Discussion avec un ange, Nai Palm
Conversation

Discussion avec un ange, Nai Palm

Anderson. Paak, Drake, Kendrick Lamar, tous ont choisi de sampler la délicieuse voix de Nai Palm. En cette fin d’année, la chanteuse australienne s’offre un tour d’honneur avec Needle Paw, un album essentiellement axé sur son plus bel instrument, sa voix.

Photographie : Jessica Attia

Un regard doux. Un sourire bienveillant. Une voix d’ange. Nai Palm semble tout droit sortie du ciel. Pour atterrir sur nos terres, elle a enfilé un collant, une culotte aux allures de “Wonder Woman”, et ses grandes bottes métalliques, un détail qui la pousse encore un peu plus hors de notre cadre. Sous ses yeux, des paillettes éclatantes pour contraster le khôl épais sur les paupières. À ses doigts, une série de bagues imposantes. Principalement des pierres ambrées, mais à sa main gauche, une bague pour ses quatre doigts avec les lettres grecques “ΚΟΣΜΟΣ”, « cosmos » en français. D’ailleurs, si on s’attarde sur cette main, d’autres tatouages apparaissent. Une Main de Fatma sur l’index. De l’alphabet cyrillique sur le majeur. Un flamant rose sur le dessus. À remonter sur son avant-bras, du braille. Et sur tout son cou, la queue d’un serpent entremêlée, ponctuée par des tons rouges, qui s’échappe dans sa parure dorée. L’univers de Nai Palm est séduisant. Il hypnotise, fascine, magnétise, une fois l’oreille plongée dans ses cordes, impossible de s’en démêler. Cette après-midi dans les locaux de Sony, elle semble pleine d’énergie et de bonne humeur. À ses pieds, sa guitare rétrofuturiste, saupoudrée d’autocollants de Michael Jackson. Des nouvelles clés pour décomposer son monde. Rencontre avec un génie sortie d’une lampe. L’occasion d’éveiller ses souvenirs en musique, avec des titres spécialement choisis pour notre discussion.


HIATUS KAIYOTE Le point de départ.

Nai Palm : Tu sais que c’est ma chanson n’est-ce pas ?

Abcdrduson : Je sais.

N : Tu veux que je te dise ce que j’en pense ?

A : J’ai plutôt une question précise à propos de ce morceau.

N : Très bien ! [Rires]

A : C’est une chanson particulière pour moi. Le titre à travers lequel je t’ai découverte, Questlove l’avait partagé sur sa page Facebook. Est-ce que tu penses que ça a été ton introduction au monde ? 

N : Oui, d’ailleurs c’était mon premier titre. Je n’en avais pas avant.

A : Ton premier titre enregistré ?

N : Auparavant, j’ai chanté dans un groupe de Kumbaya mais essentiellement pour perfectionner mon espagnol et apprendre à bien me tenir sur scène. J’ai écrit une ou deux chansons comme ça, mais ce n’était pas quelque chose de contractuel, du style « j’écris pour eux ».

Amy Winehouse - « You sent me flying »

N : Amy Winehouse ?

A : Oui. Tu sais qui a produit ce titre ?

N : Je pense que c’est Salaam Remi non ?

A : Exactement. Au sujet de Salaam Remi, quel rôle a-t-il joué sur Tawk Tomahawk le premier album de votre groupe Hiatus Kaiyote ?

N : Il nous a beaucoup aidés sur des détails. Par exemple, le matériel que nous utilisions. Pour nos enregistrements, nos cartes son étaient merdiques, il nous a pas mal aiguillés dessus. Ou encore, pour un titre comme “Breathing Underwater”, il nous disait “peut-être que vous devriez essayer de l’enregistrer plus rapidement.” Il nous donnait des conseils par-ci, par-là, mais nous n’étions pas en train d’enregistrer en studio avec lui. En revanche, quand j’ai enregistré les voix de “Jekyll” et “Breathing Underwater”, j’étais dans sa maison à Miami mais il y avait un autre ingénieur du son.

