Bauza, Le Célèbre
Interview

Bauza, Le Célèbre

Dix ans après son dernier projet, nous sommes allés prendre des nouvelles du Célèbre mais trop discret Bauza. Désormais à la tête d’un label, 6e Level, le rappeur parisien a partagé avec l’Abcdr, sans une once d’aigreur, les souvenirs d’une carrière au goût d’inachevé.

Photographie : Photoctet (Bauza) & Vincent Desailly (Oxmo Puccino)

S’il y avait cinq rappeurs à « pardonner » pour ne pas avoir tenu les promesses que leur talent criait, nul doute que celui du XIXe arrondissement de Paris en ferait partie. Rarement décevant mais rarement présent, voilà un bref résumé du parcours musical de Bauza Boz. Remarqué et remarquable sur chacune de ses apparitions auprès de son aîné Oxmo Puccino, sans que l’on ne sache vraiment si c’est davantage leur complicité ou l’émulation entre les deux qui faisaient d’elles des sommets artistiques, Le Célèbre a mené sa carrière sans réellement la conduire, sortant trois projets chaque fois un peu plus concrets mais jamais totalement aboutis. « J’ai fait un somme sur mes lauriers, et alors ? » aurait dit Ill. Car ces quelques empreintes rapologiques laissées en héritage par Bauza sont le plus bel hymne au style. Le vrai, libre et singulier.

Abcdr du Son : Tu es né à Paris ?

Le Célèbre Bauza : Je suis né à Nogent-sur-Marne dans le 94 et je suis arrivé à Paris, à Danube dans le XIXe, en 1982. J’avais deux ans. J’ai arpenté le quartier et je l’ai raconté dans mes chansons à ma manière, avec notre vision et ce qu’il en ressort. On essaie de fabriquer aussi une autre réalité en même temps. Il y a ce que la vie fait de toi mais aussi ce que tu fais de ce que la vie a fait de toi. [Sourire]

A : C’était quel type d’ambiance ce quartier dans les années 90 pour un adolescent ?

B : C’était convivial, autant à la maison que dehors parce que j’étais beaucoup dehors. Danube, c’est une sorte de résidence, certains appellent ça une cité. Ce sont de très petits groupes de bâtiments et c’est un concentré de tout : de génie, de violence… En 1990, c’était vraiment un mélange : t’avais le Français rockeur de fou et, juste en face, la famille malienne qui venait d’arriver et ne parlait pas français. Et tout ce que tu peux avoir entre les deux. Je ne vais pas te dire que c’était la fête, que tout le monde s’entendait bien, il y avait des seaux d’eau qui se renversaient des fenêtres… [Sourire] Mais quand tu grandis avec ce mélange-là, tu n’as pas les même barrières dans la tête que certains. Quand tu n’es qu’avec tes semblables, tu perds une partie de ton développement. Quand les gens ne sont pas comme toi, tu apprends. Tu ne peux pas apprendre si tu n’as que des miroirs en face de toi. On prenait un peu de l’autre, de sa manière de parler, de réfléchir. Et tu vois ce que tu ne veux pas prendre de l’autre aussi. C’était comme ça aussi à l’école, on était avec des personnes de milieux différents. Quand tu es jeune, tous ceux qui sont dans ta classe sont tes potes, tu ne sais pas qui est quoi. Au fur et à mesure, tu commences à l’apprendre quand tu reviens de vacances et qu’on te demande de les raconter. On ne raconte pas les mêmes choses. [Sourire]

A : Tu partais en vacances parfois ou tu restais au quartier ?

B : Je racontais de belles vacances en tout cas. [Sourire] J’avais de l’imagination. Je ne partais pas trop ou alors chez des cousins. J’allais souvent à Amiens, c’était un voyage pour moi. J’ai une partie de ma famille qui habite aux Etats-Unis maintenant et une autre en Côte d’Ivoire. Mais la première fois que je suis parti en Côte d’Ivoire, c’était pour un concert. J’avais dix-huit ans.

A : Ça a débuté comment le rap pour toi ?

