Oumar Samaké
Interview

Oumar Samaké

Fondateur du label Golden Eye et à l’origine d’un des projets rap français les plus intéressants de 2012 avec We made it, Oumar est un entrepreneur bien de chez nous qui n’hésite pas à jeter un oeil sur ce qui se fait outre-Atlantique. Entrevue avec un type plein de convictions qui a une tonne de messages à faire passer.

Photographie : AL

Abcdrduson : Est-ce que tu peux te présenter pour les lecteurs qui ne te connaissent pas encore ?

Oumar : Oumar, patron du label Golden Eye Music. Je suis dans la musique depuis un moment mais j’ai longtemps été observateur. J’ai travaillé avec de nombreux labels dont Première Classe. J’ai également managé Kennedy pendant de longues années et j’ai beaucoup travaillé avec Ol’Kainry.

J’ai rapidement commencé à avoir des envies personnelles et à vouloir asseoir ma propre vision. Le beatmaking m’a toujours plu et c’est comme ça que j’ai commencé à manager des beatmakers. Spike Miller est le premier beatmaker que j’ai eu.

A : L’équipe de départ était donc constituée de Spike Miller, Blastar, Cannibal Smith et toi-même.

O : Voilà et, dès le départ, j’avais une équipe extrêmement talentueuse. Rapidement, on s’est fait connaître et en, à peine six mois, on était déjà très actifs. A ce moment, le label n’était pas encore créé et j’étais seulement leur manager. Je réfléchissais encore à la manière de structurer tout ça. C’était compliqué parce que c’était nouveau d’avoir une équipe de beatmakers, j’étais jeune, j’étais déjà sollicité par les grosses têtes d’affiche et je ne savais pas forcément comment gérer tout ça… C’était compliqué mais, finalement, j’ai créé Golden Eye Music.

A : En quelle année se crée le label ?

O : Vers 2007-2008. Entre temps, Spike Miller a quitté l’équipe, Richie Beats est arrivé ainsi qu’un binôme signé il y a quelques mois, Mohand et Jérémy. Ils ont un côté rap – ils ont produit pour Fababy, Mac Tyer etc – mais ils sont plus orientés vers la pop et sont complémentaires des autres producteurs. Aujourd’hui, la pop est une sorte de fusion de plusieurs genres musicaux et ça me paraissait intéressant d’apporter cette touche à notre équipe.

Durant ces années, on a travaillé sur énormément de disques. On ne se contentait pas de placer uniquement des productions mais on travaillait vraiment avec les artistes. Il ne s’agissait pas de donner un instru et de découvrir le morceau à Planète Rap… On était en studio pour proposer des idées et avoir un échange. On a travaillé avec quasiment toutes les grosses têtes d’affiche : Mac Tyer, Rohff, Diam’s, Kennedy, Sefyu… Ce serait trop long d’énumérer tout le monde parce qu’on a travaillé avec toute cette génération de rappeurs.

Il ne faut pas trop attendre du beatmaking non plus. Le rap est un milieu d’ingrats et il y a des milliards de beatmakers. C’est à dire que quand tu travailles avec un rappeur et que tu lui donnes un gros beat, l’autre va être vexé et ne va plus vouloir bosser avec toi… Aujourd’hui, l’aboutissement d’un beatmaker c’est de ramener son propre artiste et de le développer. Dans un premier temps, c’est intéressant de travailler avec tout le monde afin de se faire connaître mais, au bout d’un moment, il faut passer à autre chose. Je suis l’éditeur et le manager de mes beatmakers et, aujourd’hui, je leur demande de ramener leurs artistes et de peaufiner leur science en travaillant avec lui. C’est ce qu’ont fait tous les gros beatmakers américains. Je ne parle pas forcément d’assurer toutes les productions mais d’encadrer l’artiste et son projet. Ils doivent être capables d’assurer sur un album entier. Quand ils auront réussi à faire ça, ils seront dans la cour des grands. L’objectif n’est plus du tout de placer une prod dans tous les disques de rap français. Je préfère que mes beatmakers ramènent un artiste encore inconnu, qu’ils fassent une mixtape, qu’ils le développent… Je trouve ça plus intéressant que de courir derrière les rappeurs. Je ne dis pas ça pour frimer, c’est simplement l’évolution logique du business qu’on a mis en place.

A : Il y a à la fois des artistes et des beatmakers qui sont signés sur ton label. C’était une envie d’associer les deux ?

O : Un beatmaker et un artiste ne se gèrent pas de la même manière, ne serait-ce qu’en terme d’ego. A la base, je suis quelqu’un d’assez introverti qui a du mal à aller vers les gens. Les beatmakers, qui ne sont pas sous les projecteurs, sont souvent comme ça et correspondent davantage à mon état d’esprit : travailler en sous-marin tout en apportant une force réelle au business. C’est la raison pour laquelle j’ai commencé à travailler avec des beatmakers et ça se passait très bien. Eux s’occupaient de la musique et j’allais voir les artistes pour leur proposer des titres. Avec Spike Miller, on a notamment fait le projet One beat qui a vraiment été un élément déclencheur.

Ensuite, Blastar nous a rejoint. C’est un artiste que je connaissais parce qu’il nous avait déjà proposé des sons pour Première Classe 3 [NDLR : Le projet n’aura finalement jamais vu le jour]. Quand j’ai décidé de monter ma structure, j’ai voulu qu’il nous rejoigne. Pourtant, à l’époque, il ne faisait que très peu de rap et travaillait surtout dans le milieu caribéen, notamment sur les premiers albums d’Admiral T. Malgré cela, il avait une touche rap et je lui ai donné l’occasion de l’exprimer. Cannibal Smith était intéressé par le projet et il nous a également rejoint.

A : Dixon est le premier rappeur a avoir sorti des projets chez Golden Eye. Quels ont été les retours et est-ce que ça n’était pas compliqué d’installer un artiste qui était encore inconnu ?

O : C’est notre philosophie d’aller chercher des artistes encore inconnus. À l’époque où on a signé Dixon, tu n’avais aucun résultat quand tu tapais son nom sur Google donc, oui, ça a été difficile. A ce moment, j’étais concentré sur Kennedy et Ol’Kainry et c’est Blastar qui ramène Dixon que je ne connaissais pas du tout. Un jour, on s’est rencontré, le feeling est bien passé et ça c’est fait très simplement. Comme je te l’expliquais tout à l’heure, je pense qu’un beatmaker doit avoir son artiste pour franchir un cap. Blastar était motivé par Dixon donc je lui ai fait confiance. Je lui ai demandé s’il était sûr de son choix, il m’a répondu que oui et je lui ai dit qu’on le faisait. Je connais Blastar depuis longtemps et j’ai une totale confiance en lui.