A : Qui était-ce ?

P : Ryan… [Réfléchit longuement] Je ne sais plus son nom de famille mais je l’appelle Mr. Miyagi ! [Rires]

A : Avec Hiatus Kaiyote vous avez été en tournée continue pendant près de deux ans il me semble ?

N : Plutôt cinq.

A : Tout de même… Est-ce difficile d’être en tournée pendant autant de temps et continuer à être créative ?

N : Complètement. J’écris toujours des bouts à droite à gauche mais je n’avais jamais le temps d’assembler tous ces éléments comme les pièces d’un puzzle. J’avais des bouts de mélodies, de paroles. J’écris constamment en tournée mais je ne peux pas tout mettre en ordre si je ne dispose pas du temps et de la tranquillité nécessaire. Dès mon retour à la maison, pour cet album, Needle Paw, ça ne m’a pas pris énormément de temps car j’avais collectionné tous ces bouts d’éléments. Mais c’est vrai, avec Hiatus Kaiyote, nous avons pris une année sabbatique pour nous concentrer sur les choses qui nous importent. Nous rappeler notre créativité, la simple envie de créer, car par moments, tout peut devenir mécanique et nous ne voulons jamais tomber dans cet engrenage. Nous sommes tous très créatifs, mais en même temps, si tu ne fais que te reproduire sur scène, concert après concert, tu deviens très vite épuisée, stressée, émotionnellement submergée, c’est un lot de contraintes assez exigeantes.

 

« Il y a ce besoin que nous nous rappelions à nous-mêmes cette simple envie de créer, car par moments, tout peut devenir mécanique.  »

A : Encore plus lorsque quand tu dois gérer tout ça pour la première fois. Avec Hiatus Kaiyote ça a été votre première tournée mondiale.

N : Ouais, je n’avais jamais été dans un groupe avant. Soudainement, on met notre album en ligne, nous sommes nominés pour les Grammy Awards, nous partons en tournée, tout va très vite. Je n’étais jamais encore partie à l’étranger et six mois plus tard, je me retrouvais en tournée. J’avais vingt-et-un ans, c’est une immense partie de moi. Le début du passage à la vie adulte. Beaucoup à encaisser en un minimum de temps. Maintenant je gère mieux toutes ces choses mais sans aucun doute…

A : C’était difficile.

N : Tout à fait. Tu apprends énormément en si peu de temps. C’est extraordinaire dans un sens et ça peut être aussi très étouffant.

A : Dans les remerciements du premier album Tawk Tomahawk, les trois premières personnes que tu remercies sont tes choristes [Laura Christoforidis, Alejandro Abapo et Jace Excell, NDLR]. Pourquoi était-ce important de les avoir à nouveau à tes côtés pour ce projet ?

N : Ils font partie de notre voyage. Ce sont des amis à nous depuis très longtemps. Ils ont chanté avec nous en Australie, quand très peu de titres de notre groupe étaient sortis. Nous chantons ensemble depuis des années.

A : Avant même la formation de Hiatus Kaiyote ?

N : Non mais tous les shows en Australie nous les avons faits avec eux. Or, c’était très coûteux de réaliser une tournée internationale avec trois personnes de plus, à moins d’être bien sûr un groupe dans une major, à nos moyens, c’était irréalisable. Dans ce titre, j’aurais pu poser mes voix seules mais il était primordial pour moi de me concentrer sur des harmonies vocales complexes, et à la fois sensibles. Je voulais vraiment les inclure pour leur rendre hommage. Puis, être à leurs côtés c’est aussi une ambiance. J’ai ajouté ces voix les unes sur les autres pour amener un instant magique. J’ai envie qu’ils le ressentent parce que ça a été difficile. Notre groupe Hiatus Kaiyote a décollé, et eux, n’ont pas fait les dates internationales de notre tournée, n’ont jamais posé leurs voix sur nos disques. J’ai voulu les inclure un peu plus dans notre voyage. Et tout simplement, ils sont magnifiques.

