ça faisait peur !

A : Tu as senti une condescendance quand vous arriviez dans ce genre de milieu ?

R : Grave ! On arrivait dans un milieu ou la pop et le rock était la norme. Je me souviens de Laurent Bouneau qui nous avait suivi pendant la tournée de NTM, il ne savait pas ce que c’était, le rap ! Et d’un seul coup des mecs comme moi faisions disque d’or, bam !

A : Ce succès soudain, si jeune, ça t’a grisé ?

R : Non, au contraire, ça m’a permis de comprendre certaines choses, d’évoluer dans ma musique. J’ai appris sur le tas, il n’y a rien de tel que l’expérience directe comme ça ! Après, c’est vrai que je me suis détaché de ce milieu là, j’ai continué à faire ma musique à ma manière. Beaucoup de gens disent : « Rocca n’a pas pété », mais c’était peut-être une volonté. Sur mes albums suivants, il y a quelques singles, mais ça reste moi, très rap, hors tendance. J’ai suivi ma lignée, jusqu’à aujourd’hui et Le Calme Sous La Pluie.

A : Dans quelles conditions s’est fait l’album éponyme de La Cliqua ?

R : Ça avait changé entre nous. Arsenal nous avait payé pendant trois semaines un séjour loin de Paris, dans une province où il n’y avait rien, dans une villa. Je ne garde pas un très bon souvenir de cette période. On pensait tous différemment, il n’y avait plus cet esprit de camaraderie… je vais le dire franchement, cet album, c’est Jelahee et moi qui l’avons fait. Et Raphaël, qui se laissait bien driver, et qui était un vrai tueur… [Long silence]

A : Ces différends avec les autres, ça a été une des raisons qui t’ont poussé à voyager plus à New York ?

R : Non, c’est juste l’envie de kicker. La terre appelle. J’étais dans une autre vibe depuis quelques temps. Ma manière de m’habiller, les sons que j’écoutais, les sons que me proposaient les producteurs français… Ça ne collait plus. Il était temps de partir. Je me suis dit : « Si je ne pars pas maintenant, je ne partirais jamais ».

A : J’imagine que ce changement d’environnement, personnel et géographique, a eu une grosse incidence sur ta manière de faire de la musique.

R : Le truc c’est qu’à cette époque, j’étais déjà tout le temps fourré à New York. J’étais chez des potes, dans le Queens, à Brooklyn, à freestyler et à kicker en espagnol. Je pense que c’est perceptible sur Elevación : mon flow a évolué. Et pas que ça : dans la structure musicale, dans la conception des morceaux, dans les arrangements. Tu écoutes un morceau comme « La Bonne Connexion », sur lequel je fais du storytelling, et tu écoutes « Chronique » et « Spasmes », c’est un autre niveau. J’arrive à plus rentrer dans les détails, à sentir la pisse du chien sur le trottoir. Et surtout, je me suis lâché avec Gallegos, Armeni Blanco et Lenny Barr. Aujourd’hui encore, c’est l’album qui me rapporte le plus de parts de SACEM. Alors que quand je l’ai sorti, c’était un album complètement incompris. En 2001, les gens n’écoutaient pas ça dans le rap. L’album n’a pas fait disque d’or, il a dû vendre entre cinquante et soixante mille, ce qui était bien. Pour la maison de disques ce n’était pas une réussite commerciale. Mais de mon point de vue personnel, pff… C’est aussi cet album qui m’a ouvert des portes aux États-Unis, avec des morceaux comme « El Original », qui a été un hit en Amérique latine. Ça m’a permis d’enregistrer un remix du morceau « What You Think Of That » en studio avec Memphis Bleek et Jay-Z, qui n’est finalement pas sorti [on retrouve ce remix sur le street album New York de Tres Coronas]. Celui qui venait me chercher à l’aéroport, c’était DJ Enuff ! C’est à partir de 2001 que j’ai commencé à vivre la moitié de ma vie à New York. Comme je n’avais pas de visa, il fallait que je revienne tous les trois mois.

A : Sur Elevación on retrouve deux artistes qui ont compté pour toi. Il y a d’abord Big Red.

R : Big Red m’a beaucoup influencé, beaucoup appris. Sur scène, c’est un monstre. En studio, c’est un boulimique de travail. Je l’ai rencontré au moment où il enregistrait son premier album, Big Redemption. Rudlion et lui m’avaient appelé pour le morceau « El Dia De Los Muertes ». Ça a tout de suite collé. On a fait une tournée ensemble suite à ça, et enregistré d’autres titres, comme « Sang Pitié ».

A : Qui était P4, qu’on retrouve à deux reprises sur Elevación ?