B : Ça fait partie des choses que tu ne sais pas. J’ai des grands-frères plus âgés que moi, donc j’ai toujours eu l’impression d’écouter du rap. Ils terminaient des chansons pour rigoler en ajoutant deux, trois rimes en plus en rapport avec notre vie. C’était marrant, on croyait que ça faisait partie de la chanson et on l’apprenait par cœur. C’est venu comme ça, naturellement, on écrivait un peu pour rigoler. On s’enregistrait, on grattait les matelas pour faire des bruits de scratchs… [Sourire] Ça devait être vers 1992. Comme on n’avait pas d’instru’, on prenait des morceaux d’Assassin ou de Ministère A.M.E.R. et, quand il y avait des ponts musicaux, on enregistrait dessus.

A : Parmi les potes avec qui tu as commencé à rapper, certains ont fait une carrière dans la musique ?

B : À cet âge, c’étaient vraiment des potes avec lesquels on s’amusait naturellement. On jouait aux billes et après on rappait. Donc personne n’a continué. Un peu plus tard, vers 1996, un pote de mon grand-frère a commencé à rapper et m’a demandé de l’accompagner sur scène. C’est là que j’ai pris conscience que ça pouvait être sérieux le rap. Il s’appelle Oxmo Puccino. Moi, j’étais pote avec son petit-frère, Mamoutou Diarra, devenu basketteur professionnel. Lui aussi a lâché quelques rimes à l’époque. [Sourire] Ox’, c’est le premier dans mon entourage qui a pris la chose au sérieux. Il avait décidé de se mettre dedans à fond. Avant, ça graffait, dansait, rappait comme ça… Lui voyait ça sérieusement. Je l’ai accompagné et, par la force des choses, j’ai dû me « professionnaliser ». Au début, on faisait des répétitions pour les concerts alors qu’on n’avait pas de scène de prévue. Mais on se préparait pour le jour où… [Sourire] On allait dans le 94 dans une salle où le 113 répétait et ils nous prêtaient leur local une heure ou deux. Oxmo a de la famille dans le 94, donc il était souvent là-bas avec ses potes. Et ses potes qui se sont mis à rapper, c’étaient ces gens-là en fait : Kery James, etc. Quand les concerts ont commencé à arriver pour de vrai, j’ai découvert les balances : les réglages de micro et de la musique avant le concert. Et, pour régler ton micro, il faut qu’on entende ta voix et, pour qu’on entende ta voix, il faut que tu te mettes dans les conditions du concert, que tu rappes. Mais, moi, je n’avais pas de textes. Donc j’improvisais pour pouvoir régler ma voix. Je n’allais pas rapper le texte de quelqu’un d’autre ou dire : « J’ai pas de textes. » Alors j’ai improvisé comme ça, une fois, deux fois, trois fois. Et c’était pas mal parce que ça faisait partie aussi des jeux qu’on faisait avant. Et le premier vrai texte que j’ai écrit, c’était pour faire des balances. J’ai dû le faire à la radio une fois mais je ne l’ai jamais posé.

A : Quand Oxmo intègre Time Bomb, tu es déjà avec lui ?

B : Ouais, il intègre Time Bomb grâce à ses prestations scéniques justement. Moi, j’étais encore à l’école, donc je venais surtout pour les concerts. Le studio, j’y venais quand je pouvais. Il y a de gros trucs que j’ai ratés, notamment une tournée où je n’étais pas dispo. Mon pote est venu me voir avec un chèque : « Aaahh regarde ce que t’as raté ! » [Sourire] C’était son premier salaire, il ne travaillait pas. Mais là, t’as de petits aperçus de ce que peut donner la musique quand tu t’y mets sérieusement. Ça donne des perspectives : voyages, argent… Du coup, je me suis dépêché de finir mon cursus scolaire pour me consacrer un peu à ça. Donc j’ai côtoyé Time Bomb surtout par rapport aux concerts. Tu découvres. Quand on faisait les concerts, il y avait les loges avec le catering. Le catering, c’est ce qu’on te prépare pour que tu puisses te restaurer avant le concert. C’était pour nous, mais on faisait des réserves quand même ! [Rires] C’était un petit réflexe. Au début, ça fait vraiment vacances, récréation. Après, tu comprends peu à peu le fonctionnement. Quand tu as d’autres professionnels en face de toi et que toi tu t’amuses, il y a parfois un décalage. Certains se mettent finalement au diapason, d’autres non.