Les influences Culture(s) populaire(s).

Missy Elliot - « Bite Our Style (Interlude) »

N : Timbaland est un putain de producteur n’est-ce pas ? Désolé je peux dire “putain” ?

A : Bien sûr. [Rires] Je trouve que Missy Elliott a une créativité sans limite.

N : J’apprécie profondément Timbaland et Missy Elliott. À vrai dire, ce matin, avant de commencer ma journée promo, mon amie qui est d’origine irakienne m’a fait découvrir la chanteuse Warda [al-Jazairia, NDLR]. Sa musique, “Botwanness Beek” est le sample original du titre “Don’t Know What to Tell Ya” de Aaliyah. [Se met à chanter] C’est un sample magnifique, je te le ferai écouter après l’interview. Mais Timbaland, son style de production, il est là depuis un sacré moment et ses productions ne sonnent pas démodées. À mon avis, il y a beaucoup à dire à ce sujet.

A : Je pense qu’il est remarquable. Il a réussi à produire à un haut niveau, j’aime pas trop ce mot, mais à un niveau mainstream. Il a produit de façon constante sur des années.

N : Et il le faisait avec classe. Tu peux sentir qu’il est passionné. Un passionné de musique. Le simple fait de sampler une musique enfouie dans la culture algérienne, à l’intérieur d’une chanson pop. L’unique chose négative que je peux dire à son sujet… J’adore la chanteuse colombienne Totó la Momposina. Elle a un titre qui s’appelle “Curura”. Timbaland l’a samplée dans le morceau “Indian Flute”, puis, dans le clip, tu n’as que des références à la culture indienne, à Bollywood alors qu’à l’origine c’est une musique colombienne. Si tu samples un titre fabuleux, pour moi, tu dois donner les références correctement. Mais hormis ce détail, j’adore sa musique. C’est un passionné.

A : Morceau suivant ? [Nai Palm s’empresse de récupérer la parole]

N : Et aussi Missy Elliott est l’une de mes rappeuses préférées. Je trouve qu’elle est souvent mésestimée sur ses capacités à rapper tout comme Lauryn Hill. Lauryn Hill est l’une des meilleures rappeuses. Les gens disent “oh, c’est une bonne chanteuse” mais non, elle sait aussi très bien rapper. Ce que Missy Elliott a fait pour les femmes dans le rap. C’est une productrice, chanteuse, l’esthétique apportée à ses visuels était très avant-gardiste, contemporaine. Une incroyable rappeuse. Elle est mariée à une femme, ce qui est une énorme déclaration politique dans la communauté hip-hop. Et à l’arrivée, elle finit toujours par faire des trucs cools. Était-ce cette année le titre “I’m Better” ?

A : Je ne suis pas sûr, mais il me semble.

N : Quand tu prends un peu de recul, tu réalises, peu importe le moment de sa carrière, elle a toujours été fraîche. Mais je vais arrêter de parler d’elle, on peut passer au morceau suivant.

L’art du sampling La voix préférée des producteurs hip-hop.

Kendrick Lamar - « Kush & Corinthians (His Pain) » feat. BJ The Chicago Kid

N : Est-ce K. Dot ? Son premier projet ? [NDLR : K-Dot était le premier surnom du rappeur Kendrick Lamar]

A : En effet, K. Dot. Kendrick Lamar. C’est un extrait de son premier album indépendant, Section.80, avant sa reconnaissance internationale avec Good Kid, M.A.A.D City.

N : Je le connais, mais peux-tu me répéter le titre du projet ?

A : Section.80.

N : Section.80 ? Quel est le titre de son projet avant celui-ci ?

A : O.D. Overly Dedicated.

N : Voilà ! Celui-ci… Celui-ci… [Très enthousiaste]

A : J’ai choisi Kendrick parce que je pense que sa voix est importante aujourd’hui.

