Médine : « la différence, c’est le travail, la productivité »
Interview

Médine : « la différence, c’est le travail, la productivité »

On le pensait plutôt Rome antique, avec sa plume en forme de glaive, sa passion pour l’histoire et sa barbe spartiate. Mais avec Protest Song, Médine s’est transformé en artiste romantique et cartésien jusqu’au dernier doute.

et Photographie : Jérôme Bourgeois

Métro Barbès, 11h25. On est en avance d’une demi-heure lorsque l’on s’annonce à l’accueil des bureaux de Because. Apparemment, la personne censée nous précéder est coincée dans les bouchons et n’est pas prête d’arriver. C’est donc avec une demi-heure d’avance que l’on débutera cette interview. « Désolé, c’est pas très cool de notre part de venir t’interviewer le premier jour du ramadan« . « Beaucoup pense qu’il faut éviter toute activité en cette période, mais c’est au contraire encore plus important d’être actif« , recevons-nous d’un sourire sans rancune ni bigoterie. Pas de Coran, pas de falaises d’Abou Maya mais une bouteille d’eau sur la table, histoire de ne pas trop s’assécher le gosier en ce jour caniculaire.

Il y a des rappeurs qu’on aime interviewer pour leurs digressions et révélations inattendues. D’autres, pour leur sens de l’échange et du dialogue. D’autres encore pour leur transparence parfaite, ou leur soucis de fournir des réponses construites et pertinentes. On aime interviewer Médine pour à peu près toutes ces raisons.

Voilà plus de dix ans et cinq albums solos que le barbu du Havre arpente le rap français, accompagné de sa voix rocailleuse, des productions puissantes de Proof et de la famille Din Records. Dix ans qu’il raconte tantôt des histoires, tantôt l’Histoire, qu’il navigue entre discours et introspection. Si le rap de Médine est facilement identifiable en ce qu’il répond à des codes aujourd’hui bien connus, son éventail est d’une largeur qui n’a de limite que la barrière entre la réalité et les différentes façons de la raconter. Album double et album somme, à la genèse compliquée, Protest Song restera en dépit de ses écueils un moment important de la discographie de Médine. La chance d’avoir pu le décrypter en sa compagnie n’en est alors que plus grande.


Abcdrduson : Tu as mis cinq ans pour sortir ce nouvel album. Même si tu n’as pas rien fait entre temps – le livre avec Pascal Boniface, Table d’écoute 2, Made In – comment expliques-tu ce délai ?

Médine : C’était une période nécessaire, mais aussi une période de grosse fatigue. Je pensais être plus fort que la fatigue au sortir du Panther Tour, être plus résistant. Je me suis laissé embarquer dans le repos, j’ai eu deux enfants, mais aussi quelques doutes artistiques. Je trouvais difficilement ma place dans un game qui demandait une compétitivité plus sur le plan de la forme que sur le fond. Je me suis remis en question sur ce sujet, pour me retrouver. Et comme tu disais, j’ai fait d’autres choses, comme le livre avec Boniface, qui m’a permis d’affiner mon discours, de l’enrichir, de le documenter, de le référencer. Et surtout de le défricher, parce que je disais beaucoup de choses dans mes textes auparavant, et on ne voyait pas forcément où je voulais en venir. Aujourd’hui, j’essaie de passer toutes ces références à la moulinette.

A : Proof nous avait parlé effectivement de cette période de doute que tu as traversé. Comment s’est-il exprimé ? Par un manque d’inspiration ?

M : Je fuyais le studio, les moments de production ; ces moments où, lorsqu’une prod partait, il y avait une émulation suivi d’un bon morceau. Je me réfugiais chez moi, dans ma famille, je voulais me couper un peu de ça. Du coup, j’ai beaucoup lu, et regardé pas mal de films, et je savais que ça allait me servir. Mais j’en suis quand même venu à me poser la question : « est-ce que j’arrête ou pas ?« , mais c’était très bref. En une semaine, c’était réglé. Et puis c’est un sport national chez Din Records la remise en question constante [sourire].

A : Il y a eu un déclic ? Table d’écoute 2 ?

M : Même pas, parce que c’est justement arrivé en plein enregistrement de Table d’écoute 2. C’est la raison pour laquelle je suis moins présent sur cet album, j’en avais moins envie. Mais je m’étais engagé auprès de Tiers-Monde, Brav’ et Koto de sortir un projet qui aurait pour but de les présenter. Ça explique pourquoi je n’ai fait que quelques morceaux dessus : « Trône », « Téléphone arabe », « Sourcing », « LH », « Jusqu’ici tout va bien ». J’avais pas l’habitude de laisser autant de place, même dans des projets intermédiaires, à d’autres personnes. Beaucoup de gens m’ont dit être du coup déçus qu’il y ait si peu de morceaux où j’apparais dans Table d’écoute 2. Ce n’est pas un échec, mais c’est arrivé à cette période où j’avais moins envie. Mais c’était aussi une bonne chose, car ça a permis par exemple de mettre Tiers-Monde sur les rails, il a installé un univers avec quatre ou cinq morceaux. Ce n’était pas une banane.