Pour moi, c’est une fierté d’avoir ramené un inconnu qui, aujourd’hui, est sollicité sur plusieurs projets. Je suis content mais je pense qu’on peut aller plus loin. Le futur nous dira si on parvient à faire le break parce que c’est ça le plus compliqué. Honnêtement, tu peux me ramener un artiste qui a commencé le rap il y a deux semaines et, six mois après, toute la France le connaitra. C’est quelque chose que je sais faire. En revanche, breaker et faire de lui une star du rap français, c’est une autre mission et ça ne dépend pas que de moi mais aussi du rappeur. Pour faire du buzz, je n’ai pas besoin de lui. Il me donne dix morceaux et il peut aller se recoucher. Pour en faire une star, ça dépend beaucoup plus de lui et de sa mentalité. Ce sont les artistes qui ont vraiment eu envie qui sont tout en haut. Si un artiste a du talent mais pas de succès c’est qu’il n’a pas envie de percer.

A : Tu ne penses pas qu’il y a aussi une part de chance, qu’il faut trouver le bon moment entre un artiste et le public…

O : Non parce que la rencontre avec ce public-là vient à force de persévérance. Après, tu ne peux pas prévoir le moment où le déclic arrivera. Diam’s rappait depuis 1996 mais elle n’a rencontré le succès qu’en 2003. Elle a été déterminée. Toutes proportions gardées, c’est un petit peu ce qui se passe avec Taipan aujourd’hui. Il rencontre un certain succès alors qu’il officiait un peu dans l’anonymat il y a encore deux ans. S’il persévère, il vendra peut-être 300 000 disques d’ici quatre ans ! Enfin, il aura peut-être 300 000 albums téléchargés parce que je pense qu’il n’y aura plus de CD’s d’ici-là [Rires]. Je pense que si un artiste est talentueux et déterminé, il est obligé de percer. Le point d’interrogation c’est le moment où tu vas percer ; tu ne peux pas le prévoir. Regarde 2 Chainz qui rappe depuis des années et qui devient une star à 35 ans. La persévérance. Est-ce que les artistes auront la patience ? Elle est là la vraie question. Est-ce que tu peux me citer un artiste français vraiment fort à qui on n’a jamais rien donné, qui n’a connu que la galère alors que lui, de son côté, persévérait ?

A : C’est peut-être encore trop tôt pour le dire mais j’ai l’impression que c’est le cas de Despo.

O : Comme tu le dis, c’est trop tôt parce qu’il est encore jeune. Et puis, il a quand même eu de bons retours sur son album. Après, ce sera aussi compliqué d’obtenir un succès commercial par rapport à la musique qu’il fait. Son album était incroyable mais c’est probablement compliqué de rassembler autour. À l’époque, Illmatic n’avait pas énormément marché non plus. Comme le premier album de Mobb Deep, comme Reasonable Doubt qui n’a pas eu immédiatement le succès qu’il méritait… Peut-être qu’on reparlera de Despo dans six ans et qu’on se souviendra de l’époque où il ne vendait pas de disques. Je pense qu’il peut avoir une carrière à la Kery James ou à la Oxmo. S’il persévère, il percera.

C’est le cas aussi aux Etats-Unis où tous les rappeurs qui ont mêlé talent et persévérance ont rencontré le succès. J’adore Juelz Santana mais il n’a pas persévéré et on l’a perdu de vue. Pareil pour Chino XL. Si Dixon persévère et qu’il a vraiment envie de réussir, il percera. Et si ça doit arriver à 38 ans, ça arrivera à 38 ans ! Il faut être patient et attendre son tour.

« Je pense que si un artiste est talentueux et déterminé, il est obligé de percer. »

A : Est-ce que tu peux passer en revue tous les artistes qui sont signés sur Golden Eye ?

O : Il y a Dixon qui est signé chez nous, Lygne 26 qui est un groupe de Marseille, il y a Flaco qui est un jeune du 78 que j’ai repéré il y a peu et j’ai aussi ma chanteuse, Jessie, qui fait de la pop urbaine et qui est la priorité chez nous aujourd’hui. C’est normal que tu ne la connaisses pas parce qu’on n’a encore rien envoyé mais tous nos efforts sont concentrés sur elle en ce moment. Elle est avec nous depuis très longtemps, elle a été patiente et, aujourd’hui, c’est son heure. Et puis il y a Joke qui est désormais signé en co-production chez nous. En beatmakers, il y a ceux dont je t’ai parlé plus tôt : Blastar, Cannibal Smith, Richie Beats et Mohand et Jérémy. Sinon, il faut rappeler que Golden Eye a sorti deux projets à ce jour : Symptomes Vol.1 de Dixon et la compilation We made it.

En ce moment, Dixon est en studio et avance sur un nouveau projet. Ensuite, il y aura Joke qui sortira son EP, Kyoto, le 26 novembre. Flaco et Lygne 26 vont sûrement sortir une mixtape chacun. Comme je te le disais, il y aura également Jessie, notre chanteuse, avec laquelle j’espère au moins envoyer un morceau d’ici la fin de l’année. On a pas mal de projets mais on ne veut pas se précipiter sur les dates. On avance petit à petit et on verra ce que ça donnera. Je réfléchis aussi à un We made it 2.

A : Comment as-tu trouvé le nom du label ?

O : L’histoire autour du nom est très bête. On cherchait un nom depuis un moment et on voulait quelque chose qui ne sonne pas trop street et qui reflète notre vision business et artistique… Un jour, j’étais en studio à Suresnes et je crois qu’on mixait l’album de Kennedy. Il y avait plusieurs disques d’or sur les murs et je tombe sur Golden eye de Tina Turner. Je me suis dit « Merde, c’est ça ! » [rire] Le côté “oeil en or” donnait une touche “vision du futur”. On voulait dire qu’on avait l’oeil qui nous permettait d’anticiper les choses et de repérer les artistes en avance. Quand un artiste me plait, ça ne me dérange pas de partir de très bas et d’avoir tout à faire. On aime bien ramener un truc nouveau donc ça correspondait parfaitement avec mon état d’esprit.

A : Le projet One Beat était particulièrement ambitieux et Anthony Cheylan, qui travaillait chez Because à l’époque, nous avait dit qu’il avait bien fonctionné. Comment est-ce qu’il a germé ?