A : Ça t’a tiré vers le haut de fréquenter Time Bomb à cette époque ?

B : Bien sûr, rien que regarder le mode de fonctionnement, la fréquence d’écriture, la manière d’écrire, de réécrire, de ne pas être satisfait… Alors que quand on te fait écouter un truc, ça déchire. Mais non, le mec recommence et pousse encore l’exigence. Il y a aussi le cas où le gars est fier de lui et puis son pote vient en featuring et fait un truc meilleur encore. Eh bien, au lieu de laisser le morceau comme ça, le mec réécrit. C’est bénéfique pour le morceau et pour tout le monde. Tu en prends de la graine, tu vois des manières de réfléchir et beaucoup d’autres choses.

Oxmo Puccino & Le Célèbre Bauza - « Les gens savent

A : Ton premier morceau officiel, c’est « Les gens savent » avec Oxmo ?

B : Oui, morceau qui était sur la compil’ de Cut Killer : Opération Freestyle. C’était la suite d’un interlude qu’Oxmo avait fait sur Opéra Puccino, « Peu de gens le savent », où il dit quelques vérités. C’était à une époque où il y avait beaucoup d’histoires au quartier et on avait envie de dire d’autres vérités. Premier morceau, j’écoute ma voix, je dis : « C’est quoi cette voix, c’est naze, on peut recommencer !? » Mais j’ai toujours la même voix. En fait, c’est ma voix… [Rires] Vient la tournée Opération Freestyle avec Cut Killer et mon entrée dans le game avec.

A : Tu envisageais un parcours solo ou tu ne te voyais que comme le « second » d’Oxmo ?

B : Ni l’un, ni l’autre. Je n’ai pas fait de plan. Et, si j’avais fait des plans, je ne me serais pas dit : « Je suis le second. » [Sourire] J’aurais fait de meilleurs plans. Je n’ai pas envisagé de carrière solo. J’ai écrit presque par nécessité. « Il y a une radio, tu veux faire un petit truc ? » OK, j’écrivais pour l’occasion. Il fallait forcer le naturel parce que si j’avais suivi le naturel, je n’aurais rien fait du tout. Au fur et à mesure, tu te prends au jeu, les retours sont bons, t’essaies de faire mieux que la première fois en te préparant mieux pour la prochaine, en choisissant bien ton thème, tes rimes, ton instru’… Tout ce qui est arrivé est arrivé comme ça. Je fais un morceau, je ne sais ni pourquoi ni comment. C’est sans pression du coup. Tu veux juste que tes potes te disent que ça tue. Et si ça ne tue pas, t’es véner et tu recommences. C’était ça la seule pression, à l’époque en tout cas.

A : En 1999, tu sors ton premier maxi : Et ta sœur/Condamné à réussir.

B : Tu me le rappelles ! C’était produit par Time Bomb. Premier maxi, tu te retrouves dans un gros studio, c’est toi qui dois faire les trucs maintenant… Tu comprends le sens des choses. Tu écris un couplet, un refrain, un couplet, il te faut un thème, une cohérence… C’est bien de commencer par ça parce que ça te met dans le bain pour la suite : savoir faire des morceaux et un projet cohérents, réfléchir à des stratégies…

A : C’était quoi l’état d’esprit de Time Bomb à ce moment ? Il venait d’y avoir la scission qu’on connaît tous… Est-ce qu’il y avait une volonté de construire une nouvelle « dream team » dont tu aurais été un des leaders ?