« Pour Protest Song, je me suis complètement laissé porter par la musique. C’était la grande rupture avec les albums précédents. »

A : C’est d’ailleurs assez amusant ce basculement où tu es devenu l’icône de Din Records, la locomotive qui tire les autres, alors qu’au début du label, c’était plutôt Bouchées Doubles qui était mis en avant. Comment tu l’as vécu ?

M : Ce n’était pas programmé. Je sortais un album parce que j’avais des choses à dire, mais je ne me projetais pas à long terme. 11 Septembre a débloqué quelque chose de particulier où je ne me suis plus arrêté d’écrire, c’était machinal : des freestyles, des featurings, puis un autre album avec La Boussole, un autre solo, Jihad… Je me suis laissé emporter par le courant, ça m’a été bénéfique. On le rappelle souvent entre nous chez Din Records : la différence, c’est le travail, la productivité. Tu peux ne rien avoir à dire, être un piètre rappeur, mais si tu es présent, si tu sors fréquemment des projets pour imposer ton style, tu finiras par être entendu, écouté, par attirer l’attention.

A : Du coup, comment tu as abordé la création de Protest Song ?

M : C’était une approche complètement nouvelle de l’écriture. Une renaissance. Avant, j’écrivais sur des faces B ou sur les instrus de Proof déjà sélectionnées par d’autres artistes. C’était mécanique, j’avais une construction type que je conservais, avec une punchline dans les quatre premières mesures, une autre dans les quatre suivantes, etc. Je construisais tous mes morceaux de la même façon. Pour Protest Song, je me suis complètement laissé porter par la musique. C’était la grande rupture avec les albums précédents : avant, c’était mon discours, ma plume, mon écriture qui donnaient le ton, et Proof s’y adaptait. Ça le frustrait en tant que beatmaker ! Aujourd’hui, j’essaie d’avoir cette approche différente où c’est la musique qui donne le ton. Je crois qu’il y a certains codes, certains formats auxquels la musique répond, pour le confort d’écoute. Parfois, c’est chiant d’écouter des morceaux de onze minutes [sourire]. L’esprit de synthèse, c’est là, l’intelligence. Souvent, on pense qu’étaler ses idées sur trois ou quatre pages, avec plein de références, c’est la bonne méthode. Je pense que la bonne méthode, c’est de synthétiser en peu de mots, en peu de phrases, une idée, et de faire passer toute l’émotion de cette idée.

A : Et pourtant, tu arrives aussi encore à transmettre ces émotions sur des longs formats comme « Biopic ».

M : Ce sont des choses dont je ne pourrais jamais me défaire [sourire]. Il me faut un morceau générique à chaque album, comme dans les films, où il y a des génériques plus ou moins longs. Je ne sais pas si tu as vu celui de la version longue du Seigneur des Anneaux [rire général], il fait vingt minutes ! Et moi je suis de ceux qui regardent les génériques de vingt minutes [rire].

A : Pour revenir sur ton travail avec Proof, dans ta précédente interview avec nous, tu disais ne pas envisager de travailler avec quelqu’un d’autre, pour des questions d’homogénéité. Sur ce nouvel album, on retrouve pourtant Blastar, Skalp et Général.

M : Ça fait partie de cette rupture : il fallait casser la structure. Comme j’ai fait un effort de synthèse et de méthode de travail, il fallait aussi bousculer la musique. Sinon, on se serait dit : « c’est du Médine comme on a l’habitude de l’entendre« . Il fallait que la rupture soit totale. C’est pour ça que j’ai décidé de travailler avec d’autres beatmakers. Mais ce travail ne pouvait avoir de sens que si Proof l’avalisait. Dès le début de l’album – au moment où j’écrivais « Biopic », et quand l’album ne s’appelait même pas encore Protest Song -, j’ai été le voir et lui ai transmis le trousseau de clés de cet album. Je lui ai demandé : « toute la charte musicale de cet album, je veux qu’elle passe par toi« . Je ne voulais même pas solliciter moi-même les beatmakers, pour qu’il n’y ait pas de conflits. Et ça a plus ou moins marché. On a évidemment eu des prises de bec, des désaccords, mais on s’est bien complétés. Et il y a évidemment le rôle de Salsa qui est très important, parce qu’il se place en médiateur et en observateur : « pour le bien de l’album, je vous conseille de faire ça« . Proof et moi avons tendance à se faire plaisir en tant qu’artistes, si on s’écoutait on partirait dans des délires trop personnels. Alassane vient donner une vision plus globale à la réalisation.