O : Le projet a été mûri par plusieurs personnes : l’équipe Deadline, Stéphane de Première Classe, moi-même… Et bien sûr Spike Miller qui était l’acteur principal. C’était audacieux et on se demandait comment on allait mener à bien ce projet. Au départ, il était question que tout le monde rappe sur la même prod et Spike devait faire des arrangements sur tous les morceaux. Sauf qu’à un certain moment, lui-même en est arrivé à bloquer. Il y a eu une première phase d’un an qui a été suivie par un arrêt d’au moins huit mois. Entre l’essoufflement de Spike, les artistes qui ne sont pas sûrs de vouloir poser… C’était compliqué.

En plein milieu de One Beat, j’ai réuni mon équipe de beatmakers et ça a permis à Cannibal Smith et Blastar de faire chacun une version. C’est vraiment ce qui a reboosté tout le monde. En tout cas, Anthony Cheylan nous a beaucoup aidé sur la promo marketing par sa motivation et son intelligence. Il fait partie des chefs de projet qui m’ont vraiment marqué. Il a mis en place un marketing très cohérent avec le projet et je crois qu’on était l’un des premiers projets à sortir en digital. A la base, on parlait même d’une exclusivité digital… C’était absurde en 2007. Le projet était audacieux de A à Z.

A : Est-ce qu’il y a des gens qui t’ont influencé et t’ont donné envie de créer un label ?

O : En France, Secteur Ä était le modèle pour les mecs de ma génération. Il y avait aussi Côté Obscur d’Akhenaton mais, en tant que parisien, on a grandi avec le Secteur Ä. Après, c’est surtout Première Classe qui m’a influencé parce qu’il s’agissait d’un label plus jeune qui me semblait plus proche. Les Neg’ Marrons, Pit, L’ Skadrille, Tandem… C’est cette école qui m’a donné envie de faire ce que je fais aujourd’hui.

A : We made it est une compilation qui réunit plusieurs artistes et c’est quelque chose qui se fait de plus en plus rare dans le rap français. Est-ce qu’en la faisant tu as pensé aux compilations Première Classe ?

O : Je ne sais pas si j’ai pensé à PC en faisant We made it mais je pense que c’était tout simplement dans ma culture. PC a toujours fonctionné en équipe et j’ai toujours eu cet esprit de groupe. Je ne vois pas le rap comme un business individuel où chacun ferait ses bails dans son coin. J’ai toujours vu ça comme une grande fête donc, à mes yeux, c’est évident de faire ce genre de projets. En France, on aime bien critiquer les Américains mais c’est quelque chose qu’ils continuent à faire depuis des années, les albums de DJ Khaled sont là pour le prouver. C’est normal pour eux de se mélanger. C’est pas normal qu’une compilation multi-artistes devienne un événement parce qu’il devrait y en avoir au minimum tous les six mois.

Je ne critique pas la Booska Tape mais c’était un projet moins compliqué à réaliser dans le sens où il n’y avait que des solos. Quand il s’agit de croiser des univers, c’est un petit plus compliqué. Il faut savoir que 100% des combinaisons de We made it sont inédites. Il y a des gens qui se sont connus dans notre studio et qui travaillent aujourd’hui ensemble sans qu’on soit au courant. Tu pouvais aussi bien retrouver des mecs comme Dosseh ou Niro dans le studio et croiser Alpha Wann un étage au-dessus alors qu’ils ne viennent pas du tout du même univers. Pendant quelques mois, le studio a été une grosse réunion du rap français et c’est comme ça que je conçois mon boulot.

« Pendant la conception de We Made It, le studio a été une grosse réunion du rap français et c’est comme ça que je conçois mon boulot. »

A : Avec le recul, est-ce qu’il y a un morceau que tu pourrais retenir de la compilation ?

O : C’est compliqué parce que j’ai participé à l’élaboration de tous les morceaux. À l’époque, j’avais pris une grosse claque sur le morceau « Welcome to Venus » de Amy et Ladea. C’est un morceau féminin bien pêchu et surprenant parce que, généralement, on sait à quoi s’attendre quand il y a un morceau de meufs au milieu d’une compilation d’hommes. La première chose que m’a dite Fred de Sky au sujet de la compilation c’est que les filles avaient tout retourné.

Après, s’il y a un morceau dont je suis fier c’est « MTP Anthem » de Joke. C’est un artiste qui était totalement inconnu d’un certain public et je vois qu’on a visé dans le mille avec ce morceau. C’est toute l’adrénaline de ce métier. Au milieu d’artistes qui ont tous sorti plusieurs projets, tu emmènes un petit artiste que presque personne ne connaît, qui vient de Montpellier et qui arrive à faire son trou avec un morceau. C’est avec ce genre de titre que je me dis qu’on n’est pas dans ce métier par hasard.

A : A la réalisation du titre, est-ce que tu te disais qu’il pouvait fonctionner comme ça ?

O : Je le savais et Joke pourra te le confirmer. Il aimait le morceau mais se demandait si le public allait le comprendre. Il a un style assez particulier et il a l’impression d’être un ovni par rapport au rap actuel. Je lui ai dit que, même si le public était habitué à bouffer de la merde en ce moment, beaucoup de personnes sont capables d’apprécier de la bonne nourriture. En tout cas, l’engouement autour du morceau nous donne raison et ça vraiment redonné un dynamisme à Joke. C’est le moment.

Ce sont les profils d’invités surprises qui me plaisent le plus. Et ça me fait encore plus plaisir quand il s’agit d’un de mes artistes ! [rire] Après, j’apprécie tous les morceaux. « La galette » était un super délire, « J’dis ça, j’dis rien » a permis de faire découvrir Nemir à tout un public… Je pense que, même si Nemir a une vraie base de fans, il n’était pas connu des auditeurs de Niro par exemple. De la même manière que Joke qui avait un buzz dans son microcosme, qui a rappé avec Action Bronson, qui a déjà sorti des projets, qui était sur Institubes… Malgré ça, plusieurs personnes l’ont découvert avec la compilation.

Je suis surtout fier d’avoir fait ressortir des artistes parce qu’en réalité, ça n’est pas surprenant que le morceau Rim-K/Niro soit bien reçu. La combinaison est évidente, la prod est une tuerie…C’est si le morceau est nul que je me pose des questions !

A : Combien de temps faut-il pour réaliser un projet comme We Made it ?

O : Ce projet est fou parce que j’ai mis à peine trois mois pour le faire. Je suis parti sur un coup de tête en février et je me suis mis dans l’esprit de le sortir avant l’été. J’ai appelé tout le monde et ça s’est fait dans la précipitation et l’urgence.

A : Comment se passe la direction artistique d’un projet comme celui-ci ? C’est toi qui a l’idée d’associer Sadek et Lino ? 