B : Moi, je n’ai pas trop suivi la scission, je l’ai vue de loin, je n’étais pas acteur, plutôt spectateur. Je n’ai pas trop d’avis dessus. Je me suis juste dit que c’était dommage parce qu’ils étaient en train d’enregistrer le premier projet de groupe, un album collectif. Si c’était sorti, ça aurait été lourd. Moi, j’étais là en périphérie par rapport à mon implication en concert. Je commençais à grandir et à comprendre le truc, à faire des morceaux de plus en plus aboutis. J’avais dix-huit ans, les yeux un peu plus en face des trous. Du coup, on me dit : « Si t’es intéressé, on peut se poser, faire un projet… » À cette époque, il y a moi, Mam’s Maniolo, Les Frères Diack… Une nouvelle équipe, des jeunes qui sortent de partout et de nulle part et qui ont vraiment les crocs. Pour Mars et Ricky, l’état d’esprit était toujours le même : faire du bon son.

On a fait le projet Time Bomb La Renaissance où j’avais un morceau avec Ox’ : « Premier Suicide ». On l’a remis ensuite sur L’Amour est mort parce qu’il avait eu beaucoup de retours par rapport à la faible exposition du maxi, qui n’était sorti qu’en vinyle. Mais le maxi avait eu un bon écho parce qu’on est partis faire un concert en Espagne et tout le monde chantait les paroles ! Et il n’y avait pas Internet à l’époque, c’est un morceau qui aurait des milliards de vues sinon. [Sourire] Ça fait partie des choses comme ça que tu fais pour rien mais qui donne quelque chose. Souvent, ce sont les choses que tu fais pour rien qui comptent le plus. On était en Côte d’Ivoire pour un concert avec Ox’ quand on a écrit les premières phases du morceau dans un car. Il a ensuite fait l’instru’ dans ma chambre ici à Danube : « Ah vas-y on va poser sur ça ! » « OK ! » Apparemment, ça donne un gros morceau. C’est des trucs que tu fais comme ça, juste parce que t’as envie de le faire, que t’es dans l’ambiance. Et ça donne quelque chose. Il faut toute une énergie, une ambiance, une atmosphère pour pouvoir être à ton maximum de créativité. Même si quand j’ai enregistré « Premier Suicide », je me souviens avoir dit à Mars : « Ah désolé, j’étais pas trop chaud là… »

Oxmo Puccino & Le Célèbre Bauza - « Premier suicide »

« Si ça se trouve, j’aurais fait un album, il aurait été claqué ! »

A : Tu faisais quoi à côté dans la vie ?

B : J’ai toujours fait plein de trucs en même temps. Et c’est peut-être ça aussi qui fait que je ne me suis pas lancé pleinement dans la musique. J’y passais beaucoup de temps, donc je ne peux pas dire que je ne prenais pas ça au sérieux mais je faisais d’autres choses avec autant de sérieux. Avec mes potes avec qui on rappait en 1992/1993, on a monté une agence de mannequins en 2000 ou 2001. Le but, c’était de mettre en avant les modèles qui ne répondaient pas aux critères des agences de mannequins. Ça se fait beaucoup aujourd’hui, on était un peu en avance. [Sourire] Mais on a quand même réussi à faire des parutions dans des magazines, des défilés… C’était compliqué parce qu’on était vraiment jeunes, quand on arrivait en rendez-vous, les gens nous disaient : « C’est vous !? Que vous ? » On avait une organisation freestyle. Mais c’était une bonne expérience de gestion d’équipe, d’auto-entrepreneuriat. Ça a fait un petit bout de chemin et c’est une des raisons qui expliquent que j’étais un peu à droite, à gauche. Un pote avait une marque de vêtements, on l’a aidé à la développer. On a aussi créé une boîte d’événementiel. On faisait beaucoup de grosses soirées sur les Champs-Elysées. J’avais beaucoup de choses en même temps sur le feu.

A : En 2002, tu as enregistré le EP Entre 2 Vies avec le chanteur A.I.T. Projet qui détonne un peu dans ta discographie.

B : A.I.T. était un chanteur qui habitait à Lognes, pas loin de chez Mars et Ricky. Quand j’allais poser en studio, je le voyais, on a eu des affinités et on a fait ce fucking projet. Je trouvais qu’il chantait de fou. Ça a marché raisonnablement, c’était encourageant pour un premier projet. Dans la musique, je ne me projette pas par rapport à ce que font les autres. Je fais mon truc et, si ça plaît, ça tombe bien. Mais c’est presque secondaire. La question est plutôt de savoir si c’est abouti ou pas. Et, dans un second temps, il faut que ça me plaise à moi évidemment. Si tu essaies de faire ce que tu as déjà fait, c’est du réchauffé. Se renouveler à chaque fois, il n’y a que ça qui m’intéresse.