A : Parmi les trois compositeurs extérieurs que l’on a évoqué, c’est peut-être le nom de Skalp qui est le plus surprenant.

M : J’ai pris du plaisir à travailler avec Skalp, c’est un confort de travail auquel je ne m’attendais pas. Il connaissait ma carrière, et a su m’identifier exactement en une conversation. Quand je suis allé le voir, je savais que c’était un hitmaker, une machine à tubes. Il y a des choses que je n’apprécie pas dans ce qu’il fait, il le sait et n’a d’ailleurs même pas essayé de me le proposer. Mais il a cette intelligence de trouver ce qui va bien correspondre à l’artiste avec qui il travaille. Et je trouve que ça donne de beaux morceaux épiques, qui respectent ma charte et mon discours.

Avec Blastar, on se connait depuis longtemps. On avait fait une première tentative pour Arabian Panther. Il était venu chez moi toute une journée, et m’avait proposé des instrus incroyables. Mais je n’étais pas prêt à travailler avec d’autres beatmakers, et Proof était un peu sur la défensive à ce niveau-là. Au final, j’ai gardé quelques prods de Blastar dans mon disque dur, et c’est l’une d’elles qui a tout déclenché. Elle a donné le morceau éponyme, et c’est du fait de cette prod que j’ai réintitulé mon album Protest Song. Ce morceau est l’âme de cet album ; c’est d’ailleurs marrant que ce soit un autre beatmaker qui le produise. Sur ces cinq ans de doute, j’ai manqué de recul, et qu’un beatmaker extérieur à Din Records identifie ce qu’il me fallait, ça m’a permis de me dire que travailler avec d’autres personnes a révélé quelque chose de nouveau chez moi. C’est comme ça que j’envisage mon enrichissement personnel aujourd’hui, en allant au contact d’autres personnes que celles avec qui j’ai grandi.

A : Et la famille Din Records s’est également agrandie, avec l’arrivée de Général.

M : Il a travaillé sur « Cadavre exquis », « Iceberg » et d' »Arobaz à Zéro ». Il y a chez lui une sonorité plus dynamique que chez Proof. On les appelle « les frères barrés » – parce que leur nom de famille est Barray, mais aussi parce qu’ils sont vraiment barrés [sourire]. Proof, Général et Brav’ ont une fibre artistique hyper-développée par rapport aux autres membres de Din Records, moi-même inclus. Quand ils sont ensemble, ça frise le génie – on peut remettre en question ce que je dis [sourire], mais je sais qu’ils vont faire de grandes choses musicalement bientôt.

A : Du point de vue musical, il y a un titre forcément intéressant dans cet album, parce qu’à la fois inattendu et en pleine résonance avec la thématique de la chanson protestataire : c’est « Double audition », qui reprend « Sunday Bloody Sunday » de U2.

M : La proposition vient de Proof. C’est un morceau qu’on affectionne tous chez Din Records. Au départ, c’est parti de l’envie de reprendre un morceau à caractère « protest song », pour montrer que musicalement on voulait s’inscrire dans ce courant musical. On est d’abord passé par « Imagine » de John Lennon, dont Proof a rejoué la mélodie. Je ne trouvais pas ça assez dynamique, ça manquait de punch. Il a finalement trouvé ça balourd, même si moi je trouvais ça intéressant au début. On est passé par du Bob Marley… Et un jour, Proof m’a dit : « Bloody Sunday », c’est le morceau qu’il te faut. Il a fait une première version qui était très calquée sur la version originale. Ça m’a plu tout de suite. Mais pour des raisons de droit, il a fallu adapter la musique pour ne pas que cela soit du plagiat, ni du sample. Je ne sais même pas si on aurait eu l’autorisation, on savait que ça allait très compliqué, et je ne voulais pas me freiner artistiquement. Je savais que je voulais cette ambiance-là.

A : Avant l’album, tu as sorti l’EP Made In, dont on retrouve deux titres sur l’album. Pourquoi avoir choisi ces deux-là ? On peut être étonné qu' »Alger pleure » ne soit pas dans Protest Song, par exemple.