O : Oui, c’est moi… en collaboration avec eux, évidemment. J’avais mes idées mais j’en discutais à chaque fois avec les artistes : on discutait des combinaisons, du choix des productions… Chaque combinaison est le fruit d’une réflexion à quatre heures du matin où je me dis « tiens, ça peut être mal d’associer ces deux gars ». Je suis content parce qu’aucun artiste du projet ne m’a rendu la vie dure. Tout le monde est venu avec le cœur et l’envie d’en être. J’ai eu une ou deux déceptions par rapport à des artistes avec lesquels je m’entendais bien et qui ne sont pas venus poser pour X ou Y raisons. Je ne leur en veux même pas et je saurai comment me venger en temps et en heure [Sourire]. Cela reste anecdotique et tout le reste est venu avec le sourire. Il y a six mois, je ne connaissais pas du tout des gens comme Deen Burbigo ou Alpha Wann et le feeling est passé, on prend quelques news depuis. A côté de ça, il y a des mecs qui m’ont fait des manières alors qu’on se fréquente depuis huit ans. Le projet a vu le jour et c’est l’essentiel. On a eu énormément de retours, de tous types d’auditeurs parce qu’on a été assez éclectique. Je trouve ça intéressant qu’on puisse retrouver Mac Tyer et Alpha Wann sur la même galette. Il y a des projets multi-artistes qui se font mais on ne retrouve pas toujours ce mélange.

Avec le recul, j’ai peut-être un regret concernant le projet. Comme ça s’est fait rapidement, je n’y avais pas pensé mais le projet est sûrement un peu trop sombre par rapport à la période à laquelle il est sorti. Avant l’été, les gens avaient peut-être besoin d’écouter autre chose et il faut savoir reconnaître où on a pu se planter. Le disque reste de bonne facture mais il n’aurait sans doute pas eu le même impact s’il était sorti en décembre et non en juin. En été, les gens ont besoin de décompresser et on leur a envoyé un CD très dur. J’ai d’ailleurs envoyé « J’dis ça j’dis rien » parce que je sentais que les deux premiers extraits étaient assez oppressants. Le Rim-K/Niro, c’est un morceau de neige ! [Rire]. Au final, ça n’est pas très grave et on fera plus attention à ce type de détails à l’avenir.

A : Tu m’as parlé de tes influences françaises mais je sais que tu suis beaucoup le rap américain. Est-ce qu’il y a des gens de l’autre côté de l’Atlantique qui t’ont influencé ?

O : Il faut savoir que je n’ai jamais rêvé de rapper. Je ne me suis jamais senti l’âme d’un artiste et je n’ai jamais voulu passer derrière un micro. Je suis bien à ma place et je pense qu’il y a plus de personnes qui devraient penser ainsi. J’ai beaucoup de respect pour des mecs comme Philo de Bomayé ou Salsa de Din Records qui ont arrêté de rapper pour se concentrer sur le business. Ce serait bien si on avait moins de rappeurs et plus de mecs pour structurer l’aspect business. C’est le morceau de Zoxea, « Chacun sa voie » ! Il y a de la place dans le rap : le merchandising, les éditions, la production, les concerts… Tu peux bosser dans le rap sans être un rappeur. C’est pour ça que quelqu’un comme Damon Dash me faisait rêver. Roc-A-Fella était un exemple et, aujourd’hui, j’ai beaucoup de respect pour quelqu’un comme Birdman qui a persévéré pendant des années jusqu’à tout exploser.

A : Aller chercher des producteurs non cantonnées à l’univers rap comme Mohand et Jérémy, c’est le signe que tu veux élargir les albums de rap que vous produirez ou, au contraire, que tu envisages de produire pour des personnes extérieures au rap ?

O : Tu soulèves un point intéressant et je voulais profiter de cette interview pour en discuter. J’ai le sentiment qu’évoluer dans le rap revient à le quitter. Pour un beatmaker, évoluer dans le rap signifie à quitter justement le rap pour produire de la variété, pour un mec qui fait des clips, évoluer dans le rap signifie à quitter de mouvement pour faire des clips dans la variété… C’est quoi la fierté ? De dire qu’on a enfin quitté le rap pour aller faire de l’argent ailleurs ? Aujourd’hui, la vraie question est la suivante : est-ce qu’on décide de faire évoluer notre musique ou est-ce qu’on choisit la facilité pour aller travailler pour des gens qui ne se sont jamais intéressés à nous ? Est-ce qu’on accepte d’être un gros chez soi mais un petit chez les autres ? Ce n’est pas ma philosophie. Quand on signe des mecs comme Mohand et Jérémy, c’est d’abord pour emmener le rap plus loin, comme Timbaland a pu le faire avec Nelly Furtado. Il est allé chercher quelqu’un qui n’est pas de son milieu et il l’a ramené dans son univers. Je préfère que des gens de la variété nous contactent pour avoir une couleur un peu plus urbaine que délaisser le rap pour aller faire une musique qui ne nous ressemble pas. Ceci dit, je n’en veux pas aux gens qui délaissent le rap parce que ce milieu est devenu complètement pourri. Je comprends que quelqu’un qui a vécu la grande époque du rap français ne puisse pas supporter ce qui se passe aujourd’hui. Je ne peux pas critiquer ceux qui abandonnent.

A : C’est aussi typiquement français parce qu’on a le sentiment qu’aujourd’hui, il faut quitter le rap pour être enfin respecté. Je pense par exemple à Oxmo qui a dû attendre de s’écarter plus ou moins du rap pour être reconnu. Est-ce que tu penses que, dans notre pays, les gens sont prêts à entendre des sonorités plus « urbaines » dans les disques de grosses figures de la variété française ?

O : Ceux qui tiennent les manettes ont la possibilité de faire ce genre de mélanges mais ça serait uniquement possible si on avait des directeurs artistiques de grosses maisons de disques qui étaient des anciens du mouvement hip-hop. Ces personnes auraient pu faire passer le message. Quelqu’un comme Passi qui est dans le rap depuis très longtemps, qui a sorti énormément de projets aurait été légitime comme DA chez Warner. Il a déjà travaillé avec Johnny et Calogero et, s’il avait eu un poste comme celui-ci, il aurait pu être le DA de quelqu’un comme Jenifer, l’orienter vers d’autres sonorités, il aurait pu appeler un Blastar qu’il connaît… Quand tu écoutes un morceau comme « Face à la mer », c’est une vraie fusion des genres, la prod a un côté rap, Passi rappe vraiment dessus… C’est possible. Aujourd’hui, 90% des gens qui travaillent dans le rap en maison de disques y ont été forcés. Ils sortent d’écoles de commerce et sont assignés sur des projets. Si le DA est un ancien disque de platine dans le rap, ça change tout de suite la donne. Akhenaton, Passi, Kenzy sont des gens qui devraient être DA dans de grosses maisons de disques. Malheureusement, on préfère donner les manettes à des tocards donc c’est logique que les gens de la variété ne veuillent même pas parler avec nous. Personne ne fait le relais.