N : Absolument. C’est un artiste incroyable. J’ai été flattée de me retrouver sur son dernier album. [Nai Palm est samplée dans le dernier album de Kendrick, DAMN., sur le dernier du titre du projet, “DUCKWORTH.”, NDLR] De nos jours, j’ai l’impression que pour être un artiste populaire mainstream, il faut être nul. Lui, ce n’est pas le cas. Je me souviens d’une époque où au-devant de la scène, tu avais les Neptunes ou encore Aaliyah.

A : Il y avait une énorme créativité non ?

N : Oui. Aujourd’hui, je n’écoute plus réellement la musique mainstream. Or, Kendrick est formidable. Il est passé de l’autre côté sans perdre son génie créatif. C’est admirable.

A : J’ai l’impression qu’être artiste, à une telle échelle est un défi. J’ai toujours la sensation qu’à un moment, tu es obligé de faire des compromis. Dans son dernier album, quand il glisse des bribes de Kid Capri, ses scratchs, je le vois comme un hommage aux DJs, un élément capital au hip-hop. Pour moi, c’est comme une manière de dire que sa musique est encore organique. L’élément brut, la matière, les cris du DJ, les voix mal réglées, la mixtape, je trouve ça très intéressant.

N : Et ça l’est. La deuxième fois où j’ai été invitée aux Grammy Awards, tout le monde pense que c’est un spectacle glamour, mais en réalité, c’est assez ennuyeux. Ça dure trois heures. En face de toi, tu as la musique pop la plus horrible. Tu t’asseois. Tu écoutes. Tu es fatiguée. Tu vois défiler Taylor Swift, Katy Perry puis tout à coup, tu as sa performance. Je ne me souviens plus du titre exact qu’il a interprété de To Pimp a Butterfly.

A : C’était “The Blacker the Berry”. [Kendrick Lamar a aussi interprété “Alright” et une partie de “​untitled 05 | 09.21.2014.”, NDLR]

N : Je ne sais pas si tu as vu cette vidéo ?

 

« Quand tu vois des gens réussir avec élégance ça me donne espoir. »

A : Oui oui. [Enthousiaste]

N : Elle était formidable. Elle était politique. Il arrive sur scène avec des chaînes. Tu as à ses côtés des danses traditionnelles de l’Afrique de l’Ouest. Tu entends le saxophone de Terrace Martin. Tu as du jazz. Tu as sous tes yeux un univers extrêmement riche. Quand tu remets tout dans le contexte, après avoir été assise pendant plusieurs heures, ennuyée, c’était un moment fantastique. Il a été courageux d’interpréter son titre et de le faire sur cette scène.

A : Dans un moment de “célébration de l’industrie”, c’est presque surréaliste.

N : Exact. Même avec un titre comme “HUMBLE.”. Assieds-toi. Reste humble. Ou encore “Alright”. Cette musique a été reprise durant les protestations contre les violences policières du mouvement Black Lives Matter. C’est quelque chose de très fort. J’ai eu l’occasion de le rencontrer quand Good Kid, M.A.A.D City est sorti, il était en Australie. C’était l’anniversaire de mon promoteur. Comme nous avions le même, nous avons eu l’occasion de nous rencontrer, discuter. Face à tout ce qui s’apprêtait à lui arriver, il était très serein. Par ailleurs, à cette soirée nous avons partagé une bouteille de Hennessy ensemble. Avant de repartir à l’aéroport, il m’a laissé la terminer. Je me suis faufilée hors du club pour la garder et aujourd’hui, c’est ma bouteille d’eau fétiche. Sincèrement, ça inspire de voir quelqu’un de bon réussir. Quelqu’un de talentueux, parce que ça peut être à double tranchant. Tu as deux sortes de personnes. Celles très narcissiques avec un ego démesuré. Et celles authentiques. Il est très dur d’être un artiste, sous les projecteurs, et de rester ouvert car tu dois aussi te protéger. En même temps, quand tu vois des gens réussir avec élégance ça me donne espoir. Comme Pharrell Williams par exemple. La première fois que je l’ai rencontré, j’étais sur le tapis rouge des Grammy Awards, il donnait une interview. Il était si décontracté, simple, authentique, pourtant, il aurait pu avoir le plus grand ego du monde. C’était le moment où “Happy” venait de sortir. Avant, il y avait eu son tube avec les Daft Punk. Tout le monde voulait lui adresser la parole. Juste auparavant, il nous avait vus sur scène. Dès l’instant où il m’a vue, il a quitté son interview pour venir à ma rencontre et me dire “vous êtes le groupe originaire d’Australie n’est-ce pas ? C’était incroyable. La musique va changer grâce à vous.” Je me suis dit “mais qu’est-ce qui se passe bordel ?!” Par la suite, il s’est même montré encourageant envers moi alors que je n’étais personne. Je pense que c’est important que la musique soit entre de bonnes mains parce que très souvent, ce n’est pas le cas.