Le Célèbre Bauza - « Avec ou sans »

A : En 2004, tu sors La Célèbre Tape.

B : C’était une période où je commençais à être un peu plus indépendant. C’était produit par Time Bomb et Les Hommes de Mains, une structure que je mettais en place avec Oxmo. C’était beaucoup et rien à la fois. On l’envisageait peut-être comme une suite de Time Bomb sans trop se poser la question non plus. On collait les stickers nous-mêmes avec quelques potes, on a fait la pochette, pressé les CD… Les morceaux ont été enregistrés en une séance de studio. C’était très spontané. Je suis rentré dans la cabine et je ne suis sorti qu’une fois que tout le projet était enregistré. On m’apportait des plateaux repas pendant la séance, je ne suis pas sorti. [Sourire] J’étais vraiment chaud, inspiré, j’avais envie de le faire. « On fait une pause ? » ; « Nan, nan, nan, j’ai le truc, il manque une phrase, attends, je l’écris… » Cream était là à mixer en même temps. On était chauds. On était partis enregistrer en Normandie. J’avais eu un bon feeling avec l’ingénieur du son qui avait enregistré Oxmo pour L’Amour est mort. J’étais là en studio tous les jours. Et lui avait ouvert son studio. Il m’avait proposé de venir enregistrer à des conditions super arrangeantes. C’est pas avec tout le monde que tu peux faire des séances de studio de six, huit, dix heures non stop comme ça. Tu manges, t’écris, tu bois, tu rappes, tu fait tout. C’était vraiment spontané, même si j’avais déjà les textes. Je n’aime pas écrire en studio. Le studio, c’est fait pour enregistrer. Je préfère être tranquille, sans pression.

A : Tu as déjà ton rythme dans la tête ou tu as besoin d’une prod’ pour écrire ?

B : J’ai besoin d’une prod’ vu que j’écris dans ma tête, je n’écris pas sur papier.

A : Ah tu es comme Oxmo…

B : Non, je ne suis pas comme Oxmo, j’écris dans ma tête, je suis comme moi ! [Rires] Normalement, ça se ressent dans le flow. A la base, j’écrivais sur papier. Voilà comment c’est arrivé en fait : à l’époque de Time Bomb, ils étaient tous chauds, Lunatic, etc. Quand tu es dans une ambiance comme ça, tu te mets à écrire de plus en plus fréquemment pour avoir des cartouches au cas où. Et une fois, on me dit : « Ah toi aussi t’écris !? Fais voir, c’est quoi ! » Mais ce n’était pas terminé. Et je n’aimais pas me retrouver dans ces situations où on lit par dessus ton épaule. Donc, je commençais à écrire dans ma tête et quand j’avais la phrase et que j’étais dans les bonnes conditions pour la mettre sur papier, je le faisais. Petit à petit, j’arrivais à mémoriser des parties de plus en plus grandes. En plus, j’avais remarqué que, quand j’écrivais directement sur papier, je modifiais moins. J’essayais moins d’améliorer le truc. Une fois que c’était couché, j’essayais juste d’apprendre le texte. Alors que dans la tête, je le modifie, je le re-modifie… Du coup, j’ai besoin de la musique pour écrire parce qu’en fonction de la musique, je me rappelle la phase qui va avec. Je fais des associations. Après, parfois des phases peuvent venir comme ça et je vais noter. Mais c’est pour ça que j’ai besoin d’être dans une ambiance. Quand j’ai un morceau à écrire, j’écoute l’instru’ tout le temps. J’en ai besoin pour ne pas oublier. Et, si je ne suis pas dans la construction, je vais oublier la phrase. Pour ne pas oublier, il faut répéter, répéter, répéter…

A : Tu es quel genre d’artiste en cabine ?