M : Le 21 juin 2012, quand j’ai balancé « Biopic », je travaillais sur Protest Song depuis mars 2012, à peu près. Pour moi, j’allais sortir l’album en fin d’année 2012. Sauf qu’entre temps, j’ai terminé le bouquin avec Pascal Boniface. Ici, à la maison de skeuds, on m’a dit : « ce serait bien que le livre soit accompagné d’un support CD, pourquoi pas un EP« . J’étais contre cette option au début, ça ne pouvait qu’appauvrir mon album. Il y a eu de longues discussions pour arriver à se dire que je n’avais rien sorti depuis longtemps et que je revenais avec un bouquin : comment ça allait être perçu ? Est-ce qu’on n’allait pas se dire « Médine est perché, il est dans un autre univers, le rap, ce n’est plus pour lui« . Je ne veux pas déserter ce terrain-là, c’est le mien, et je préfère rapper qu’écrire des bouquins. J’ai finalement trouvé l’idée pertinente, parce que je suis avant tout un rappeur, et c’est par le rap que j’ai rencontré Boniface. Je voulais hiérarchiser correctement les choses.

Au final, je suis un peu mitigé. J’étais dans l’optique d’écrire des morceaux pour un album, et je voulais que ces titres soient sur Protest Song. « Biopic » est un morceau d’album. « Le Bruit qui pense » aurait pu rester sur l’EP, mais je l’affectionne particulièrement. Mais « Alger pleure » me manque ! « Trash Talking » aussi – c’est mon intro de concert aujourd’hui. Je suis mitigé sur l’utilité de cet EP, même s’il a servi à deux choses : rappeler que je suis un rappeur avant tout, et aussi faire la transition entre le Médine d’Arabian Panther et celui de Protest Song. Il y a des titres avec des refrains chantés, comme « Made In » avec J.Mi Sissoko et « Biopic » avec Kayna Samet, il y a « Alger pleure », où j’ai un flow plus calme, « Le Bruit qui pense », où le BPM est très lent, etc… J’ai donné des échantillons de ce que j’allais faire sur Protest Song. Mais d’avoir retiré des titres comme « Alger pleure » et « Trash Talking » a peut-être appauvri mon album.

A : Si tu avais pu, tu aurais sorti l’album plutôt que le EP en même temps que le bouquin ?

M : Exactement. Sauf qu’à ce moment-là, l’album se serait appelé Don’t Panik, comme le livre. Mais après la sortie du livre et du EP, j’ai eu l’impression d’avoir fait le tour du slogan « Don’t panik », avec la mixtape, les conférences, les T-shirts… Un album en plus aurait été de trop. En janvier 2013, quand je commence à écrire le morceau éponyme de Protest Song à proprement dit – même si c’est « Biopic », en vérité – je décide de changer le titre avec cette prod de Blastar.

A : Pourtant, dans « Arabospiritual », tu disais « prochain album, Protest Song ».

M : En fait, j’idéalisais Protest Song. Ça devait être mon dernier album, ou un album parfait, une alliance du fond et de la forme. Je le repoussais, et inconsciemment, j’envoyais comme message au public que Don’t Panik allait être moins bien que Protest Song. Je ne voulais plus être dans ces questionnements-là, j’ai arrêté de me prendre la tête. J’avais annoncé Protest Song, je voulais arrêter avec Don’t Panik : pourquoi l’appeler autrement ? C’est l’album Protest Song que je devais faire à ce moment-là. J’ai discuté avec deux personnes très importantes, Mamar Henni-Mansour et Samy Ekbaaroun, les documentalistes avec qui je travaille et les éminences grises de Din Records. C’est avec eux qu’on défriche certains sujets, ils me conseillent des lectures, des films, des écoutes. Pour Protest Song, on s’est fait des réunions de travail d’une heure par jour où on débattait. Par exemple, pour « Courage fuyons », je leur parlais de figure anti-héroïque, ils m’ont dit : « lis Don Quichotte, et regarde l’analyse et de tel sociologue qui parle des télé-réalités et de la starification dans nos sociétés« . On a eu ce travail de fourmis qui a densifié l’album. Pareil pour « Home » : ça a l’air d’une petite ballade, mais le morceau a été nourri d’une réflexion et de débats avec eux. Ils m’ont apporté cette fraîcheur-là qui a fait que je me suis lancé dans Protest Song plutôt que Don’t Panik.

« J’idéalisais Protest Song. Ça devait être mon dernier album, ou un album parfait, une alliance du fond et de la forme. »

A : Sur tes précédents albums, il y avait toujours un fil directeur : les conséquences du 11 septembre, les surveillances technologiques, l’image de la panthère… Tu disais que tu voulais t’inscrire dans le courant dans la chanson protestataire, mais on a le sentiment que tu as un discours plus généralisé, plus global sur cet album.

