Mani Deïz, l’insatiable ascète
Interview

Mani Deïz, l’insatiable ascète

Entretien avec un beatmaker prolifique, adepte des boucles resserrées qui figent le temps et désormais plus encore.

Photographie : Cebos

Octobre 2017. Ce n’est pas la première fois que L’Abcdr croise la route de Mani Deïz, mais cette fois, ce sera à micro ouvert. Et au fur et à mesure que l’entretien avance, le producteur se laisse découvrir comme un artiste en pleine révolution. Pas tant au sens de celles qui marquent l’Histoire, mais plutôt de ce terme astronomique, qui définit « la durée mise par un astre pour accomplir une révolution complète autour d’un autre astre. »

En des termes plus clairs, Mani Deïz est à ce moment-là marqué par les aléas de la vie. En conséquence, il fait le tour de la question, de toutes les questions mêmes, notamment de ses pratiques artistiques. Le beatmaker reconnu pour sa patte sonore, qu’il a imprimé sur nombre de projets de rap dit « indépendant » ces dernières années, interroge son parcours musical. D’un point de vue artistique c’est sain. Mais pour son moral, c’est à cet instant-là un peu dur.

Mani Deïz n’est pourtant pas du genre à pleurnicher. Face au micro, il est disert, tantôt drôle, tantôt curieux, et la plupart du temps enthousiaste. Il partage généreusement ses impressions sur cette boucle qu’il semble avoir bouclée, d’abord avec un EP sorti mi 2016 où il passe enfin derrière le micro, mais aussi par plusieurs années installé derrière les machines pour nombre de MCs. Une présence qui même en 2017 a frôlé l’omniscience.

Ce volume de production dépassant parfois l’entendement, Mani Deïz l’a pourtant à ce moment-là perdu. Plus même, il ne sait pas encore s’il veut réellement le retrouver. Il regarde de loin ces gammes boom-bap qu’il a répétées jusqu’à la perfection des années durant, les voulant toujours aussi minimales que redoutables. Un boom-bap d’ascète en somme, de celui pour lequel le minimalisme revient à élever la privation au rang d’art, mais qui se veut désormais complété d’un disque de trip-hop, déjà prêt au moment de cet entretien et dont la sortie est prévue pour mai 2018.

C’est donc avec cet état d’esprit que cette rencontre s’aborde : celui d’un carrefour de vie qui n’a comme vérité que celle de l’instant, confrontée à une identité artistique qui relève de l’oxymore : une esthétique ascétique mariée à une insatiable soif de création. Entre amour de l’efficacité, de la redondance et la soif de renouvellement, bienvenue dans le prolifique monde de Mani Deïz.


(Re)Trouver la fibre du beatmaking et produire pour L’Indis

J’ai démarré la production en 1999 ou 2000, je ne sais plus l’année exacte. Au départ, je rappais avec des potes. On n’avait pas de beatmaker et on posait sur des faces B quand on arrivait à en avoir. J’ai fini par obtenir un ordinateur, un vieux coucou sur lequel j’ai démarré Hip-Hop eJay. [Logiciel de création audio lancé dès les années 90, avec une volonté vidéo-ludique, NDLR] Je samplais le fim The Killer avec un magnétophone, ce genre de choses. C’était vraiment n’importe quoi mais ça m’a donné immédiatement la passion du beatmaking. J’avais un modèle : Hell on Earth qui m’avait vraiment choqué niveau production. Quand j’écoutais ce disque, je me disais : il faut que je fasse du beatmaking.

Pendant des années, dans mon 78, j’ai eu une activité qui n’était pas très linéaire. Certaines années, je produisais beaucoup, d’autres années très peu. À partir de 2008, cette activité de production, qui était une passion, baissait vraiment. Au fur et à mesure des années, j’avais débranché les enceintes du salon, je ne touchais plus trop à tout ça. Puis en me baladant sur internet au début des années 2010, je tombe sur « Aucun sens » de L’Indis. À l’époque, Les 10 m’avaient mis une tarte de fou. C’était limite le seul groupe que je pouvais faire écouter à ma mère : « regarde les rimes ! » [Sourire] Alors quand je vois que L’Indis revient avec Char du Gouffre à la production, ça me redonne une fibre, comme si j’avais envie de produire pour lui en fait. Il ne le sait pas, il va le découvrir en lisant cet entretien, mais c’est vraiment lui qui en revenant m’a donné envie de reproduire. Au même moment, je m’apprête à rentrer dans une période de chômage puisque je venais de bosser deux ans et que je n’avais pas envie d’y retourner. Le chômage, c’est vingt-trois mois maximum et j’ai décidé de les prendre. Le travail conventionnel et la hiérarchie de toute façon, ce n’est pas mon truc. Je n’ai jamais passé plus d’un an et demi à deux ans de suite dans une même entreprise. Alors je me suis remis à produire.

Je me suis créé une page sur les réseaux sociaux tout en continuant à produire et évidemment, par le travail, à m’améliorer. Un rappeur qui s’appelle Funky Armenico repère les productions que je mets sur internet. Il décèle un truc dans ce que je fais. C’est avec lui que je sors finalement mes premiers sons. Il me dit qu’il a un titre de prévu avec L’Indis et je lui passe la production qui deviendra « La Vie nous fume », où il est en featuring avec L’Indis. Ils ont fait le morceau et ils l’ont clippé. Voilà comment ça a commencé pour moi.