B : Je suis un adepte du naturel. Il faut que ça ait l’air le plus naturel possible. Rapper comme si tu parlais. J’ai beaucoup écouté de dancehall à l’époque et les raggamen faisaient souvent tout le morceau d’un coup, en one shot. Mais, parfois, le one shot ne va pas avoir l’air naturel parce que tu n’auras plus de souffle et tu vas bégayer sur une partie. Donc, tu apprends à maîtriser ton écriture, ta voix, ta respiration et tu écris en fonction de ça. Parce que ça m’est déjà arrivé d’écrire dans ma tête et, une fois devant le micro, ça ne collait pas. Il y avait trop de mots ou… Le flow tue mais que dans la tête. [Sourire] A force de répéter et de pratiquer, tu apprends à faire des constructions de textes qui marchent dès le premier coup. Si tu connais déjà ta voix, c’est parce que t’auras beaucoup posé. Si tu sais comment écrire, c’est parce que t’auras beaucoup écrit et posé. Il n’y a qu’à travailler encore et encore. Le talent sans travail, c’est limité. Tu peux aller plus loin avec le travail qu’avec le talent. Le travail te permet d’être constant et de pallier les moments où l’inspiration manque, parce que tu acquiers un rythme. Le génie te tombe rarement dessus. « Comment t’as fait pour trouver ? » J’ai cherché. Toutes les personnes qu’on écoute, qu’on les aime ou pas, si tu les entends avec récurrence, c’est qu’elles travaillent. Le mec a fait un album : il a travaillé. L’album, il est naze hein, mais le mec a travaillé. Il n’a peut-être pas de talent mais il faut respecter ça. Certains musiciens sont très bons pour refaire des morceaux mais quand ils vont devoir créer eux-mêmes, ce sera moins inspiré. Le travail, c’est : quand tu devras le faire, tu pourras le faire. Et si tu as du talent en plus, c’est fantastique.

A : En 2006, tu sors ton album La Coupe des Vices.

B : Ce n’est pas un album. C’est une mixtape. La différence entre les deux, ce sont les moyens et le temps. À cette époque, j’avais un home-studio. J’enregistrais tout le temps. Je me réveillais, j’enregistrais, quatre heures du mat’, j’enregistrais… Je travaillais et j’avais davantage d’expérience. Mais c’est pas un album. C’étaient des projets pour préparer l’album. Il me fallait d’autres conditions, d’autres sons pour un album. J’aurais sans doute abordé d’autres thèmes aussi, peut-être différemment. La Coupe des Vices, c’est vraiment la rue directe, brute. Mais j’ai pris plus de temps à le faire. Ça faisait longtemps que je n’avais rien sorti. Quand tu parles, il faut qu’on t’écoute. Je ne pensais pas avoir l’exposition nécessaire pour sortir un album. Les morceaux et les projets sont les photographies d’un moment. Et j’avais aussi besoin de photographier ce moment-là artistiquement pour montrer où j’en étais, ce que je vivais, comment j’écrivais… C’est l’empreinte d’une époque. Quand tu écris un morceau, ça peut être sur un temps long, tu le modifies, l’améliores… Et un projet musical peut être long à concevoir et ne jamais te satisfaire. Mais tu le sors pour dire : « Voilà, à ce moment-là, j’en suis là. » Après, si t’es à une période de ta vie où tu as toutes les conditions et l’inspiration, ça va défoncer. Mais ce sera toujours une photo d’un moment. Il y a les photos que tu encadres et celles que tu as envie de jeter. [Sourire]

Le Célèbre Bauza - « Grosse Peine »

A : Sur La Coupe des Vices, il y a un de tes meilleurs morceaux : « Grosse Peine ».