M : C’est une bonne remarque. J’ai suivi un leitmotiv pour cet album, c’était de faire un album profond mais pas complexe. Parfois, sur mes albums précédents, j’avais tendance à faire une obsession sur certaines choses, comme des symboles ou des références, et les placer dans plusieurs morceaux de manière à ce que cela soit entendu. Pour Arabian Panther, il y a Malcolm X, Mohamed Ali, la panthère… Même dans la structure de l’album, c’était très organisé. Et je ne sais pas si c’est une qualité justement, j’ai été très critiqué pour cette organisation-là, par mes confrères, par le public, parce que ça ne laissait pas place à la spontanéité, à l’émotion. Je ne faisais appel qu’à une partie des émotions, celles qui touchent les viscères, mais j’oubliais peut-être le cœur. Protest Song est moins structuré, mais ça ne veut pas dire qu’il est moins profond. Au contraire, je trouve qu’il y a quelque chose qui facilite l’écoute, qui le rend plus fluide, à la fois pour le public du rap, mais aussi pour un autre public. Et c’est important pour moi que mon message sorte du public du rap. C’est voulu.

A : Les refrains chantés ont un rôle à jouer dans cette ouverture. Comment tu les as intégré à ton travail ?

M : J’ai écouté beaucoup de choses pendant ces cinq ans. Sur les précédents albums, je n’avais souligné qu’une seule partie de ma personnalité, mais j’avais cette volonté d’adoucir la musique, de la rendre audible à un plus grand public. Je ne l’ai pas fait sur Arabian Panther parce que j’étais dans cette obsession d’imposer un discours à tout prix, mais aussi une image dans laquelle j’ai failli m’enfermer. C’était risqué pour moi. Ça faisait partie de cette période de doute : est-ce que je devenais la caricature de moi-même ? Mais j’avais déjà cette volonté de faire des refrains plus aérés et aériens. Et j’ai décidé de me laisser aller à une autre facette en faisant des morceaux comme ça. J’ai pris conscience que, pour qu’un morceau se diffuse, il faut qu’il réponde à un certain nombre de codes : un bon couplet, bien écrit, mais aussi un refrain facile à retenir, confortable, et qui détende, pour justement mieux aborder le deuxième couplet. C’est une manière différente de concevoir la musique, que j’ai complètement entérinée sur cet album-là. Je pense que le prochain album arrivera à réunir toutes les facettes que j’ai pu donner dans Protest Song, Arabian Panther, Jihad, etc., et à trouver un équilibre.

A : Cette démarche ressemble à celle qu’a dû avoir Youssoupha pour son album Noir D****.

M : J’ai beaucoup écouté son album. J’ai même été en studio avec lui lorsqu’il le finalisait. On s’est donné un peu de force. Noir D**** m’a beaucoup influencé pour Protest Song. Je trouve qu’il a trouvé la bonne approche, il est dans le juste milieu où il peut dire des choses à la fois subversives et toucher un public plus grand. Il a trouvé un équilibre, ce que tout artiste recherche. Il le touche du bout des doigts – je ne dis pas que c’est parfait – mais il le touche peut-être plus que moi. Il m’a beaucoup influencé dans nos discussions également. Youssoupha a un sport favori : la déconstruction. On prend un sujet – une carrière, un album, un morceau – et on l’accable de tous les défauts, jusqu’à ce que le sujet n’ait plus aucune utilité. Au final, de l’avoir mis en face de tous ses défauts, ça permet d’identifier ce sur quoi il faut travailler. Il m’a donné un très bon conseil par exemple : « arrête l’atelier d’écriture. On sait que tu sais écrire de façon complexe, que tu sais faire du storytelling, mais arrête de te mettre en spectacle« . Et c’était une très bonne remarque ! Tu me disais que j’avais une écriture plus diluée : ça vient peut-être de Youssoupha. J’ai trouvé son conseil pertinent. C’est parmi les confrères avec qui je m’entends le mieux et avec qui on peut se dire les choses de façon très directe.

A : Pour rester sur l’aspect global de Protest Song, on a l’impression que, jusque-là, tes albums étaient des plans de bataille, alors que celui-ci est beaucoup plus apaisé, comme si tu amenais plutôt une proposition de paix.

M : C’est exactement ça. Beaucoup m’ont dit : « tu ne protestes pas dans cet album« . Je ne proteste pas contre, mais en faveur. C’est juste une façon d’aborder les choses. J’ai été très provocateur dans le passé, je le reconnais. C’était une stratégie. Je ne la renie pas, au contraire, je pense qu’on a soulevé de bons débats avec cette provocation, n’en déplaise à ceux qui ne la supportaient pas.