J’ai désormais la porte d’entrée pour bosser avec L’Indis. Je le démarche et on fait « Artiste virtuel » pour son album [Mon Refuge, sorti en 2012, NDLR]. Je n’avais aucune ambition, j’étais juste content. C’était fait, on a sympathisé et ça me suffisait, je n’attendais rien. Mais le son a tourné et des gens sont venus me voir. Parmi eux, il y a eu Sentin’l. Il est le premier à me contacter suite à « Artiste virtuel ». Il me demande des productions, je lui en donne une petite dizaine et là-aussi on sympathise. Il devient finalement le premier MC avec lequel je travaille régulièrement et c’est important pour moi. Il est devenu un ami et la première personne avec laquelle il y a une émulation artistique. De fil en aiguille, Fadah écoute ce que je fais et je produis des sons pour son projet Les Loges de la folie. L’Hexaler tombe aussi sur ce que j’avais produit pour Sentin’l et il a aimé, Paco entends parler de moi par Metronom. Tout ça est arrivé en même temps, à partir de fin 2011 et en 2012. C’est comme ça que je rentre dans le rap qu’on appelle « indé ». Avec tous ces gens, j’apprends à ne plus travailler seul.

Définir sa musique Boom-bap, grain et boucle triste

À ce moment-là je n’ai qu’une MPC 1000 et un ordinateur, mais progressivement, je me désintéresserai totalement de ce dernier hormis pour les exports et le mix évidemment. En fait, je commence à bien peaufiner ce que je veux et ce que j’aime : il faut que mon son ait du grain. C’est quelque chose que j’ai toujours aimé dans la musique. La base reste évidemment la qualité de ce que tu samples, mais il y a dans l’idée de grain cette chaleur et cette imperfection qui compte pour moi. Je déteste quand c’est lisse, il faut que ça sonne naturel. C’est pour ça que j’aime beaucoup les disques de la fin des années soixante et du début des années soixante-dix, notamment cette période où toute la production musicale de l’époque découvre la stéréo. Je ne dis pas qu’il faut entendre un mec qui claque une porte dans le studio ou abuser des effets de balance, mais j’aime quand tu sens qu’une reverb est naturelle, qu’il y a plusieurs micros placés à différents endroits de la pièce. J’aime le côté artisanal.

Je décide donc de sampler de plus en plus du vinyle. À terme, je ne samplerai plus aucun autre support. J’achète donc une platine et commence à acheter des disques. De fil en aiguille, j’améliore ma configuration, toujours avec cette volonté d’avoir du grain, chose que je définirais par le mélange parfait entre couleur et texture. Après avoir acheté la platine vinyle, je comprends que les machines qui ont des entrées et sorties analogiques ont une magie : ce qu’elles perdent par absence de « haute fidélité », elles le composent en ajoutant quelque chose qui leur est propre. Elles ont une âme en fait, chose qu’un ordinateur n’a pas puisqu’il te restitue tout à l’identique. Je me désintéresse des plugins VST pour avoir mon propre grain, obtenu grâce au hardware. En chaînant des machines entre elles, ce grain évolue, et parfois même, ce sont des défauts qui créent quelque chose de magique : un bouton mal fixé ou un transformateur défectueux peuvent créer une légère interférence. Si tu détunes, tu as de l’aliasing, qui sera différent selon les machines. L’idée, c’est que tout ça forme un ensemble. Plus tu as de machines, notamment analogiques, plus ces grains se nourrissent l’un de l’autre. Faire évoluer ma configuration en ce sens, je le ferai d’abord en achetant un nouveau sampler, un EPS 16+ Rack, pour le mettre en amont de ma MPC. Puis plus tard, vers 2014, je ne ferai qu’empiler les machines pour améliorer ma configuration.

J’ai effectivement dit dans une interview [À Star Wax Mag, NDLR] qu’on pouvait diviser le monde autant qu’on voulait, pour moi, il y a deux catégories de gens : ceux qui ont la notion du beau et du laid, et ceux qui ne l’ont pas. Je pense qu’il est très important de savoir distinguer le beau du laid, notamment quand tu fais quelque chose d’artistique. Après, évidemment chacun a son nuancier, ce n’est pas une question d’avoir le monopole du bon goût. Mais si on me demande ce qu’est la beauté, je te dirais que tout est mathématique même si ça sonne très Roi Heenok comme réponse. [Sourire] Le beau objectif, ce n’est rien d’autre que l’équilibre. C’est pour ça que quelque chose de banal en apparence peut être magnifique, simplement car il est équilibré, harmonieux. Et c’est ce que je cherche quand je fais de la production : que tout soit équilibré. C’est notamment pour ça que je n’ai jamais trouvé compliqué de trouver un sample : parce que ce n’est pas tant le sample en lui-même qui doit être beau selon moi.

Après, évidemment que chaque être humain a aussi son beau subjectif. Alors on pourrait se dire que le boom-bap comme celui que je fais est minimaliste et donc que l’équilibre y est facile à instaurer. Ce serait logique après tout : moins t’as d’ingrédients et de composants, plus l’équation du bon dosage serait simple. Mais quand tu cherches le minimalisme et l’efficacité comme je le fais dans le boom-bap, la moindre petite erreur de dosage ressort tout de suite, tu ne peux rien cacher. Ça m’a amené à rapidement cerner la différence entre simple et cheap. C’est une pellicule de glace très fine et j’ai mis du temps à le comprendre. Produire des instrumentaux peu remplis, sans artifices, c’est un chemin ou tu pars du cheap avec l’idée d’aller au simple. Ce chemin, c’est un labyrinthe, comme dans Les douze travaux d’Asterix. [Rires] Sur une boucle de deux ou quatre mesures, soit tu prends l’émotion de l’auditeur, soit tu ne prends rien parce qu’il y a un truc qui merde. J’ai fait un nombre de productions incroyable avec juste kick, hat, snare, basse et sample. Tu as cinq éléments, même pas un open-hat, pas de ride, pas de variante, rien, l’essentiel quoi.