« Ceux qui sont capables d’emmener le rap plus loin ont quitté le navire. Sébastien Farran, qui a quand même été le manager de NTM, s’occupe aujourd’hui de Johnny ! »

A : Tu sens une forme de lassitude chez les personnes qui sont dans le milieu du rap français depuis plusieurs années ?

O : Je sens, par exemple, que quelqu’un comme Chris Macari ne veut plus faire de rap. Il trouve son salut en bossant avec des gens comme Booba mais tu sens qu’il n’a plus la rage. Pour moi, c’était notre Hype Williams et, depuis que je suis dans le rap, c’est notre référence en termes de clips. Aujourd’hui, je ne sais même pas s’il a encore envie de se dépasser. Les gens se plaignent des dernières livraisons de Macari mais, à un moment, il faut avoir envie pour se dépasser. Est-ce que le business tel qu’il est aujourd’hui donne envie ? Je pense également à mon pote Fifou que je ne peux pas critiquer quand il a envie de se consacrer au cinéma. Comment peux-tu en vouloir aux gros beatmakers de l’époque comme Sulee B Wax d’avoir disparu ? Aujourd’hui, Blastar en a marre de faire du rap, Wealstarr qui est un bon pote et un excellent beatmaker ne veut plus faire de rap… Les plus talentueux quittent le navire et il ne va rester que les merdes. Tu as des beatmakers qui ont quinze morceaux en radio… Mais c’est parce qu’il n’y a plus qu’eux ! Ceux qui sont capables d’emmener le rap plus loin ont quitté le navire. Sébastien Farran, qui a quand même été le manager de NTM, s’occupe aujourd’hui de Johnny. Il n’en a plus rien à faire du rap ! Mais est-ce qu’on peut vraiment lui en vouloir ? Il ne reste que des merdes qui jouent aux tauliers. Je pense que la génération actuelle est la plus inexpérimentée que je n’ai jamais vue. C’est la première fois que je vois autant d’artistes aussi mal encadrés, ils ont tous des pseudo-managers qui viennent de leurs cités, ils ne connaissent rien au business… C’est normal que les maisons de disques mettent des bananes à tous les artistes aujourd’hui !

A : Tu ne penses pas que les maisons de disque ont également leur part de responsabilité ?

O : Les maisons de disque n’ont pas compris que la musique urbaine représentait une part de marché incroyable… On a un pouvoir et une force qu’ils sont incapables d’imaginer. Les rappeurs ont toujours l’impression d’être des privilégiés quand une maison de disque leur tend la main alors que ce sont elles qui ont besoin de nous. Il va falloir commencer à se rendre compte qu’on est en position de force. On représente la musique numéro un aujourd’hui ! On est capable d’imposer des choses aujourd’hui. J’espère que quelqu’un comme Dawala, le boss de Wati-B, va jouer son rôle de bélier et défoncer les portes… Pas pour que les autres s’engouffrent dans la brèche mais uniquement pour qu’il y en ait au moins un qui leur fasse comprendre que les maisons de disques ont besoin de lui. Aujourd’hui, la mentalité est toute autre : « je suis toute la journée dans ma cité à rien faire alors si je peux prendre un peu d’argent, signer des autographes et passer à Skyrock, ça me suffit ». Je n’en veux pas aux artistes de penser ça mais aux gens qui les encadrent. J’ai l’impression que l’entourage des rappeurs, ceux qui sont censés s’occuper de l’aspect business, n’ont pas conscience de tout ça. L’état d’esprit c’est d’accompagner son artiste pendant ses concerts et de ramasser deux/trois tapins à la sortie.

Je pense représenter une mentalité en perdition. Blastar [Blastar vient de nous rejoindre] pourra te le confirmer mais je pense être un des mecs qui parle le plus d’argent en studio. Je suis presque désolé de dire ça mais le rap est mon métier, pas ma passion. Je vis du rap ! Je ne travaille pas à Zara la journée et le soir en studio !

A : C’est important de le préciser parce que beaucoup de gens se demandent s’il est possible de gagner sa vie tout en travaillant dans le milieu du rap.

O : Je vis du rap et je n’ai aucune honte à dire que j’ai pris de l’argent avec mes artistes, et pas qu’un peu. Je ne suis pas un clochard et, avec mes artistes, on a pris de l’argent au fil des années. Notre but est d’en prendre encore et encore.

A : Je ne sais pas si on peut parler d’argent mais est-ce que tu peux nous dire à combien se négocie une prod de Blastar ou de Cannibal Smith sur un album de rap français ?

O : Tout dépend des projets et de ta philosophie. Il y a deux manières de fonctionner. Il y a la technique Robin des bois qui revient à prendre beaucoup aux riches et il y a les temps modernes qui consistent à donner des prods gratuitement aux gros artistes et à torpiller les petits. Pour de l’exposition, les gens sont prêts à donner cinquante prods gratuitement. Je ne fonctionne pas comme ça et je préfère même filer une prod gratuitement à un petit qui n’a pas d’argent. En revanche, on essaye de faire du mal aux gros, c’est logique. Quand on veut placer une prod sur un album d’un gros artiste, c’est sa maison de disques qui paye donc on frappe. La prod va se négocier entre 2 000 et 5 000 euros en avance, moins ce que ça peut représenter en SACEM. Les prix ne sont pas extraordinaires mais ne sont pas ridicules non plus. Je suis plus conciliant, même avec les majors, sur des petits projets parce que je sais qu’ils ne récupéreront pas leur argent. Tu ne vas pas demander la même avance sur un gros artiste ou sur un petit nouveau malgré le fait qu’ils soient tous les deux signés chez la même maison de disques.

A : Selon toi, le rap français n’est pas assez professionnalisé ?