Il y a quelques temps, j’ai rencontré Pierre Raynaud, le directeur de l’institut français de Marrakech. Il m’a dit : « ce que tu fais, ce n’est pas de la provocation« . Je ne comprenais pas : je prenais des symboles et les exacerbais aux yeux des gens pour mieux les déconstruire. Il m’a dit : « les gens t’attendent sur ça. Si tu continues, ce ne sera plus de la provocation, ce sera même de la banalisation. Je te propose la transgression, de faire croire que tu es dans quelque chose d’aseptisé. D’arriver avec la fleur au fusil au lieu d’un cuir noir. Une fois que tu as attiré ton interlocuteur, là, tu dévoiles ton véritable projet : la lutte ». C’est pour ça qu’il y a cette impression que je renvoie quelque chose de plus lisse, mais ça n’est qu’un plan à long terme. Si on ne fait que des plans de guerre, on fera toujours la guerre ! C’est de cette manière que j’aborde les choses. J’ai un plan de paix, et il faut le présenter en l’adaptant. Mais ça n’enlève rien à mon ambition de changer certaines choses.

A : C’est ce que tu dis d’une certaine manière dans « Cadavre exquis » : « un vrai guerrier connait la valeur de la paix ».

M : Voilà. Ça résume assez bien ce que je viens de vous dire. Comme quoi l’esprit de synthèse, c’est vraiment l’intelligence [rire].

A : Sur Protest Song, tu abandonnes les morceaux inspirés par l’histoire, comme « 17 Octobre », ou certains faits-divers significatifs, comme « RER D ». Pourquoi ?

M : Certains morceaux devaient prendre cette forme-là, mais je les ai gardés sous le coude. J’ai l’ambition de faire un album spécialement dédié au storytelling. Mais je pense que ça a été une erreur : pour l’équilibre de l’album, j’aurais dû faire un titre comme ça. Je n’aurais pas dû déposséder l’album d’un storytelling, car certaines personnes aiment ces morceaux.

« Beaucoup m’ont dit : « tu ne protestes pas dans cet album ». Je ne proteste pas contre, mais en faveur. »

A : Il y a une date ou un personnage qui t’inspirerait un tel morceau ?

M : [il réfléchit] Il y a un fait qui m’inspire, c’est la mort de Bouna et Zyed. On n’en parle plus vraiment, et c’est justement ce genre de faits que j’aime bien déterrer pour les analyser. Je crois qu’il y a un phénomène à dégager de cet événement dramatique, une lecture que l’on pourra avoir de l’avenir en regardant cet évènement-là.

J’aimerais bien parler de la Tchétchénie, c’est une partie du monde dont on parle très peu. J’aimerais bien revenir aussi sur le massacre de Srebrenica. Ce n’est pas pour réveiller les vieux démons, mais encore une fois pour mieux comprendre l’avenir et mieux lire certaines choses de l’actualité.

A : Justement dans cet album tu continues ta saga « Enfant du destin » avec Daoud, qui revient sur le conflit israélo-palestinien et fait écho à ton premier « Enfant du destin », avec David. Pourquoi ?

M : Malheureusement, le conflit dure depuis trop longtemps et n’est pas près de s’arrêter. Au moment où je me suis penché sur la feuille et que je me suis demandé quel enfant du destin j’allais écrire, je me suis dit que s’il y avait un endroit qui cristallisait tout le drame d’enfants grandissant au cœur d’ un conflit et qui servent parfois d’instrument, c’est bien cette région. C’est peut-être le seul endroit au monde où l’on voit des générations et des générations grandir, vivre et mourir dans une situation de guerre. C’était un cas d’école pour moi, j’avais envie d’en reparler. L’élément déclencheur, ça a été cette pirouette de se dire qu’on allait se faire croiser des histoires, qu’on a trouvé avec Salsa. Surtout, on voulait avoir cette intelligence de prendre du recul sur un phénomène et le regarder sous ses différents angles, avoir de l’empathie pour l’agresseur et pour l’agressé, même si ce n’est pas si simple. Si dans le cas d’une agression dans la rue, tu vois un mec donner une gifle à un autre, on essaie de comprendre le conflit. La claque a-t-elle été mise bêtement ? Ou est-ce que c’est en représailles de quelque chose ? C’est cette démarche qu’on veut avoir.

A : Tu disais que le déclencheur pour créer ce morceau avait été une trouvaille scénaristique. Les films, les séries, ça t’inspire dans ton écriture ?

M : C’est même l’une des sources principales pour moi. On en parlait en studio avec Orelsan, alors que lui allait aborder l’album des Casseurs Flowteurs, il me disait qu’il avait ce besoin d’aller bouffer du film, de la pièce de théâtre, de se ressourcer culturellement. C’est quelque chose qu’on a en commun, ça imprègne nos disques, et même nos clips. Après, très sincèrement, je n’ai pas une culture cinématographique et littéraire très approfondie. Je suis juste un mec qui regarde, kiffe, et aime en discuter, avec Tiers-Monde notamment. Ce que j’ai pour moi, c’est plus cette capacité de savoir me l’approprier et de le transmettre dans des albums de rap. Je vais te dire la vérité : j’ai même envie de jouer maintenant !