R : [Long soupir triste] Miguel… C’est en partie à cause de ça que j’ai quitté la France. Il s’est fait assassiner. Lui, c’était vraiment le mec que… Si j’avais envie de produire quelqu’un, c’était lui. Et je commençais à être assez mûr et à avoir assez de capitaux pour commencer à embarquer quelqu’un dans une aventure, lui proposer quelque chose. P4 avait tout. Il avait la street, la voix, le flow, le look, tout. C’était un tueur, un putain d’MC. Il tuait sur scène, c’était mon backeur, le seul que j’ai eu après La Cliqua. On travaillait sur son projet de EP, et puis il est mort… On venait juste de finir la tournée d’Elevación, on venait juste de commencer à travailler Amour Suprême, où il produit un morceau, « Apprendre à Vivre ». A ce moment là, j’ai eu un coup de dépression. C’est ça qui m’a fait éloigner du rap français. Ça me rappelait trop de souvenirs. La Cliqua, Miguel…

A : Puisque tu évoques Amour Suprême, quel regard tu portes ce troisième album ?

R : Pour moi, c’est mon meilleur album. Du point de vue de la production, j’ai réussi à faire ce que je voulais. Surtout, j’étais arrivé à maturité. Tout est dit dans cet album. Je trouve qu’il n’a pas vieilli. Sur Elevación, j’avais vraiment envie de rapper, je venais de sortir de l’histoire avec La Cliqua, j’ai attendu deux ans, je savais ce que je voulais faire. BAM, en un mois c’était bouclé. Mais dans Amour Suprême, c’est tout mon savoir-faire de dix ans de rap. J’ai bien pris mon temps pour le maquetter. C’était bien plus confortable. Pour ça je peux remercier la productrice exécutive, Anne Lamy [directrice artistique chez Barclay entre 1994 et 2005, et fréquente collaboratrice d’Alain Bashung]. Elle m’a laissé un budget libre. Parce que ça coûtait cher : j’enregistrais sur bande, c’était ensuite mixé en double SSL. Elle m’a fait confiance dans ma musique, et elle n’a jamais été déçue. Mais cet album et Elevación sont sortis à une époque où tout commençait à changer dans les maisons de disque, l’époque où Vivendi venait de racheter Universal. Ils avaient viré tous les gars qui s’y connaissaient en musique pour mettre des mecs qui sortaient des écoles de commerce et qui n’y connaissaient rien. J’ai subi ça, tous les trois mois on changeait de mec, tu ne comprenais pas qui c’était, il prenait le projet et ne savait rien. C’est comme un sportif qui change tout le temps d’entraîneur. Et puis eux voulaient des coups, un truc qui marche et voilà. Alors que moi je suis un gars qui fait des albums pour durer. Je pense qui si tu écoutes des sons sur mes albums aujourd’hui, il y en a qui n’ont pas vieilli. Un morceau comme « Plaidoirie », il y a des choses que j’entends dans le rap conscient d’aujourd’hui, des gars comme Médine.

A : Tu l’évoquais un peu plus tôt, à cette époque, tu commences à travailler sur Tres Coronas. On voit même une photo de toi avec PNO dans l’album Elevación.

R : J’ai rencontré PNO en 1999, quand j’étais en train de finir le mastering de l’album éponyme de La Cliqua, via des amis en commun. Ils m’ont dit : « On connait un rappeur d’origine colombienne qui aimerait te rencontrer ». Et très vite, on a commencé à enregistrer des démos en espagnol, à vendre nous-mêmes notre première mixtape. On en a vendu des milliers, beaucoup en Amérique latine, ce qui nous a permis de financer le street album New York, puis notre premier album Nuestra Cosa.

A : Tu avais déjà eu une carrière ici. J’imagine que ça a joué dans ta manière de construire Tres Coronas ?

R : Je m’occupais de la partie artistique, j’avais l’expérience de la scène, du studio. C’était mes petits. Les têtes pensantes, c’était PNO et moi. Par contre, le truc avec Reychesta, c’est qu’il n’écrivait pas ses lyrics. C’était un freestyler, mais il ne savait pas écrire de chansons. Et c’était beaucoup de l’image chez Rey. Ce qu’il était, c’était faux. Il était gentil, mais il mentait trop, avait des problèmes de drogue. Je venais de toutes ces histoires dans La Cliqua, on ne pouvait plus me la faire. Quand on a senti avec PNO que ça commençait à partir en couille, on s’est détaché de lui. D’ailleurs, il n’a rien dit. Ce n’est qu’au moment où on a été nominé aux Latin Grammy Awards [pour la cérémonie de 2007, ndlr] qu’il a fait des vidéos sur Youtube, où il disait qu’on avait volé le nom Tres Coronas, tout ça. Des conneries.

A : Justement, cette nomination pour « Mi Tumbao », toi qui avais tant d’années de rap derrière toi, qu’est-ce que ça t’as fait ?