On m’a pourtant souvent dit : « mets une variante ! » Mais pour que j’accepte, t’as intérêt à être sacrément mon pote. [Rires] Parce que je considérais que si je pouvais faire tourner une production minimale durant deux heures sans qu’elle me saoule, c’était que j’avais la production efficace. J’ai une passion pour la redondance. Même en humour, le running gag, j’adore ça. J’aime quand ça revient, les règles, ça me rassure. Quand un morceau de rap de boom bap à l’ancienne est trop structuré, séquence de quatre barres [argot pour « mesures », NDLR], séquence de huit barres, les machins, les backs de ceci, les structures de cela, tu me perds ! Mais surtout, je suis persuadé de ce dicton : « less is more. » Et c’est vrai pour tout type de création. Tu t’adaptes à tout si tu as de la création en toi. Regarde un dessinateur, il se démerde avec n’importe quel truc, même son doigt et du sable. Regarde un batteur sans batterie, il tape sur une table et des objets. Pour moi, dans le rap, c’est pareil : une prod’ tourne quatre minutes et soit le MC envoie, soit il n’envoie pas. Point barre. Voilà le rap que j’aime : tu découpes ou tu ne découpes pas. La prod’, c’est un juge de paix. Parfois j’ai fait des exceptions, mais tous mes albums de production, ce n’est que ce que je viens de décrire. Je veux choper l’oreille de l’auditeur et lui donner une émotion avec des boucles de deux ou quatre mesures, essentiellement.

« Le beau, ce n’est rien d’autre que l’équilibre »

Produire uniquement avec des MPC ou d’autres machines te force aussi à aller à l’essentiel. La MPC 60 par exemple tu n’as que treize secondes de mémoire ou le double avec la carte d’extension. Une SP 1200, c’est dix secondes. L’ordinateur, c’est deux heures de souris pour avoir un grain spécifique, alors qu’une machine c’est tourner un bouton et écouter direct ce que ça donne. Tu n’es pas là à être tenté de tout redécouper, tu es obligé d’aller à l’essentiel. Avec une SP 1200 ou une MPC 60, découper, c’est relou. Avec une MPC 1000 ça va déjà beaucoup plus vite. Mais je voulais vraiment bosser comme à la grande époque des White & Spirit, des Quelques gouttes d’encre suffisent, Opéra Puccino ou 3x plus efficace pour citer quelques exemples. Je suis rentré dans le rap par le rap français de toute façon. Ça m’a touché en plein cœur. Ma première piqure c’est Paris Sous les Bombes. Après je citerais aussi des disques comme Le Bout du Monde ou Héritiers de la Rue, et des groupes du 7.8 comme Première Unité vu que je suis originaire de là-bas. J’avais adoré leur maxi avec Rohff et Kery James.

En produisant, je voulais recréer ce boom-bap que je viens de citer, celui qui n’utilisait pas les ordinateurs, toute la période quatre-vingt-dix. C’est ce rap-là qui m’a parlé à la base et il avait souvent la boucle mélancolique. Pourtant, le rap que j’aime n’est pas que mélancolique. J’ai beaucoup aimé Expression Direkt ou Busta Flex. Son premier album est l’un des albums de rap français que je trouve le mieux produit, car il fait la liaison entre boom-bap cainri et le boom-bap français si on est tenté de comparer les deux. Dans un autre registre mais un peu pour les mêmes raisons Sheryo et Ghetto Trip m’ont claqué aussi, idem la première fois que j’ai entendu Le Rat Luciano. Quel charisme ! Mais en tant que producteur, je préfère les samples mélancoliques. J’aime que ça fasse 90 BPM, que le sample fasse ressentir quelque chose de profond et qu’il y ait un MC qui découpe tout ça. À côté, je dois reconnaître que j’ai toujours eu une mélancolie en moi, à laquelle je suis sensible. Dans le beatmaking, je l’ai manifesté par ces sample tristes de piano entourés d’une grosse batterie sur lequel tu rappes ce qui te met mal ou te fout la haine car j’aime cette vérité du rap français : sample triste avec une parole franche et sincère.

Devenir producteur attitré Des albums complets dans le viseur

Après avoir côtoyé Funky Armenico, L’Indis, Sentin’l ou L’Hexaler, j’ai rencontré Paco via Metronom de Kids of Crackling, le collectif de beatmaker auquel j’appartiens. Paco avait arrêté le rap. Moi j’adorais ce qu’il faisait car il fait partie de ces rappeurs qui dès qu’ils ouvrent la bouche, il y a une âme qui en sort. En plus, Paco a une voix qui est véritablement particulière, identifiable. Il manie également très bien les mots. On a commencé par faire ensemble « Le Temps passe », une coproduction avec Metronom, qui est un titre qui est resté dans les tiroirs jusqu’à son second album. On a ensuite fait le titre « Grande gueule ». Quand on a fait le bilan de ces deux morceaux, on a vu que nos styles respectifs allaient vachement bien ensemble. C’est comme ça qu’on a lancé Pacman et c’est un projet important car c’est la première fois que je posai un univers sur la voix de quelqu’un le temps d’un album complet. J’apprends à m’imposer un univers cohérent, à donner une identité à un projet et à participer à sa réalisation. Pour moi, Pacman est vraiment très important. D’une part car c’est le premier projet que je sors avec mon nom dessus. D’autre part car je découvre que c’est ça que je veux faire : réaliser des disques, ne pas seulement être beatmaker.