O : Quand on te demande ce que tu fais dans la vie et que tu réponds que tu travailles au Mcdo, ça signifie que tu reçois une fiche de paye à la fin du mois avec un montant précisant exactement ce que tu gagnes. Quand on te demande ce que tu fais dans la vie et que tu prétends être rappeur, il y a un souci si tu n’es pas capable d’en retirer de l’argent. Je suis désolé mais, dans ce cas-là, il ne s’agit pas d’un métier. C’est comme si tu prétendais être footballeur parce que tu joues avec tes potes le samedi après-midi. Être footballeur signifie que tu as un contrat qui te rapporte de l’argent. Le rap est un domaine dans lequel énormément de personnes se disent managers, producteurs, rappeurs sans gagner une seule thune. A mon sens, un rappeur, un manager ou un producteur est quelqu’un qui fait ça professionnellement et qui arrive à en vivre. Un producteur est quelqu’un qui sort de l’argent, qui prend des risques. Je sors mon argent, je l’investis sur des artistes, je paye des clips… C’est la raison pour laquelle je suis sans cesse à fleur de peau parce que je prends des paris. Les artistes ont la tête dans le guidon et ne s’en rendent pas compte mais, quand je mise sur eux, je mise sur des chevaux. S’ils ne gagnent pas de courses, ça va partir en couilles. Si je signe quelqu’un, c’est que je pense qu’il est capable de faire quelque chose. Si tu signes dans notre label c’est pour faire de l’argent. Si tu veux uniquement te faire un kif et écouter tes morceaux dans ta chambre, alors signe ailleurs. La mentalité c’est de se faire plaisir tout en gagnant de l’argent qui nous aidera à nourrir nos familles. Tout le monde est quasiment père de famille chez Golden Eye et on n’a pas le temps pour se pavaner. On travaille dur pour gagner de l’argent, nourrir nos familles et aider nos parents à finir correctement leurs vies. Je demande à tout le monde de se professionnaliser parce qu’on ne peut plus vivre comme ça.

A : A la fin des années 90, époque où le rap français vendait en masse, les rappeurs avaient aussi l’habitude d’être complètement pris en charge par les maisons de disque. Driver nous disait par exemple qu’il avait eu une période de battement importante lorsqu’on lui avait rendu son contrat parce qu’il ne savait pas quoi faire. Il y a plusieurs rappeurs qui ont eu des difficultés à effectuer cette transition…

O : À la base, il y a eu une erreur parce que ta maison de disques n’est pas ton management. C’est bien d’être signé mais, derrière, tu dois avoir ton équipe qui gère. Il faut être cinglé pour dormir dans les bras de son DA ou de son chef de projet. Aujourd’hui, tu dois avoir un rapport strictement financier avec une maision de disques, comme si c’était ta banque. Ton banquier va t’appeler quand tu auras de l’argent, la maison de disques va t’appeler quand tu auras du buzz. Quand tu n’as plus d’argent ou plus de buzz, tu peux aller te chercher ton café tout seul. Les seules personnes qui iront « mourir » pour l’artiste sont celles qui constituent ton équipe proche. Ces personnes ne croient pas au buzz mais à l’artiste. Si les rappeurs auxquels tu fais allusion avaient été encadrés avant, pendant et après, peut-être qu’ils n’auraient pas subi ce big bang. L’entourage proche d’un rappeur est complètement dépendant de ce dernier et, fatalement, va ressentir l’état d’urgence de l’artiste. Si l’artiste a mal, tout le monde a mal ! Le mec qui s’occupe des t-shirts, le manager, le beatmaker… La réunion d’urgence est collective et on est plus fort dans le nombre. Le problème c’est que les artistes sont arrivés tout seuls, ils ont cru que les DA étaient leurs potes, ils n’ont pas voulu partager les bénéfices… Sauf que tout le monde a eu le temps d’observer leurs chutes. Les artistes doivent comprendre que les gens ne travaillent pas pour eux mais avec eux. Je ne travaille pour personne.

« Si tu signes dans notre label c’est pour faire de l’argent. Si tu veux uniquement te faire un kif et écouter tes morceaux dans ta chambre, alors signe ailleurs. »

A : Est-ce que tu as le sentiment d’être isolé avec ta mentalité ?

O : Je ne peux pas te dire ça parce que je me mélange de moins en moins. Après, on est peut-être des rêveurs ! Parfois, on a des discussions avec Blastar et on se demande si on est dans le vrai ou si on est fou. En tout cas, je ne cherche pas à savoir comment les autres se structurent mais, de notre côté, on va essayer de faire quelque chose et, peut-être que dans trois ou quatre ans, les gens se diront qu’on avait compris quelque chose. Personne n’est éternel et, un jour, on arrêtera et le game repartira à zéro avec d’autres tocards. Peut-être qu’on aura envie de jeter l’éponge dans quelques années mais on a envie d’imposer notre mentalité. C’est un combat perpétuel parce que, pendant qu’on essaye d’imposer cette mentalité, tous les autres rentrent en maison de disques et font parfois des choix aberrants. Malgré cela, même si tu n’es pas d’accord avec ce qu’ils font, tu les vois évoluer plus rapidement que toi. Parfois, ça agit comme un appel du diable et tu es tenté de faire comme eux. On résiste mais il est possible qu’on soit fatigué un jour et qu’on arrête tout. Ce qui est sûr c’est que je ne modifierai pas ma mentalité et tous les artistes du label savent que je ne bosse pour personne. Je suis un manager qui est là pour apporter une vision et il faut que l’artiste me fasse confiance. L’artiste a évidemment le droit d’être en désaccord mais il faut au moins pouvoir discuter sans que ça ne pose un problème. Ici, il n’y a pas de larbin et chacun travaille au service de l’autre. Ceci dit, c’est vrai que j’ai l’impression qu’on est une toute petite minorité à penser ainsi.

A : Certains pourraient en effet penser que tes ambitions sont démesurées par rapport à l’état du rap français.

O : Le problème c’est que je n’ai pas l’impression de demander la lune. Je ne veux pas qu’on ait tous des bureaux dans les maisons de disques ! Je veux juste qu’on soit respecté et que tout le monde prenne conscience de la valeur qu’on a. Aujourd’hui, tous les jeunes écoutent de la musique urbaine, pas uniquement dans les cités. Je préfère parler de musique urbaine pour qu’il n’y ait pas de malentendu parce que j’entends des gens me dire « j’écoute la Sexion d’Assaut mais je n’écoute pas de rap ». En tout cas, on vit dans une époque où la musique urbaine est numéro 1. Tu as des chanteurs de variété qui ont vendu 15 000 albums mais qui font les grosses émissions sur TF1 alors qu’elles n’invitent pas certains de nos artistes qui vendent 100 000 ou 200 000 albums. On a également les artistes qui ont le plus d’influence. Si demain Booba dit qu’il faut aller brûler l’Elysée, il y aura plus de monde avec lui que pour n’importe quel mec de la variété. Aujourd’hui, c’est nous qui avons l’influence et qui tenons les jeunes de France. Ils vont donc être obligés de faire avec nous. Maintenant, s’il y a des petits cons qui courent en maison de disques pour 8000 euros, c’est leur problème mais on ne procèdera pas ainsi. Je ne sais pas où tout ça va me mener mais je ne changerai pas.