Knxwledge & Andersoon .Paak as NxWorries - « Wngs »

N : “Baby, get your shit together we hitting the town…” [Se met à chanter immédiatement] C’est mon chouchou.

A : Je l’aime beaucoup aussi.

N : Et Knxwledge…

A : Il est extraordinaire. Juste une question, Anderson. Paak a aussi samplé ta voix [Le titre en question est “Without You”, extrait de l’album Malibu, NDLR] et je trouve que vos deux mondes convergent vers l’amour de la musique soul. Plus jeune, est-ce que ce type de musique était joué chez toi ?

N : Stevie Wonder, Al Green, Otis Redding, Aretha Franklin… Ces voix étaient les préférées de ma mère. Je pense que c’est même grâce à ces dernières que je chante à mon tour. Je n’ai jamais eu à m’entraîner. J’ai toujours écouté de la musique soul, je chantais derrière ces voix, seule.

A : Était-ce ta première introduction à la musique ?

N : Pratiquement. Mon premier souvenir musical reste Stevie Wonder, “Boogie on Reggae Woman”. Concernant Anderson. Paak, je suis fière de lui. La première fois que je l’ai rencontré, il était batteur pour Shafiq Husayn du groupe Sa-Ra. Il était incroyable. Et moi et Knxwledge on s’envoyait toujours des bouts de nos travaux en cours. Moi, mes écrits. Lui, ses instrumentaux. Il m’a envoyé le titre “Play Your Part” [Le titre original est “P.Y.P”, paru en 2012 sur l’album O​.​B​.​E. Vol​.​1, à cette époque, le nom de scène de Anderson. Paak était encore Breezy Lovejoy, NDLR]. J’en ai fait une reprise puis je lui ai renvoyé. À ce moment, Anderson. Paak était encore méconnu. Knxwledge, lui, était reconnu à l’intérieur d’une toute petite niche. Seulement six mois plus tard, je me suis rendue compte que la voix sur ce morceau était Anderson. Paak. J’étais stupéfaite. Il savait chanter, rapper, et je ne le connaissais que sous l’étiquette du batteur. C’est vraiment magnifique. Il est incroyable. Il a travaillé si dur. Je suis ravie que le monde entier puisse désormais entendre sa voix. Quant à Knxwledge… Ce sont vraiment deux bonnes personnes.

L’Australie Culture aborigène et nature.

Nai Palm - « Wititj (Lightning Snake), Part. 1 » feat. Jason Guwanbal Gurruwiwi

A : J’ai une remarque à faire. Dans Needle Paw, tu invites Jason Guwanbal Gurruwiwi dans la première et dernière piste. À ton tour, tu as été samplée dans le premier morceau de More Life de Drake [“Free Smoke”, NDLR]. Ensuite, tu es samplée dans la dernière piste de DAMN.

N : Le timing dans toute cette affaire a été invraisemblable.

A : Complètement. Cette semaine, j’ai vu dans les informations que les populations Aborigènes venaient de gagner une bataille importante. Ils ont enfin gagné le droit d’empêcher les touristes de faire l’ascension de leur montagne spirituelle, Ayers Rock.

N : C’est un endroit très spirituel. J’ai fêté mes quinze ans là-bas. Le vrai nom de cette montagne est Uluru, Ayers Rock est le nom donné par les Occidentaux.