Jusqu’à 2016, j’ai suivi cette idée à chaque fois que c’était possible et que le courant passait bien avec les MCs. Swift Guad, Lucio Bukowski, Lacraps, Hartigan, Ham Mauvaise Graine, les Martyrs Modernes… C’est vraiment ce que j’ai adoré faire. Ces projets dans lesquels il faut vraiment cultiver un univers, je les fais à fond. C’est une immersion et tout sort très rapidement. Sur le coup, je ne réalise pas que j’apprends beaucoup. Le projet où j’apprends le plus, c’est Trois fois rien avec Seyte et Senamo. Car là, en plus de travailler un univers de bout en bout, je découvre ce que c’est de travailler avec un peu plus de moyens. L’équipe Back in the dayz qui les manage se casse le cul, est hyper pro et structurée. Et avoir des moyens dans la musique, quoi qu’on en dise, ça change la vie. Ça aussi, quand tu traînes dans le rap indépendant, il y a un moment où tu dois t’en rendre compte. Pendant des années, j’ai filé des productions gratos, jusqu’au jour où j’ai vu ma fille rentrer de l’école avec ses baskets trouées. Je n’avais pas d’argent sur le compte en banque et je me suis dit : « au bout d’un moment, il va falloir y aller. » Du coup, je me suis mis à vendre des productions. Je les vends cent-cinquante euros. Gagner deux ou trois pièces avec mon taf, c’est bien aussi, chose que j’ai mis du temps à assumer. Après je continue à mettre la notion de partage en avant et je le fais avec autant de plaisir que je l’ai fait par le passé. Car quand je crois en un MC et que j’y trouve de mon côté un vrai plaisir, ça m’est égal de gagner un centime, je le fais pour le plaisir. Et parfois, ce que je fais avec des gens avec lesquels je travaille, c’est qu’au lieu de demander un billet, je demande vingt-cinq CDs. Je les mets en vente sur mon site, à dix euros, et je me paie comme ça. Au lieu que la personne ait du sortir cent cinquante balles avant même d’enregistrer son disque, elle a la production « gratuitement ». Moi je récupère un peu plus en vendant ses disques et en plus, ça lui donne une petite exposition supplémentaire. Tout le monde est content ! De toute façon, entre nous, on a appris à tous se tirer vers le haut, et si ça doit se faire sans thunes, ce n’est pas grave. Et si certains, comme Char, arrivent à tirer les gens vers le haut tout en continuant à produire des disques, c’est encore mieux.

Les frères Stakhanov Avec Lucio Bukowski

Parmi tous les gens avec qui j’ai fait des albums en binôme, il y a un cas particulier : Lucio Bukowski. Avec lui, mes productions sont moins sombres que d’habitude car il fait partie de ces rares MCs qui me donnent l’envie d’aller dans un autre univers. Quand je peux aller dans un autre univers, je suis le premier à être chaud ! Et là, avec Lucio, la différence est sûrement plus marquée qu’avec d’autres MCs avec lesquels je bosse, même si pour moi, Martyrs Modernes [groupe composé de Mani Deiz, Pejmaxx, Nefaste et Ol Zico, NDLR], Pacman ou 42 grammes [en duo avec Lacraps, NDLR] ne sont pas les mêmes disques. Avec Lucio, j’ai pu aller vers des sons plus chauds, plus jazz, comme je l’avais déjà fait sur mes albums de production, Cupcakes notamment. Mais évidemment, quand tu fais un disque sans MC, c’est moins visible.

Au départ pourtant, je trouvais que les MCs L’Animalerie était les héritiers du rap alternatif du début des années 2000. Moi quand j’étais jeune, j’étais jogging rentré dans les chaussettes, Lacoste, banane, bref, toute la panoplie. J’écoutais Express Di’, pas du rap alternatif, ce n’était pas ma sensibilité. J’ai mis des années à m’intéresser à ce rap. Enfin, même pas à m’y intéresser mais à accepter qu’il pouvait y avoir un rap alternatif qui me plaise. Le paradoxe de tout ça, c’est qu’aujourd’hui, le rap indé est le rap alternatif  ! [Rires]

Le jour où je comprends ce que fait Lucio, c’est lorsque j’entends « Le Rap est mort. » Je me dis d’abord : « Anton c’est le king » puis j’entends Lucio Bukowski débouler sur le titre après lui. Et là, son insolence me met une véritable claque. J’aime les mecs insolents, piquants. Les vieilles gloires du rap qui se la ramènent et les jeunes qui se la racontent, ça me gonfle. Et là, Lucio Bukowski surine un peu tout ça tranquille, avec un esprit Coubertin en plus. Le mec, tu te dis : c’est un inconnu qui débarque aux J.O du rap et qui vient foutre la merde avec son insolence, tout en sentant que tout ça n’est qu’un jeu, qu’une fois sur le podium, il aura de la classe, de la retenue et serrera la main de son adversaire. Aujourd’hui, je dirais sans problème que Lucio est un des mecs les plus subversifs dans le rap. Quand je dis subversif, je veux dire quelqu’un qui va à l’encontre du système et de ses attentes. Le mec met en avant des valeurs qui ne sont que rarement mises en avant, et il le fait avec un recul sur lui-même. Tu sens aussi de quoi il se nourrit intellectuellement et c’est tant mieux j’ai envie de te dire. Et puis, le mec synthétise : « L’évolution, c’est passer de Socrate à BHL », ça dit quand même beaucoup de choses. [Rires]  Lucio, je ne voulais pas le faire rapper sur des productions plus classiques. À côté de ça, Lucio est, avec Hartigan, mon coyabe fétiche. Je suis dans Frankenstein quand je fais des productions pour ces deux gars. [Rires] Je partage aussi avec Lucio Bukowski cette idée qu’à partir du moment où tu as quelque chose à dire ou à faire entendre, que tu le fais jusqu’au bout, ça doit être donné au public. Avant qu’il y ait l’effet Jul où ça a commencé à devenir normal de sortir des caisses d’album par an, Lucio était déjà là-dedans. Le mec a fait une trentaine de projets en quelques années. Pas de barrières, même dans sa création.