R : Regarde, j’ai eu cette nomination pour un titre sur lequel j’ai fait ce que je voulais faire, où j’ai travaillé sans frein. C’est là où je me suis dit « ça ne sert à rien de faire du rap américain comme les Américains », comme ce qu’on a fait sur le premier album. Tu sais qu’on aurait pu signer sur le label de Fat Joe et de son cousin, SRC ? Fat Joe voulait nous signer ! On était en studio avec eux, Akon venait de finir son album. Ils écoutaient nos morceaux, ils nous disaient « putain, on dirait du rap américain mais en espagnol ! » Mais quand j’ai eu la nomination, je me suis dit que le bon Dieu m’avait envoyé un message. Ce qui marche, c’est quand tu fais des trucs que tu as envie de faire, et qui ne sonnent pas comme les Américains. Les Cainris ont quelque chose que tu n’as pas, et toi quelque chose qu’eux n’ont pas. D’ailleurs, quand on a fait l’album La Musica Es Mi Arma, on l’a fait écouter à RZA. Il a crié : « What the fuck ? ». Parce que c’est du rap, mais il y a cette identité sud-américaine, roots.

A : Ce qui était fort avec le succès de « Mi Tumbao », c’est que c’est arrivé au moment de la vague reggaeton.

R : Ça a été un tsunami ! Et pourtant on nous a proposé de faire du reggaeton, on est parti à Porto Rico rencontrer les plus gros producteurs, ceux qui bossent avec Don Omar, tout ça, on est resté une semaine à être dans tous les studios. On a même fait un remix d’un de nos morceaux en reggaeton, mais c’était pas notre truc. Nous on vient du hip-hop, on voulait mélanger ça avec nos racines colombiennes.

A : D’ici, on a du mal à percevoir le succès que vous avez eu avec Tres Coronas.

R : En terme de succès d’estime, c’est comme avec La Cliqua en France : en Amérique latine, on a des titres qui sont des classiques. Tous les ghettos d’Amérique latine savent qui est Tres Coronas. Beaucoup de rappeurs de la nouvelle génération ont été inspiré par nous.

« J’étais trop concentré sur Tres Coronas, je vivais quelque chose de complètement différent. Je ne voulais pas raconter ma nouvelle vie, j’ai eu peur que les gens ici ne comprennent pas. »

A : Une autre expérience importante de ta carrière a été celle avec Christian Poveda sur son documentaire La Vida Loca. Comment ça s’est fait ?

R : Mon frère travaillait avec lui, sur la traduction des sous-titres. C’est donc mon frère qui m’a mis en contact avec Christian, qui avait kiffé le morceau « Mi Tumbao », et qui avait vu des jeunes écouter Tres Coronas en Amérique latine. Mais il ne savait pas que j’étais français. Il m’a donc appelé, envoyé des images, et m’a dit qu’il voulait que je fasse un son avec Yuri Buenavetura, que je connais très bien également, et qui se trouvait en Colombie à ce moment là. Il m’a laissé carte blanche. C’est pour ça que le morceau « La Vida Loca » commence avec un bullerengue, un rythme traditionnel colombien de marche funèbre, lorsque les morts sont portés au moment des enterrements. Et j’ai transformé ça en un mélange avec de la salsa et un rythme down south. C’est ce que j’adore faire ! Mais pour ce genre de morceaux, la production musicale coûte très cher, parce que j’ai des vrais musiciens avec moi. Il y a des sections de quatre trompettes, quatre trombones. A côté de l’enregistrement de mon deuxième EP, je suis d’ailleurs sur un autre projet, un quintette, où je travaille avec des musiciens, avec des morceaux déjà enregistrés, très forts, un truc inédit ! [rire]

A : Cette double carrière, tu la gères comment ? Tu te sens toujours « entre deux mondes » ?

R : Aujourd’hui, j’ai deux répertoires : un en français ici, et un en espagnol quand je fais des tournées en Amérique latine, où il y a quelques classiques vu qu’on a déjà dix ans d’existence. On remplit des salles, et les gens ne savent rien de ma première carrière, que je rappais en français et tout. Et inversement, ici, certaines personnes pensent que je ne rappe plus. Je me demande de quoi ils pensent que je vis. Des deux ! La seule chose que je peux me reprocher, c’est qu’à un moment j’étais tellement dans le rap latino que pendant presque dix ans j’ai presque rien fait en rap français. J’étais trop concentré sur Tres Coronas, je vivais quelque chose de complètement différent. Je ne voulais pas raconter ma nouvelle vie, j’ai eu peur que les gens ici ne comprennent pas. J’avais mon visa, je vivais à plein temps dans le Queens, je voyageais… Avant de revenir à Paris, je venais de sortir d’une tournée Tres Coronas de deux mois au Nicaragua, au Costa Rica, au Chili, en Argentine et en Colombie, avec un répertoire tout en espagnol. Quand je reviens ici, je dois enchainer sur une tournée avec que des textes en français, avec un autre flow, un autre manière de rapper… Mais les deux m’enrichissent ! Je n’aurais pas pu faire ce que j’ai fait en Amérique latine si je n’avais pas été à cette école de La Cliqua, et vice versa avec mon nouvel EP et ma carrière avec Tres Coronas.