A : Pourquoi était-ce important pour toi d’inviter Jason Guwanbal Gurruwiwi au début et à la fin de Needle Paw ?

N : L’Australie a une population très diverse dans laquelle figurent une multitude de tribus aborigènes. L’Australie a une partie très sombre dans son histoire. Cette partie de la population est silencieuse et sous représentée. Nous sommes l’un des seuls pays au monde qui n’avons signé aucun traité de paix avec les populations Aborigènes pour au moins reconnaître leur existence sur leur propre territoire. Avant les référendums australiens de 1967, les Aborigènes étaient considérés comme la “Fauna and Flora” [Avant le référendum de 1967, les populations aborigènes n’étaient pas comptées dans le recensement australien. Ce flou laisse encore de vifs débats. Pour certains, les Aborigènes ont donc été considérés comme des animaux, autrement dit, gouvernés par la loi “Fauna and Flora”, une loi chargée d’ériger les règles de la vie sauvage. Pour d’autres, cet oubli ne veut en aucun cas dire qu’ils étaient considérés comme des animaux, NDLR] Toutes ces réformes ont eu lieu uniquement grâce à la période des droits civiques. Avant, ils n’étaient même pas considérés en tant qu’être humain. Dans la plupart des villes australiennes, tu peux demander à n’importe quelle personne de citer une tribu aborigène, ils en seront incapables car ils ne l’apprennent pas à l’école, pourtant, il y a eu un génocide. Pour moi, en tant qu’Australienne, je pense qu’il est important de me servir de ma notoriété pour partager avec les gens la beauté de ces voix. Jason est un chanteur de cérémonie de la tribu Galpu. Cet extrait n’est pas quelque chose de commun, quelque chose auquel les gens ont l’habitude d’être exposés. Je pense que c’est magnifique et fort à la fois. Cette chanson existe depuis plus des milliers d’années, et il m’a fait confiance.

 

« Pour moi, en tant qu’Australienne, je pense qu’il est important de me servir de ma notoriété pour partager avec les gens la beauté de ces voix aborigènes. »

A : Comment votre rencontre s’est-elle faite ?

N : En Australie il y a une date particulière, Le jour de l’Australie. C’est un jour férié durant lequel les australiens fêtent la découverte de l’Australie. En réalité, cette date correspond au jour où le capitaine Cook a découvert l’Australie, puis massacré toutes les populations autochtones. Cette date est célébrée chaque année. Les Australiens sortent, font des barbecues, s’amusent.

A : D’une façon un peu maladroite, c’est comme fêter un génocide ?

N : C’est l’équivalent du Jour de Christophe Colomb aux États-Unis. J’ai participé à un événement avec un acteur et aborigène activiste, Jack Charles, surnommé Uncle Jack. C’était une manifestation dans le but de changer la date, autrement dit, conserver cette fête, pour que les gens puissent la célébrer, être patriotiques, faire ce qu’ils veulent, mais déplacer sa date. Faire en sorte qu’elle ne représente pas un jour offensant pour la communauté aborigène. Du coup, Jack Charles a organisé l’événement. J’y ai joué. Il avait aussi invité Jason et son groupe Bärra à venir interpréter leurs morceaux. Je les ai écoutés et j’ai fondu en larmes. En Australie, il y a une cérémonie qui s’appelle Welcome to Country. C’est une tradition, un rituel pendant lequel les Aborigènes chantent, dansent ou font un discours pour vous accueillir sur leurs terres. Initialement, je voulais introduire cette partie dans mon album mais à partir de cet instant, le sujet est devenu légèrement politique. Ces chants ne peuvent être interprétés que dans certains territoires. Needle Paw a été une sortie internationale donc ça a été délicat. Si j’avais interprété ces morceaux sur scène, ça n’aurait pas été un problème mais à partir du moment où le titre est enregistré, ça devient plus compliqué.

A : Donc ce court extrait est une chanson de sa tribu ?