Contempler et produire Volume et tempo

Du coup, c’est vrai que parfois, je donne l’impression d’être partout. Certains auditeurs nous diront qu’ils n’ont qu’une vie et qu’ils ne peuvent pas passer leur temps à suivre notre rythme, tout ce que l’on fait. Mais nous aussi n’avons qu’une vie ! Alors est-ce que mon régime de sorties empêche aux gens de contempler ce qu’on fait, de bien le digérer, de l’apprécier à sa juste valeur ? De une, je m’en fous. Je pourrais créer sans donner, mais j’ai fait ça durant onze ans ! Onze ans où mon seul auditoire, c’était deux potes de mon quartier qui passaient à la maison, le son tournait, ils faisaient un commentaire puis on se foutait devant PES. Je sais ce qu’est l’ombre. Je sais ce qu’est ne pas donner. Je sais ce que c’est de ne pas avoir de rappeur à coller à sa production. Tout ça je connais. Je n’ai plus besoin de le vivre. Ce qui sort de nos machines ou de notre bouche, on considère qu’il faut le sortir, le diffuser, ou du moins que ça puisse être entendu. C’est sans filet en fait. De deux, peut-être que les gens qui nous écoutent ne choisiront ou ne retiendront qu’un disque que j’ai fait mais qu’ils prendront vraiment le temps de le contempler. Alors évidemment, quelqu’un qui ne fait que piocher dans ce que je fais, il va tirer ses conclusions, penser que je fais toujours la même chose. Mais ce n’est pas mon problème ! Moi j’ai fait des productions pour essayer de fabriquer un truc que j’ai aimé à une époque. Pour satisfaire une addiction aussi, car produire, ça a vraiment été une addiction jusqu’à il y a six mois. Comme un toxico qui n’a pas sa dose, si pendant trois ou quatre jours je ne sortais pas une bonne production, j’étais mal. Mais vraiment ! Je pense de toute façon qu’une journée d’un être humain doit toujours comporter une création ou un apprentissage. Ça peut très bien être un petit truc, mais je crois que c’est important. C’est pour ça que je préfère dire que je suis un créatif plutôt qu’un artiste. Je suis tombé dans le rap et j’ai mis toute ma créativité là-dedans.

 

« La bonne musique est intemporelle. Une vraie claque émotionnelle, tu la gardes avec toi.  »

Pour moi la création, c’est une démarche limite spirituelle. Un de mes modèles, c’est Sun Ra. Tu regardes la discographie de ce fou jazz fusion complètement habité, il y a pas loin d’une centaine d’albums. Ça me fait rêver. Chez l’humain, j’ai toujours aimé la démesure, l’excessif, le fait de voir grand. Je ne suis pas tiède. Sacha Guitry disait : « ce qui ne me passionne pas m’ennuie ». Moi c’est pareil. Ce qui me passionne je le fais de façon excessive. Je suis dans une quête spirituelle. Quand je fais la production de « Ma place » pour mon EP Comme les autres et que je trouve ce sample que je mets en boucle sur deux barres, où tout tourne directement à la perfection, c’est-à-dire comme moi je considère que ça doit tourner, je regarde mon plafond et tout passe dans ma tête : « Moi je vais rapper là-dessus ? Mais pourquoi moi ? Toutes ces années récompensées par des moments pareils ! Merci mon Dieu ! » Même avec les samples, ce sont des rencontres. En d’autres termes : je fais tout ça pour moi, je me contrefous du public quand je crée. J’aime l’amour qu’il nous donne, évidemment, mais ma démarche de création n’a jamais pris en compte les gens.

De toute façon très peu de gens écoutent la musique avec l’idée d’avoir besoin de digérer des choses ou de la contempler. Nous, on vient d’une époque où un CD te durait plusieurs années. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, les attentes ne sont plus les mêmes. Ce n’est pas forcément que la musique est moins bonne, mais l’évolution de la consommation a impacté la musique. Tu connais des gens qui te disent écouter encore tous les jours le dernier Drake ? Non. Ce n’est pas pour ça qu’il est mauvais, c’est juste que les gens ont envie d’être à la pointe. On s’est fait baiser par l’évolution de la consommation. Même Michaël Jackson, s’il était encore là, je ne suis pas sûr que ses albums auraient la même durée de vie qu’à l’époque. Je me bats même des fois avec des MCs qui me disent : « ouais, mais ça je l’aurais fait y a quatre ans ! » Mais frère, si tu étais sûr de ce que tu as fait y a quatre ans, ça ne bouge pas normalement hein ! Ou alors c’est que tu n’étais pas sûr. Dans la musique, ce qui compte c’est que tu progresses, que tu restes bon. Être bon, ce n’est pas être la pointe car la bonne musique est intemporelle. Une vraie claque émotionnelle, tu la gardes avec toi. C’est pour ça que le rap indé a retrouvé son côté intemporel : nous sommes à la pointe de rien. Si tu veux nous écouter, tu nous cherches. C’est pour ça que tous les mecs qui courent derrière des succès mainstream et parlent tous du « futur », ça me fait rire. Leur futur, c’est ce qui se passe sur les chaînes YouTube des rappeurs américains, rien d’autres. Que tu sois artiste ou auditeur, quand tu es à la pointe, tu ne fais finalement plus que courir, parce que sinon, la mode te dépasse. Et quand tu cours, tu ne contemples rien.