Ceci dit, c’est vrai que l’état du rap français est catastrophique. Le business est pourri et les projets ne m’emballent pas plus que ça. Il n’y a pas un matin où je me lève sans que je pense à tout arrêter.

A : Pourtant, on a l’impression que le label est plutôt actif et que plein de choses sont encore susceptibles d’arriver.

O : C’est pour ça que je continue mais le simple fait de douter pose un problème. Je fais les choses à fond mais je vois déjà mon futur hors de ce milieu. Je sais que c’est contradictoire avec ce que je te disais plus tôt sur l’évolution du rap mais c’est comme ça. Je me vois construire ma vie loin de la France et du rap.

A : Pourquoi ?

O : Comme je te l’ai dit, je suis quelqu’un qui ne peut pas se suffire à ce qu’il a dans son assiette. Quand l’ensemble du mouvement va mal, ça me fait mal. Je ne me vois pas rouler en Ferrari dans ma cité donc même si Golden Eye se porte bien, je ne suis pas heureux quand je regarde l’état général du rap en France. Je veux que le business se porte bien. Aujourd’hui, le game est malade.

A : Tu ne penses pas que le renouveau du rap français dont on parle depuis quelques années peut redonner un coup de fouet à tout ça ?

O : Je ne suis pas un artiste donc, quelque part, je n’en ai rien à foutre du renouveau artistique si le business est toujours aussi malade. Je me fous que le rap se renouvelle tous les trois mois tant qu’on ne change pas le business. Quand tu regardes un champignon, tu ne regardes pas que la surface mais aussi la tige. Aujourd’hui, c’est la tige qui est pourrie. C’est bien qu’il y ait de nouveaux rappeurs mais je veux que tous les différents segments du rap reprennent de la vitalité. Je ne demande pas à ce qu’on marche tous main dans la main mais il faudrait, au minimum, une union psychologique pour qu’on se mette tous une sorte de charte dans la tête. Je suppose que Birdman n’est pas le meilleur ami de Diddy mais j’imagine qu’ils se font comprendre qu’il ne faut pas faire les cons. Si l’un signe son artiste pour 50 000 euros, ça met en difficulté celui qui voulait décrocher un contrat de 500 000 euros. On n’est pas obligé de marcher ensemble mais on pourrait au moins marcher dans la même direction.

A : On dit souvent qu’il n’y a pas d’argent dans le rap français. Finalement, tu es en train de dire qu’on peut très bien vivre correctement du rap à condition qu’on agisse intelligemment.

O : Exactement. On est en France, pas en Bulgarie ! En termes de musique urbaine, on est la deuxième scène mondiale. Les anglais ont trois rappeurs et ils sont tous millionnaires. Même s’ils rappent en anglais, les mecs ne sont pas internationaux pour autant. Dizzee Rascal ne fait pas de concert en France, en Espagne ou au Portugal. Il reste cantonné à la scène britannique. Leur pays est plus petit et comporte moins de rappeurs mais ils font quand même plus d’argent que nous. C’est tout simplement dû à une mauvaise gestion du business. Il n’y a pas d’argent dans le rap parce que des gens ont tué le business. C’est comme si un kilo de shit valait 4 500 euros et qu’un fumier à côté le vendait à 1 500 parce que tout ce qui l’intéresserait serait d’avoir le monopole. Malheureusement, le rap est rempli de personnes comme ça. Les gens ont accepté de prendre des sommes dérisoires pour signer en maison de disques. Je suis désolé de le dire mais ce sont souvent les artistes qui sont à l’origine de ça, qui rentrent en conflit avec leurs managers pour prendre de l’argent rapidement. Si j’ai un artiste et qu’Universal me fait une proposition à 15 000 euros, l’artiste ne va pas comprendre que je puisse la refuser. Alors qu’il s’agit d’une proposition ridicule ! Quand les mecs te disent qu’ils n’en ont rien à foutre et qu’ils préfèrent prendre la somme, tu ne peux pas faire grand chose. Il y a beaucoup de gagne-petit.

A : Les chiffres que tu cites sont vrais ?

O : Absolument. Il s’agit des avances données aux artistes. Si un artiste prend 15 000 euros, le manager va prendre entre 15 et 20 %. Tu t’en sors avec 4 000 euros… C’est pas avec ça que tu vas nourrir ta famille. On est obligé de revoir les chiffres à la hause et l’artiste va avoir peur de rentrer en conflit avec la maison de disques. « Si je ne signe pas, je ne vais pas pouvoir sortir mon album et je ne vais pas baiser des meufs la semaine prochaine ». Ils sont prêts à prendre n’importe quel billet pour pouvoir dire qu’ils sont signés. Après, tu as aussi des managers qui n’ont pas les moyens de produire leurs artistes, qui en ont marre d’avoir un artiste à charge et qui prennent la proposition de la maison de disques comme un soulagement.

A : Le rap français manque de « hustlers » ?

O : C’est ce qui tue le rap. Il n’y a pas assez de cailleras dans le business et de gens qui ont touché de l’argent avant d’être dans le rap. Ils sont contents de ne plus payer le studio, de ne plus payer à manger, de ne plus payer le taxi… Leur but n’est pas de gagner de l’argent mais de ne pas en perdre. Personne ne veut perdre… mais personne ne veut prendre le risque de gagner non plus. Personnellement, j’accepte de perdre. Ca fait six ans que je perds ! Je ne fais que dépenser de l’argent avec lequel j’aurais pu construire des palaces au bled. Si je décide de dépenser cet argent, c’est un investissement. C’est pas du kif ! Quand une maison de disques investit 100 000 euros sur toi pour en prendre le quadruple, on trouve ça normal. Quand je vais parler comme ça à un artiste, il va me prendre pour un arnaqueur. Vous faites plus confiance aux mecs de maisons de disques qu’en nous ? Même si tu bosses depuis sept ans avec un artiste, il est capable de remettre complètement ta parole en cause si tu lui demandes de faire quelque chose. Si la maison de disques lui demande la même chose, il va s’exécuter. Ceci dit, je ne rejette pas toute la faute sur les artistes parce qu’il s’agit vraiment d’un état d’esprit général. Il faut penser aussi aux artistes derrière. Si un artiste qui a une certaine notoriété prend 3 000 euros, combien va prendre le petit nouveau derrière ? Prenons quelqu’un comme Sadek qui est tout jeune. Heureusement qu’il a un producteur qui est comme moi et qui pense au business. Imagine s’il était seul à vingt ans sans rien connaître au business… Il serait largement content avec les 20 000 euros de la maison de disques. A l’arrivée, tu sors un album qui ne marche pas mais, malgré cela, toute la France te connaît parce que les maisons de disques savent montrer ta gueule. Tu sors un deuxième album à vingt-trois ans qui ne marche pas, un troisième album à vingt-cinq ans qui ne marche pas… Ca fait déjà cinq ans qu’on te voit et tu es un jeune vieux qui n’arrive pas à percer. Le rap ne te rapporte plus d’argent et tu es obligé d’aller retourner travailler. Tu es un gamin de vingt-six ans qui va occuper un job où tout le monde te verra et te reconnaitra… C’est extrêmement compliqué. C’est pour ça que les gens se moquent du rap aujourd’hui.