A : Ce que tu fais d’une certaine façon dans le clip de « Blokkk Identitaire ».

M : [sourire] Justement, ce clip a déclenché quelque chose chez moi. J’ai envie de jouer, d’écrire – d’ailleurs je vais co-écrire le prochain clip. J’ai envie de mettre mon pied là-dedans. C’est un peu arriviste ce que je suis en train de dire, mais je crois qu’il n’y a pas de règles, il faut juste avoir l’envie, et c’est ce qui est en train de m’arriver. Je vais prendre des cours de théâtre.

A : Sur Made In, tu avais clippé tous les titres, et sur Protest Song, on en compte déjà quatre. D’où te vient cette envie ?

M : J’ai fait un truc avec mon frère [à ses côtés pendant l’interview, NDLR]. Début 2012, on a créé une petite structure qui s’appelle « L’Oeil du tigre ». On fait de l’image : on a réalisé les web-docus I’m muslim, don’t panik, I’m Médine, don’t panik, ou les Alb’homme. Je pense que j’ai acquis une expérience qui me permet d’avoir cette démarche visuelle et qui apporte une valeur ajoutée à ce que je fais dans ma carrière. Et puis quand j’écris un morceau, j’ai des images qui viennent, donc ça aide le réalisateur d’un de mes clips que l’on discute des références auxquelles j’ai pensé. Par exemple, quand j’ai écrit « Trash Talking », je venais de voir The Dark Knight Rises, et ça m’a obnubilé. Je pensais tout le temps à Bane, au point de me prendre pour Bane dans le morceau. Ça ne pouvait pas en être autrement dans le clip.

A : Restons dans tes activités extra-musicales, et parlons du livre que tu as écrit avec Pascal Boniface. Qu’est-ce que tu retires de cette expérience ?

M : Ça a été une grande expérience, mais de manière rétroactive, car c’est aujourd’hui que j’en mesure toute la teneur. Avec Pascal, on a eu une trentaine de rendez-vous, qui m’ont débloqué sur plein de sujets. Il m’a posé certaines questions, m’a fait part de ses analyses, m’a poussé dans mes retranchements en me mettant face à mes contradictions ou mon manque de densité sur certains sujets. Ce bouquin m’a servi à tout ça, une sorte de thérapie, non pas pour ma personne, mais pour mon discours. Ça l’a trituré, affiné, et amené dans des endroits où je ne pensais jamais aller. Je pense que Pascal Boniface a eu un rôle dans la manière dont j’ai abordé Protest Song. Il m’a fait part de ses considérations, lui qui est d’une génération différente, d’un métier différent. J’avais envie de toucher des personnes comme lui en sortant un bouquin avec Pascal. Il a été touché par certains de mes morceaux, donc ils peuvent toucher un public différent. J’ai inclus ça dans la matrice de Protest Song.

Ça a été très formateur pour moi. Il a un institut, l’IRIS [Institut de relations internationales et stratégiques, NDLR], où il donne des cours : j’avais l’impression d’avoir des cours particuliers ! Aujourd’hui, Pascal Boniface est une sorte de tonton bienveillant, qui me conseille, me fait bénéficier de son réseau, et monte parfois au créneau pour moi. Ça me donne de l’espoir de savoir que des personnes de classes, d’origines ou de confessions différentes puissent travaillent ensemble et dialoguer.

A : Quels retours tu as eu sur ce livre ?

M : De très bons retours, même en termes de ventes. On a vendu près de dix mille bouquins, c’est bien pour un premier essai. Après, en termes de médiatisation je suis un peu déçu : comme on ne rentrait pas dans des cases, les médias n’étaient pas forcément séduits par le format, ils ont préféré, par exemple, mettre en avant le livre de l’imam Hassan Chalghoumi et David Pujadas [Agissons avant qu’il ne soit trop tard : Islam et République, sorti en février 2013, NDLR]. En termes de rencontres et de ce que ça a suscité comme conférences derrière, ça a été très riche. J’ai rencontré aussi bien des étudiants que des purs mecs de tess – qui venaient à la base pour écouter la musique, parce que nos conférences étaient souvent accompagnées d’un showcase – et qui se sont montrés intéressés par le débat, nous faisaient remarquer certaines choses. Il y avait une grosse émulation qui a nourri l’album. J’ai même encore beaucoup de matière pour alimenter un autre album grâce à ces rencontres.

A : Cette rencontre a probablement dû renforcer ton idée de fonder une académie, non ?