Kool Shen et l’ombre du beatmaker Rap indé et nouveaux médias

Si le défi d’être créatif tout en étant cohérent pendant un projet entier est devenu ma priorité à partir de 2014, je continue quand même à placer des productions sur des disques. La plus marquante, c’est « Debout » sur le dernier album de Kool Shen. C’est Jeff le Nerf qui m’a appelé en me disant : « Kool Shen est sur son album, il est en train de le finir, et il cherche une dernière production. Je pense que tu pourrais avoir ce qu’il cherche ». J’étais à Montpellier chez Lacraps. J’avais changé de téléphone peu de temps avant et j’avais du coup chargé la plupart de mes productions dessus. Rapidement je les ai parcourues et j’en ai sélectionné quatre ou cinq que j’ai envoyées à Jeff. C’était sans trop y croire, car Kool Shen, c’est quelqu’un quand même et la machine de production derrière lui est à un autre niveau que celles que je fréquente habituellement. En plus il est sur la fin de l’album. Jeff fait l’intermédiaire et me dit que Kool Shen a aimé celle qui deviendra « Debout ». Je ne l’avais pas terminée, c’était une version courte. Et comme je suis à Montpellier, je n’ai rien sous la main pour la finir. Comme c’est la fin de l’album, j’envoie le fichier à un pote pour qu’il la boucle en urgence. La prod’ retourne chez Kool Shen et là on me dit : « quand tu rentres, il faut absolument que tu nous envoies les pistes séparées. » J’ai finalisé tout ça après un crochet par Nantes, pour une date, en rentrant de Montpellier. J’étais au bout de ma vie, la date à Nantes s’était mal passée, j’ai déconné avec un fan, j’étais malade en plus. Je finis tout ça une fois rentré chez moi et vais me coucher. Le lendemain, je reçois un mail : « c’est dans la boite, l’album part au master et le titre sera clippé. » Au final, je n’aurais même pas rencontré Kool Shen. Je l’ai eu juste une fois au téléphone. Il a été super cool, adorable. Le morceau est universel, a un beau message et j’ai trouvé ça couillu qu’un mec qui a une réputation dans le rap continue à poser sur des sons comme ça. Et comme c’est le dernier titre du disque, je me suis dit que s’il ne refait pas de disque, son dernier morceau sera mon dernier morceau. [Rires]

Travailler sur « Debout » a modifié le regard que certaines personnes posent sur moi. Avec toute l’équipe rap indé avec laquelle je suis connecté, ça n’a évidemment rien changé. Par contre, le nombre des sollicitations venues de nulle part a complètement chuté depuis « Debout ». « Eh Mani, tu veux pas filer une prod’ à un petit gars qui débute ? » Depuis que j’ai placé un son pour Kool Shen, je ne reçois plus ce genre de demande, comme si j’étais devenu inatteignable. [Rires] Et tant mieux quelque part, non pas parce que j’ai un problème à parler avec des MCs qui débutent, je l’ai fait énormément de fois et je le fais encore, mais parce que ça devenait ingérable. À l’inverse, les réseaux sociaux sont devenus des amplificateurs incroyables. À partir du moment où tu es un peu « reconnu » et que tu as des clips avec des centaines de milliers de vue, les gens pensent que tu as une vie de dingue. Mais je suis comme ce que dit Lucio Bukowski dit dans « Franck Michael » : « J’ai rien d’autre à t’offrir qu’une routine terne. » Et en plus, moi je me plais dans cette routine terne, ce quotidien, ces règles, ces principes, c’est ce qui me raccroche à la vie. Je ne suis pas un fêtard, je ne suis pas un mec qui a eu des grandes ambitions. Aujourd’hui j’ai 35 ans, des enfants, je fais de la musique dans mon garage, je me fous devant Netflix et vois mes potes. On est tous comme ça ! Mais les gens te voient sur Instagram en concert puis dans une piscine d’un hôtel la même semaine et ils s’imaginent des trucs de dingue ! Instagram, c’est de la merde car tu ne prends en photo que des trucs qui sortent de ton quotidien, des moments où tu te dis « putain, ça change ! » Résultat, ce qui est inhabituel pour toi devient pour ton public l’image de ton quotidien. Du coup, des gens idéalisent ou fantasment ce qu’on est, ce qu’on vit. Des personnes se persuadent que je touche plusieurs milliers d’euros en plaçant une production sur des projets de rap indépendant. En soi, ce n’est pas grave mais je pense que l’ombre ne fait pas de mal aux beatmakers. On est des créatifs. J’ai appelé un de mes projets solo de beatmaking Autistic Machine et ce n’est pas pour rien. Je regarde en bas de chez moi plutôt que de regarder loin. Si plus de gens m’écoutent, tant mieux, mais ce n’est pas mon but d’être écouté par le plus grand monde.

2016, une année pas comme les autres Un beatmaker qui a des choses à dire

2016 a été une année vraiment particulière. Aux yeux du public, c’est l’année où j’ai été le plus productif si on en croit mes sorties, je donne un peu l’impression d’être partout. La réalité, c’est que la plupart de ces projets étaient lancés depuis un moment. Mais mon grand chantier cette année là, c’était mon EP solo, Comme les autres, sur lequel je rappe en plus de produire la plupart des titres. Je rapouillais un peu dans mon coin, mais peu de gens le savaient. C’est Lacraps qui m’a redonné l’envie d’écrire et qui m’a poussé à le faire lors de 42 grammes. Au même moment, Itam me fait écouter la production qui est deviendra le titre « Le Cordon » sur Comme les autres, et ça a eu un effet déclic. Je me suis dit : « vas-y je fais un EP ! » Immédiatement, faire ce disque a été un besoin, une urgence même. Au début, ça a été difficile car je n’aimais pas rapper sur mes propres sons. Il a fallu que je fasse le titre éponyme de l’EP pour que ça s’enclenche. « Hey mais en fait, je peux rapper sur mes prod’ ! » J’ai fait le projet en cinq petit mois, j’ai écrit l’outro à la veille du mastering, je l’ai fait avec un sentiment d’urgence. J’ai voulu mettre en mots ma sensibilité, ma façon de voir le monde. Je l’ai appelé Comme les autres car on a tous tendance à croire qu’on est unique, moi le premier, mais en réalité on est universels. J’ai beau être persuadé d’être quelqu’un de différent, avoir fait un disque personnel et intimiste, en réalité, une énorme partie des émotions que j’y donne sont comme celles des autres. Et j’aime l’image du mec noyé dans la masse, des fourmis, qui sont toutes les mêmes en apparence, qui font toutes leur truc dans une énorme collectivité.