Aujourd’hui, les petits de cité crachent sur les rappeurs et les voient comme des merdes. A mon époque, on les voyait comme des héros. Sur Twitter, les rappeurs se font mitrailler toute la journée de menaces et d’insultes par des petits de seize ans. C’est dû au fait que les mecs font des clips super clinquants et qu’ils se retrouvent à demander vingt euros à des meufs la semaine suivante. Quand ces histoires sortent, les rappeurs perdent toute crédibilité. Va sur l’Instagram de Meek Mill et regarde les photos qu’ils envoient toute la journée… Il n’y a pas de mythos ! Il faut se calmer et c’est normal de ne pas avoir d’argent à vingt ans quand tu commences le rap. Ne joue donc pas le mec blindé dans tes textes et ne commence à ouvrir ta gueule que lorsque tu as de l’argent. Parfois, j’entends des gens qui reprochent à la Sexion d’être devenus arrogants. Les mecs sont passés en trois ans de clochards à millionnaires ! J’exagère un peu mais c’est normal de ne pas être complètement le même. En France, que tu sois SDF ou millionnaire, il faudrait que tu sois exactement la même personne.

A : Récemment, on a beaucoup parlé de Def Jam France. Comment est-ce que tu analyses les choix effectués par ce label ?

O : J’écoute du rap depuis longtemps et Def Jam est un label emblématique qui signifie énormément de choses. A priori, si tu entends Def Jam France, tu t’attends à ce qu’on parle du plus gros label de rap français. Je ne sais pas comment le label va être géré mais j’espère qu’ils sont ambitieux et conscients du nom écrit sur leurs CD’s. Des gens se sont battus pour le nom Def Jam et j’espère que l’ensemble des gens qui travailleront chez Def Jam France le prendront en considération. S’il s’agit de faire comme Motown France et de manquer de respect à un label historique pour un projet qui a duré deux ans, ça ne sert à rien. On se rend compte que les gens ont eu raison de contester cette décision à l’époque.

Aujourd’hui, la personne en charge chez Def Jam, Benjamin Chuvalnij, connaît le business et a fait d’Hostile un des plus grands labels de rap pendant de longues années. J’avoue que je ne suis pas d’accord avec toutes les signatures mais c’est encore trop tôt pour juger. Enfin, à mon sens, il devrait y avoir une inversion de catalogues entre AZ et Def Jam. AZ a signé Booba, Kery, Lino… C’est à ça que doit ressembler Def Jam.

A : Est-ce que tu vois un intérêt à exporter la marque Def Jam en France ?

O : Non et je trouve ça inutile. Chacun son histoire et ça prouve que la France ne fait que récupérer ce qui est fait par les Américains. Je trouve ça dommage. Hostile était une belle réussite parce qu’il s’agissait d’une entreprise française, créée par un français, qui est allée super loin. J’ai plus de respect pour les gens qui vont créer un Hostile que pour ceux qui vont récupérer un Def Jam. Qu’est-ce qu’il y aura demain ? YMCMB France ? On est capable de tout ici ! C’est dommage parce qu’on a de gros artistes en France, on a de gros beatmakers, on a de gros ingénieurs du son… On a tout ce qu’il faut pour créer notre propre truc. Le problème, c’est qu’on n’a pas les hommes dans le marketing. Quand on les a, ils se cassent comme ça a été le cas avec Anthony Cheylan. C’était l’homme de la situation : un ancien rappeur qui a compris qu’il avait mieux à faire dans le rap que de tenir un micro. Aujourd’hui, il fait les beaux jours de Canon alors que c’était un très bon soldat. Les bons éléments préfèrent quitter le milieu de la musique. Il ne reste que des DA tocards qui ne sont pas capables de dire à leur artiste qu’un morceau est nul. A partir du moment où tu investis ton argent, c’est légitime de dire à un mec que son morceau est mauvais. Les chefs de projet sont des victimes, leurs plans marketing sont écrits à l’avance et ils les déroulent peu importe qu’ils s’occupent d’un album de Sefyu ou de 1995 : ils vont prendre une street-team, ils vont appeler Fif de Booska-p pour connaître le prix d’un habillage, ils vont donner 15 000 euros à Laurent Bouneau pour être sur Skyrock… Et ils vont attendre les résultats en croisant les mains. Il n’y a plus d’idée adaptée aux artistes et il n’existe plus qu’un seul plan marketing pour tout le rap français. Quand l’album ne marche pas, tout le monde est déboussolé et on commence à rendre les contrats.

A : Tu aimerais que les artistes changent de mentalité ?

O : Si j’étais un peu cynique, je te dirai que je n’en ai rien à foutre de ce que font les artistes. Ce sont mes confrères que je regarde et c’est à eux que j’ai envie de passer un message. Il faut qu’on se réveille et qu’on prenne en main les artistes. Les artistes sont tellement ingrats qu’ils sont capables de te reprocher trois ans après de les avoir laissés signer pour 15 000 euros. Il prend la banane et rejette la faute sur toi à la fin. C’est pour ça qu’il faut avoir des convictions, s’y tenir et s’il y a un désaccord avec l’artiste, chacun suit sa route. C’est tout. « Je signe pour 50 000 euros, pas pour 20 000. Tu veux signer pour 20 000 ? Ok, salut ». 90% du temps, l’artiste sera plutôt individualiste mais, en tant que manager, tu es obligé de penser collectivement. De toute façon, c’est dans le bien de l’artiste qu’il prenne 50 000 euros ! Parfois, le chemin vers la signature sera plus long et éprouvant mais, au final, personne ne sera lésé. Il faut apprendre à être dur et à refuser des propositions. Ne t’inquiète pas car, si tu es talentueux, ils reviendront vers toi. De notre côté, il faut bien sûr faire des compromis mais c’est important de donner de la valeur à nos artistes. Obtenir un bon deal, c’est respecter ton artiste.

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