N : Tout à fait. Il y a tellement de tribus en Australie. En fonction de l’endroit où tu te situes, cette cérémonie diffère. Quand j’ai entendu Jason chanter, je lui ai demandé s’il voulait faire son traditionnel Welcome to Country pour ouvrir mon projet. Il m’a expliqué les règles très précises. Du coup, je lui ai suggéré de chanter la partie qu’il voulait. Au final, il a choisi un morceau dont il a hérité. Au passage, il y a un film magnifique, Westwind: Djalu’s Legacy. C’est un documentaire au sujet de Djalu, sais-tu qu’est-ce qu’un didgeridoo ?

A : Un didgi quoi ? [Difficulté à comprendre la première prononciation anglaise]

N : Un didgeridoo ? Un instrument aborigène.

A : Ah oui, oui, oui.

N : Donc Djalu, sa famille fabrique ces instruments et ce documentaire est magnifique. Ce titre a des milliers d’années et raconte l’histoire d’un serpent qui chante des éclairs. Quelque chose de très beau. J’ai eu la chance d’être exposée à leurs traditions, rencontrer leurs familles. En comparaison, Drake nous a samplés. Il nous a mis au tout début, dès les premières secondes du premier titre de son projet, autrement dit, personne ne peut sauter le titre. Dans un sens, il partage quelque chose qu’il chérit, adore avec son public, ça nous a ouvert à un autre monde, à d’autres personnes. De la même manière, ça a été la raison essentielle pour laquelle je voulais mettre Jason au début de mon album. De plus, la musique qu’il interprète peut durer trois semaines. On a enregistré près de vingt minutes, je pensais qu’il faisait plusieurs prises, en réalité, il était juste en train de jouer. J’ai extrait une portion d’une histoire bien plus longue. Je voulais la partie du serpent qui chante des éclairs sur mon projet. J’ai enregistré sa voix sur mon téléphone, dans une note vocale, tu peux nous entendre à la fin en train de discuter. Je lui demande “Comment tu vas ? Te sens-tu mieux ?”. C’était important pour moi de recueillir son ressenti après avoir chanté sa musique. Je tenais vraiment à ce qu’il clôture mon album. [Toutes ces discussions peuvent être entendues sur le dernier titre de Needle Paw, “Wititj (Lightning Snake) Pt. 2 (feat. Jason Guwanbal Gurruwiwi)”, NDLR]

A : Comment a-t-il réagi à l’idée que tu témoignes autant d’intérêt à sa culture ?

N : Il a été adorable. Il m’a présentée à toute sa communauté. Toutes les tribus aborigènes que j’ai pu rencontrer sont très ouvertes et aimantes.

A : C’est peut-être ce visage que les gens n’ont pas l’habitude de voir ?

N : Le problème est que les Aborigènes et le reste de l’Australie sont intentionnellement séparées. Vous n’apprenez pas la culture aborigène à l’école. En Nouvelle-Zélande, un pays très proche du nôtre, dès l’école primaire vous apprenez ces coutumes.

A : Ça fait partie de la culture.

N : C’est ça. Et bien-sûr qu’il y a des coins plus reculés que d’autres. Nous sommes dans une époque d’histoire commune, or, une grande majorité des Aborigènes sont encore sous-représentés voire exploités. Mais en Australie, il y a encore un sacré décalage. En ce qui me concerne, j’ai eu la même chance d’être au contact de cette culture, de faire des efforts pour la comprendre autant que je puisse.

A : As-tu toujours été exposée à cette culture ?

N : Je connais Jack Charles depuis mes quinze ans. J’ai participé à un stage d’écriture dans le centre de l’Australie, dans le désert, à côté de la montagne Uluru. J’y ai passé une semaine, c’était un peu aussi un programme d’encadrement. J’y ai appris des petites astuces pour m’aider en studio.

A : Une des choses que j’apprécie dans ta musique, c’est sa richesse. Tu as des éléments de jazz, soul, des bribes de culture aborigène. J’ai la sensation que c’est un étalage sincère de ta personnalité.