Quand j’ai terminé cet EP et que je le sors en mai 2016, j’ai eu l’impression d’avoir bouclé une boucle. Je suis bouffé par le rap depuis 1995, les cinq dernières années ont été incroyablement riches et j’ai l’impression qu’avec Comme les autres un truc s’est cassé en moi. Après ce disque, j’ai perdu l’envie de faire des productions. Je me suis demandé si je n’allais pas arrêter. Je n’avais plus de jus. L’été se passe et fin juillet, j’apprends que mon père a un cancer. Ce n’est pas évident de donner du sens à ce genre de nouvelles et ça a accentué ma démotivation. L’été se passe, l’automne, l’hiver, ça ne revient pas.

À ce moment-là, il y a quelqu’un qui me maintient un peu la tête hors de l’eau, c’est Hartigan. Dans ma vie perso, je suis costaud. C’était dur, mais ce n’était pas ça le problème. Par contre, musicalement, après des années dans le rap à avoir travaillé avec beaucoup de monde, le tout associé à cette période difficile, j’avais l’impression d’avoir fait le tour. Que tout ça n’avait plus de sens. Hartigan m’a fait mentir. Travailler avec lui, sur son projet, ça a été une évasion. Hartigan a été ma ligne de vie musicale. C’est son cousin, Ham Mauvaise Graine, qui m’a poussé à aller le voir. « Mon cousin rappe, va le voir. » Dès la première session j’ai été bluffé par les qualités d’Hartigan, notamment d’écriture. Il est revenu chez moi une deuxième fois et là je lui ai dit que je lui produisais son album, sans contestation possible. Il m’a fait confiance.

Avec lui, je franchis un palier. Je pense que c’est réciproque. Avant de travailler avec lui, je n’assumais pas encore entièrement le fait d’être un producteur qui fait aussi de la D.A. Peut-être aussi parce que je travaillais avec des MCs qui avaient déjà plus de passif, qui étaient plus structurés. Mais là, pour Purgatoire, j’ai enfin un œil sur tout. Hartigan venait avec son texte, et je construisais les productions à partir de là. Zéro travail à distance, tout ensemble, en direct, au même moment et au même endroit. Une fois que j’avais le sample et les batteries, je le laissais poser, et s’il se passait un truc : « on enregistre ! » S’il ne se passait rien, je repartais sur une autre production jusqu’à ce qu’il se passe quelque chose. Comme il est dans la pièce avec moi, je le vois réagir, il ne se prive pas aussi de me faire remarquer ce qui lui plaît et ce qui lui plaît moins. C’est naturel en fait. Au final, il y a eu très peu de chute d’enregistrement lors de ce projet, tous les morceaux se sont faits dans la journée. Hartigan m’a vraiment permis de rester accroché au rap. C’est quelqu’un qui écrit vraiment très bien, qui était resté très longtemps dans l’ombre et dans cette période que je traversais, il a vraiment amené quelque chose d’humain en plus de toutes ses qualités artistiques. On a enregistré ce projet et on est passé de zéro à cent mille vues sur ses clips. Je l’ai emmené avec moi, ça a fonctionné. Depuis, je demande aux gens de me faire confiance.

Vers l’infini et au-delà La révolution trip-hop

Le 12 mars 2017, mon père décède. Là, je n’ai plus aucune motivation du tout. Je ne sample plus de la journée. Je ne sors plus des productions dans tous les sens. je ne passe plus beaucoup de temps dans la musique à vrai dire, sauf avec Hartigan pour finaliser son projet. Le rap, c’est comme si c’était fini. C’est normal je pense, un décès ça chamboule un homme. Et je l’ai même pris comme un signe, de Comme les autres que je finis mi 2016 où je rappe au décès de mon père neuf mois plus tard. Le sentiment qu’une boucle s’est bouclée est encore plus violent. De façon encore plus brutale qu’avant le décès de mon père, je me demande : « je suis rentré dans le rap, j’ai produit plein de boom-bap avec lequel je me suis éclaté, je suis passé derrière le micro, j’ai dit ce que j’avais à y dire, je fais quoi maintenant ? Je vais recommencer à refaire le même boom-bap pendant dix ans ? » De mai 2016 à juillet 2017, j’ai cherché ma mutation, ce que je voulais faire de ma musique, perdu entre la fin d’un cycle et le décès de mon père. Tu commences par le rap, tu finis par un album de rap puis ton père décède. Si tu ne prends pas comme ça un changement, c’est que tu es aveugle.