B : Je commence et je dis : « Au quartier, ils ont fermé Esso car il s’est trop fait braquer… » La station essence était juste là où on est [Un centre culturel, ndlr]. Tous les noms que j’ai sortis étaient vraiment en prison à cette époque, certains y sont encore. Ils ont vraiment fermé Esso parce qu’ils s’étaient faits braquer trop de fois. Plus aucun gérant ne voulait reprendre la station service. Et donc ils ont construit à la place ce centre dans lequel on est aujourd’hui. Ça fait partie des morceaux que j’affectionne et qui me parle encore parce que c’est vraiment une photo de l’époque. Maintenant, on est encore à Esso mais on ne fait pas les mêmes choses. J’ai pas dit que c’était moi qui avais braqué Esso hein. [Rires] On essaie justement de faire du positif à partir de ce passé-là. Si le passé peut servir à quelque chose, c’est à se projeter dans le futur de manière positive. Il ne faut pas rester sur hier. Juste se poser les bonnes questions : « Pourquoi ? À cause de qui ? Comment je fais mieux ? » Ils ont fermé la station parce que le quartier était trop véreux pour le commerce. Ce n’est pas reluisant. Mais se dire qu’après ça, ils ont finalement construit une structure et que je suis en train de mener des projets dedans, c’est positif.

A : Quels ont été les retours sur La Coupe des Vices ?

B : On a fait ça en équipe, avec les gars du quartier via la structure Les Hommes de Main. On a eu de bons retours. Je n’ai plus les chiffres honnêtement. Des amis DJ me donnaient des conseils vu qu’eux sortaient beaucoup de mixtapes à l’époque. DJ Cream me disait les trucs à faire et à ne pas faire. Par exemple : toujours avoir du stock. Le pire qui puisse t’arriver, c’est qu’on te demande ton projet et que tu n’en aies pas sous la main : « Faut que je le represse, j’en aurai dans deux semaines. » Là, c’est cuit. On a appris à s’organiser. On a fait deux pressages d’avance et un troisième pour le réassort. On avait fait une « célèbre team ». Des volontaires formaient une équipe dans chaque ville et stickaient les affiches du projet. Les gens s’inscrivaient sur le Myspace et, dès que ça semblait concret, on leur envoyait les affiches. « Célèbre team » de Rennes, de Rouen, etc. On avait une distrib’ régionale et pour le reste de la France, c’était au coup par coup selon les demandes. On envoyait les skeuds aux disquaires. La conception, c’est nous de A à Z. La pochette a été photographiée chez moi avec un pote qui était justement le photographe de notre agence de mannequins. C’était vraiment fait par nous, pour nous, mais pas que. On a appris les différentes facettes du métier, c’était formateur. Quand tu fais tout toi-même, c’est pas pareil. Tu as une liberté de mouvement mais plus de responsabilités aussi. Et ta liberté est proportionnelle à tes moyens. Mais avec tes finances, tu fais ce que tu veux. C’est un choix.

A : Tu avais pas mal de prod’ de Wealstarr sur le projet…

B : Il nous avait fait de gros sons. Il plaçait déjà pas mal. Il avait un contrat exclusif avec sa prod’ de l’époque mais, dans ce contrat, une clause stipulait : « Sauf Bauza. » [Rires] Il était libre de faire ce qu’il voulait avec moi. Maintenant, c’est Wealstarr Saint-Tropez [Sourire] mais il habitait dans le XIXe à l’époque. Il avait gagné une battle de beatmakers organisée par mon cousin. J’arrive, j’entends le bordel : un mec qui fait un remix d’un morceau de Biggie et le met en trap de l’époque, oh là là… J’ai dit : « Toi, on va se revoir. »

A : Pourquoi tu n’as pas fait d’album ensuite ?

B : La première raison, c’est que je n’avais effectivement pas fait de plans. Et, ça, c’est crucial. Quant tu commences, il faut toujours savoir comment tu veux terminer. Peut-être que ça ne va pas terminer comme ça mais, au moins, ça donne une direction. Je suivais les vagues, chose à ne pas faire. J’avais beaucoup d’aptitudes à créer des entreprises ou autre. J’ai vécu. Pour faire un album, il faut être concentré dessus à 100%. J’ai eu de bonnes propositions de producteurs auxquelles je n’ai pas été trop réceptif. J’étais vraiment indépendant dans ma façon de fonctionner. J’avais une vision, des concepts, des idées… Et j’étais aussi sur d’autres terrains qui n’étaient pas musicaux et dans lesquels je me suis impliqué à fond. Les conditions pour réaliser un album n’étaient pas optimales.