N : Je pense que chaque membre de Hiatus Kaiyote, nous sommes un peu comme ça. On aime rapprocher les gens. Je pense honnêtement qu’il y a une beauté dans cette collectivité.

A : J’ai encore un dernier extrait.

N : J’aime beaucoup tes stickers [Derrière l’écran de mon ordinateur portable, les stickers de l’album Run the Jewels 2 sont collés, NDLR]

A : Merci.

Nai Palm - « Haiku »

A : À la toute fin du morceau, on dirait le hurlement d’un loup ? Tout ton album est acoustique. Du coup, est-ce ta voix ou bien un loup ?

N : Bien vu. [Après réflexion] En réalité, tu entends ma voix. En Australie nous n’avons pas de loup nous avons des dingos. Leurs cris sont très similaires. Quand ma mère est décédée, j’ai déménagé dans un endroit appelé Mount Beauty et j’ai vécu avec une femme qui avait un dingo. Au passage, “Haiki” est le seul titre où mes choristes ne sont pas à mes côtés. J’ai écrit ce titre à la toute fin de mon projet. J’étais au studio, je voulais faire quelque chose de différent alors je me suis amusée à faire un tas de choses. En revanche, j’ai eu l’occasion de chanter dans une réserve de loups à une heure de New York. J’y suis allée pendant mon jour de repos. Il y avait un loup appelé Aka. Quand tu entres dans la réserve, il faut hurler pour qu’ils t’entendent, et de cette façon, je me suis retrouvée à chanter pour un loup. [Rires]

A : C’est drôle parce que la pochette de ton premier album [Tawk Tomahawk, NDLR] est un loup. Le second [Choose Your Weapon, NDLR] avait un Mandrill. Tu as l’air plutôt proche de la nature non ?

N : Évidemment. La nature est une part immense de mon identité. C’est mon refuge sacré, mon sanctuaire, un endroit thérapeutique pour moi. En ce qui me concerne, ces éléments me donnent la force d’avancer.

A : As-tu grandi en ville ou plutôt à la campagne ?

N : J’ai grandi en ville jusqu’à mes onze ans. Ensuite, je suis partie en campagne, dans une réserve naturelle. Je m’occupais des animaux lorsqu’ils étaient blessés dans la nature. Tout cela m’a aidé car pendant très longtemps, j’ai intériorisé ma douleur. J’ai été orpheline, séparée de mes frères et soeurs. J’ai dû être indépendante dès mes quatorze ans. Pour moi, prendre soin de ces animaux m’a été très utile. Il y a vraiment une beauté dans ce monde. J’adore les documentaires sur la nature. Je pense qu’il est important de ne pas oublier la nature, la plus belle source d’émerveillement selon moi.

A : Quand tu parles de la nature de cette manière, que je mets en parallèle Needle Paw, la façon dont tu l’as construit, des voix, de l’acoustique, trois instruments, je le vois comme une déclaration. De nos jours, je trouve que les voix ont tendance à disparaître, diminuer, se dissimuler derrière les effets sonores. Needle Paw pourrait être un testament qui dit : “ne prenez pas votre voix pour acquise. Souvenez-vous qu’elle est vôtre.”

N : Exactement. Il y a une humanité derrière chaque voix. C’est une des raisons pour laquelle je tenais à m’ouvrir autant avec Jason. Sa voix est brute, sensible, je voulais la célébrer, fêter l’harmonie des voix. La voix est vitale, la première source visible de ton âme. Tu n’as même pas besoin d’être un chanteur, quand tu viens au monde, la première chose que tu fais c’est émettre des sons. Avec une voix tu peux directement exprimer tes émotions et intentions. Très souvent, avec la musique pop et mainstream, lentement mais sûrement on érode la facette naturelle de qui nous sommes. Se montrer vulnérable demande beaucoup de courage. Tes défauts, tes imperfections. Mais il peut y avoir aussi beaucoup de pouvoir dans cela, à partir du moment où tu arrives à te les approprier.

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