A : Après cette deuxième carrière en espagnol, on n’imaginait pas te voir revenir en France. D’où t’es venue cette envie ?

R : J’étais en tournée pour la réédition de l’album Entre Deux Mondes. Pendant la tournée, j’ai commencé à écrire, je me suis enfermé en studio avec mon frère, Lorenzo, et voilà, ça a été très spontané. Mais il a été travaillé avant. J’avais beaucoup d’idées sur ce que je voulais écrire, j’attendais juste les sons. Une fois que je les ai eu, bam. [il frappe son poing dans la paume de son autre main] J’aurais pu faire un album, mais j’ai préféré le format EP, parce que les gens aujourd’hui n’écoutent plus d’albums. Là, je trouve mon EP frais, en accord avec mon humeur du moment. Par contre, ça m’a fait bizarre de travailler avec un frein à main…

A : D’un point de vue musical ?

R : Oui. Parce qu’en Amérique latine, je me lâche. Le rap en France est trop fermé. J’aime bien, parce que ça fait longtemps que j’avais pas travaillé sur des breakbeats, sur du rap brut. Ça a été un plaisir. Mais je me suis freiné. Quand j’ai commencé à préparer mon retour, je commençais à dire : « Je veux faire ça, ça, et ça« , mais mes gars m’ont dit : « Ça fait dix ans que tu n’es plus là, des gens ne te connaissent pas, reviens avec un truc plus terre à terre, plus dans la vibe de ce que les gens peuvent apprécier du rap en France, sinon les gens vont te voir comme un ovni ». Cela dit, ça ne m’intéresse pas qu’aujourd’hui un producteur français m’amène un son à la Rick Ross où à la Meek Mill. Si je veux du Ross ou du Meek Mill, j’écoute leurs albums. C’est pour ça que j’aime travailler avec des producteurs qui se laissent guider par ce que j’aime faire, surtout que je produis aussi. « Mi Tumbao » c’est moi. La Musica Es Mi Arma, c’est moi et mon frère, qui a fait la majorité des sons du EP.

A : En écoutant le EP, j’ai eu ce sentiment qu’on te sent moins épanoui comparé à des morceaux comme « La Vida Loca » ou « Mi Tumbao », comme si l’évidence était que ton son, c’était celui-là.

R : Bah ouais, parce que c’est ce que j’ai toujours voulu faire ! Je ne suis pas pour autant frustré de refaire des choses plus brutes. C’est comme quand tu passes de la conduite d’une voiture à une autre, ça te fait bizarre, mais tu kiffes quand même ! Et je pense que ça s’entend sur des morceaux comme « MC Hustler », « La Notice » ou « Génération Hip-Hop ». Un morceau comme « Le Calme Sous La Pluie », c’est dans les vibes que j’aime du rap ricain actuel, avec un son lourd en basse. Sur « International », j’ai voulu mélanger les deux, il y a les trombones, un côté plus Amérique latine. Sur le deuxième EP, j’enlève le frein à main, je me lâche. C’est pour ça que je l’ai appelé « Le Calme Sous La Pluie », j’arrive tranquillement. J’ai l’expérience, je sais ce que j’ai à faire. J’ai tout un public à conquérir qui ne me connait pas. Et ça me motive, à retravailler plus les lyrics, mes textes en français.

A : Tu avais perdu des mécanismes en termes d’écriture en français ?

R : Plutôt dans le flow. Il faut beaucoup de mots en français pour faire swinguer la langue. Donc j’ai essayé de mettre moins de mots, d’aérer un peu, et de reprendre du plaisir à écrire en français. C’est ça qui m’a pris du temps. Une fois que je me suis réadapté, c’était parti, et j’ai kiffé. Un morceau comme « L’Incompris », niveau écriture, c’est ce que j’aime faire. Il est très personnel, mais tellement humain, tellement vrai.

A : Ce genre de morceaux personnels est arrivé plus tard, à partir d’Amour Suprême. C’est important de parler de temps en temps de toi ?

R : En vérité, sur des morceaux comme ça tu parles pas de toi, tu parles des autres. Si tu contrôles pas tes émotions, t’es comme les autres. Si tu prends le temps de t’étudier, tu connais l’autre. Il y a des principes qui changent, une éducation qui change, mais au fond c’est la même chose.

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