M : Bien sûr ! Dans un dîner, un jour, Pascal me dit : « j’ai fondé l’IRIS avec vingt mille francs et, pour parler vulgairement, mes couilles« . Pourquoi pas moi ? J’ai des ambitions, au-delà du rap français, d’être utile, et il faut que ça se transforme en quelque chose. Si j’arrête le rap en ayant simplement sorti des disques, en ayant fait une belle tournée et sorti des belles paroles, je ne sais pas si j’aurais été vraiment utile pour une génération. J’ai cette obsession. Je pense déjà à long terme à cette académie, qui toucherait les domaines dans lesquels je suis actif, les lettres, le sport et les arts – LSA ! – et de réunir tout ça dans une formation diplômante. Pourquoi pas accompagner les gens qui sont en rupture entre le collège et le lycée, et qui ne savent pas vraiment quoi faire mais qui sont passionnés par quelque chose ? On peut trouver des formations liées à leurs passions pour en faire des métiers. Être utile après le rap, c’est être actif dans le domaine de l’éducation, pour moi.

A : Tu viens de mentionner LSA, la marque de vêtements créée par Din Records. Cela a dû être un autre support important de diffusion de votre message – et puis aussi une manne financière non négligeable, non ?

M : On a connu une grande période d’essor avec LSA, entre 2008 et 2010, au moment de l’album Arabian Panther. Ça fonctionnait vraiment très bien, ça nous a permis de faire vivre des familles, de sortir des albums, comme Table d’écoute 2, qu’on a produit nous-mêmes, en distribution ou en licence chez Because. Ça nous a beaucoup aidé. Après, on a aussi connu la crise, comme beaucoup d’entreprises. Il y a un truc assez marrant avec LSA, c’est qu’elle suit le même développement que ma carrière. On se rend compte que, dans sa chronologie, LSA a suivi le même parcours que moi. Et LSA est dans sa période de doute, là, comme moi je l’étais ces cinq dernières années. On essaie de la régénérer en concepts pour l’amener sur quelque chose de plus grand, que ça ne soit pas du produit dérivé ou du simple street wear. On veut en faire une marque avec des valeurs solidaires, basées sur le commerce équitable. On est en train de cogiter sur ça depuis un an et demi. Je crois beaucoup à cette marque, les valeurs qu’elle véhicule sont positives, et pour la relancer, ça passe par une nouvelle identité. Un peu comme ma musique [sourire].

A : Pendant cette interview on a beaucoup parlé de ton évolution en cinq ans. J’ai du coup envie de te poser une question sur une rime de « Besoin de révolution », dans Arabian Panther : « Besoin de changer par un Q7 ma Twingo / Sans pour autant enlever le chapelet du rétro ». Es-tu arrivé à trouver cet équilibre entre confort matériel et besoin spirituel ?

M : [sourire] Je ne l’ai pas trouvé et je pense que je ne le trouverai jamais. C’est une quête, ce juste milieu. J’ai des tendances, parfois, à me laisser aller au confort du modernisme, et j’ai des tendances à parfois redevenir très spirituel au point de dégueuler sur tout ce qui bouge autour de moi. Je n’ai pas de recette secrète. Bien sûr, j’essaie de tendre vers le plus raisonnable possible en termes d’équilibre, et surtout de ne pas me déconnecter. Être un homme de foi ne veut pas dire être déconnecté du monde dans lequel on vit. Cela veut dire au contraire aborder le monde dans lequel on vit avec des valeurs supplémentaires. Tu sais, certains fuient dans les pays musulmans en se disant « c’est en étant entouré de ma population que je vais me sentir bien, que je vais me retrouver spirituellement » : ils finissent toujours par revenir. Je les vois. Tu ne peux pas nier une partie de toi. Je suis né dans ce contexte occidental, je suis un occidental, j’ai grandi dans le modernisme, à une époque où tout va très vite. Le défi, c’est de se rappeler de ses valeurs dans ce contexte-là, et c’est d’autant plus passionnant. Dans un contexte où tout est quantifiable et définissable, toi, tu arrives à t’élever spirituellement. A avoir une paire de Nike aux pieds en sachant que dans ma tête et mon cœur, je suis détaché de ça. Mais je ne peux pas te dire que j’ai trouvé l’équilibre.

A : C’est un combat qui doit être encore plus important maintenant que tu es père de deux enfants.

M : Bien sûr. Et plus que leur confort, je pense à leur éducation. J’essaie de savoir dans quelle époque ils vont grandir, aux mains de quels professeurs, quels coreligionnaires je vais les laisser, quel courant va les influencer… Ce sont des préoccupations terrifiantes, parce que je sens une radicalisation chez les gens en général. Je la combats pour moi-même, et je me dis que peut-être les oreilles de mes enfants se perdront dans des discours ou des idéologies que j’aurais combattu toute ma vie. Ce sont des préoccupations effroyables pour moi.

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