Par la force des choses, j’ai changé. Cette boucle bouclée et ce décès m’ont aussi influencé artistiquement. Ce qui te détruit humainement te fait parfois progresser artistiquement. Étant quelqu’un qui croit beaucoup au destin, qui pense que rien n’arrive jamais par hasard… J’avais essayé de changer avant que mon père décède mais je n’y arrivais pas. Là humainement c’est dur, mais j’ai pu accepter cette idée que musicalement une boucle était bouclée. J’ai un projet trip-hop qui arrive, Infinity -1, où les sons et leurs structures évoluent tout le temps, en permanence. Ce sera un disque plus expérimental, que j’ai fait encore une fois chez moi, dans mon garage, parce que j’avais besoin de me retrouver au milieu de tout mon matériel. J’avais besoin de me sentir comme un savant fou dans son laboratoire qui touche des boutons et bidouille des câbles. J’aime brancher, débrancher, éteindre l’ordinateur quand je bosse, utiliser mes instruments, basse, guitare électrique, guitare sèche, batterie électronique. Je continue à me tenir loin des VST.

« J’ai parfois besoin de me sentir comme un savant fou dans son laboratoire »

Désormais, à chaque fois que j’allume ma MPC, c’est une remise en question. C’est un stress de réussir à recréer, se dépasser, c’est très dur. Mais avec le temps, j’ai acquis une confiance en ce que je crée. Je pense qu’il y a quelque chose de spirituel dans la création, dans le sens où tu es dans une quête. Paradoxalement ça passe aussi par des choses matérielles, comme changer ses machines. J’ai acheté un synthé et une batterie électronique, pour faire des arrangements, pour toucher à l’électro. Ce synthé, ça a été une révélation, comme chaque instrument ou machine que j’ai acheté. Ce sont des nouvelles perspectives. C’est comme un jeu vidéo auquel tu ajouterais des nouveaux levels. Je fais les choses à fond en plus : je lis le manuel, je passe du temps dessus, j’ai toujours été jusqu’au-boutiste mais j’ai aussi toujours essayé d’évoluer. Désormais je veux m’orienter en tant que chef d’orchestre. En réalisant ce projet trip-hop je me suis mis à la composition, je me suis ouvert à l’électronique ce qui me donne plein de nouvelles possibilités de couleurs et de textures. J’ai fait beaucoup de boom-bap par mimétisme, c’est à dire en fonction de mes influences et ça m’a permis d’apprendre à faire mes gammes. C’est comme les arts martiaux, tu dois répéter tes gestes pour t’épanouir et réussir. Il n’y a que les ultimes génies qui peuvent s’affranchir de ça et je n’en suis pas un.

Pour le public, tout ça a été transparent parce que j’ai continué à faire des sorties qui avaient été enregistrées bien avant tout ça, j’ai continué à faire des dates, mais en réalité c’est une période où j’étais au fond du trou. Je le suis encore un peu parce qu’un deuil c’est très long, ça reste toujours en toi. J’ai dévoilé « Fallin' » le premier extrait clippé d’Infinity -1 mais j’aurai toujours cette affinité avec le rap indé. Il y aura toujours des gars, pas forcément connus, que t’entendras rapper sur un son de Mani Deïz. Je ne suis pas dupe, cette boucle de 90 BPM ne me quittera jamais car c’est le truc qui m’a piqué. Je ne partirai jamais complètement du rap indé. Je sortirai sûrement moins d’albums de prod boom-bap par contre. Je fais aussi désormais de la rétention sur mes productions, je n’en donne qu’à très peu de gens. Mais je ferai encore des collaborations. Beaucoup moins certes, mais j’en ferai encore. « Montre que tu es un bon artiste et un bel être humain et on y va » c’est mon idée, continuer à fonctionner au feeling et à l’instinct. Exactement comme ça s’est passé avec Constance, la chanteuse qui participe à Infinity -1 : elle m’a envoyé un son sans aucun message. À cheval sur la politesse comme je suis, je lui réponds que dire bonjour, c’est bien aussi. Elle me répond qu’elle est désolée, qu’elle s’est grillée toute seule et qu’elle espère que j’écouterai quand même. Je finis par écouter alors qu’elle m’a énervé et là je suis assez bluffé. Je demande un avis à un pote qui est chanteur, il la valide. La meuf est inconnue au bataillon. Ça faisait longtemps que je me disais que ce projet trip-hop, que j’avais déjà pas mal avancé à ce moment-là, avait besoin d’une chanteuse. Je lui ai dit de monter à Paris. Elle l’a fait et en vingt-quatre heures on fait toutes les voix de mon projet. Pour moi, elle était inconnue. Mais elle est venue et je préfère mille fois fonctionner comme ça que mettre une annonce ou remonter un réseau pour trouver une chanteuse. Ça a été pareil avec Andréa Capobianco, la violoniste qui participe au projet. On a fait des pistes de violons pour huit morceaux sur une journée, alors qu’on avait parlé une fois ensemble un an avant. Bref, c’est humain et c’est essentiel. Tout ceux qui me connaissent vraiment le savent.

Epilogue

Depuis cet entretien réalisé un soir d’octobre 2017, Mani Deïz a retrouvé le goût de la production et passe une dizaine d’heures par jours à fouiller dans ses vinyles, triturer ses machines et finaliser plusieurs projets. Parmi eux, il y aura un nouvel album commun avec Lucio Bukowski. Il sera intitulé Chansons et est prévu pour ce mois d’avril 2018. Dans sa volonté de pas arrêter les collaborations exclusives un album durant, Mani Deïz travaille également sur les futurs projets d’Hartigan et de Ham Mauvaise Graine. Quant à Infinity -1, son album trip-hop, il sortira au mois de mai de cette année.

Fermer les commentaires

2 commentaires

Laisser un commentaire

* Champs obligatoire

*

  • 1KNOW,

    Article très intéressant, les beatmakers sont souvent dans l’ombre mais ils sont les fondations et la structure d’un morceau et parfois d’un album.
    Merci pour cette page, bon épanouissement et bonne continuation à tous.

  • Cake,

    Les photos sont superbes.
    Le son de qualité et l’article bien étoffé.
    L’artiste présenté est juste lui passionnant.
    On en veut encore 🙂