« Je crée des vies, je crée ma vie. »

Le Célèbre Bauza - « Avec amour »

A : Vers 2010, tu as mis quelques sons sur Youtube et plus ou moins annoncé un projet qui devait s’appeler Le Célèbre Buzz. C’était quoi ?

B : C’était du buzz. [Sourire] Quand tu as commencé à écrire pour rien, tu continues à écrire pour rien. Les idées viennent toujours, surtout après avoir passé de longs moments en studio, fait des tournées, des clips… Ça ne part pas comme ça. Encore aujourd’hui. Après, il faut se mettre dans un rythme, une ambiance. Je suis reparti en studio à un moment mais je n’avais pas l’impression d’innover, de créer quelque chose de neuf. Ça ne valait pas le coup de faire à trente ans passés des choses que j’avais déjà faites à dix-huit. Si ma carrière avait été vraiment lancée, j’aurais continué avec plaisir. Mais relancer la machine depuis le bas de l’échelon avec des mixtapes pour recréer un buzz comme si j’étais tout nouveau… Il fallait que je reconstruise tout. J’aurais même pu changer de nom. Il faut que ce soit fluide, que je sois en phase avec moi-même. Quand j’avais seize ans, j’étais en avance quelque part. Aujourd’hui, je suis le plus vieux de tous et je serais en moins bonne position ? Ce n’est pas possible. Il faut avoir le jus pour. Je me voyais à une autre place, honnêtement. L’expérience et les connaissances acquises, il faut les développer de la bonne manière. Il n’y a pas eu d’album parce que j’étais sur tous les fronts. Peut-être même qu’il me fallait aussi un producteur qui me dise : « Assieds-toi. » Que je lâche prise et me laisse guider. Mais il ne suffit pas de taper du poing sur la table. J’avais aussi besoin de perspectives intéressantes. Et puis chacun a sa vision de sa carrière, de son passage dans la musique. Peut-être que, moi, je ne devais pas faire d’albums mais que des mixtapes. Laisser les gens sur leur faim pour qu’à chaque fois qu’on me croise, on me dise : « Mais pourquoi t’as pas fait d’album !? » Ça tue ! Si ça se trouve, j’aurais fait un album, il aurait été claqué ! [Sourire]

A : Être une étoile filante, c’est une position presque enviable finalement. Tu n’as pas eu le temps de décevoir.

B : Je n’ai pas eu le temps de décevoir… C’est bien, ça, j’aime bien cette phrase.

A : C’est de Ill. Il y aurait presque un parallèle à faire entre vous deux d’ailleurs.

B : Très, très chaud le Ill. Je le prends comme un compliment. Il fait partie des personnes de Time Bomb qui ont donné du jus à la machine. Il y a des gens qui rappent sans savoir que ce qu’ils font vient de lui. D’autres l’ont refait un peu moins bien et d’autres encore un peu moins bien et aujourd’hui les gens le font en pensant que c’est normal. Mais ça vient de quelque part. Les artistes comme Ill, c’est du nectar, du concentré de talent qui ont donné naissance à dix autres artistes eux-mêmes lourds. Chacun joue son rôle d’une manière différente. Certains ont fait plusieurs albums mais on ne se souvient plus des rimes. D’autres n’ont fait que des morceaux mais on se souvient de leurs rimes. [Sourire] Fais ce qui te ressemble, l’essentiel est d’être en phase avec toi-même. Moi, je n’ai pas eu tous les ingrédients au bon moment pour faire la sauce. Mais le regard sur le parcours effectué est plaisant.

A : Il y a un espoir de réécouter des choses de ta part ?

B : Un espoir de réécouter des choses dont je serai à l’origine, oui. C’est ce qui se passe avec le label 6e Level. On est en train d’enregistrer des artistes qui ont du jus, de la pêche, sont dans l’époque et ont les aptitudes que j’avais moi-même à seize ou dix-huit ans. Ils ont l’envie, le talent, le temps, le langage contemporain. Eux font la sauce et, moi, je mélange. Il y a trop de sel, pas assez de sel…

A : Ça ne te titille pas quand tu les vois entrer en cabine ?

B : Tout le temps. C’est notre label et, comme dans toutes les petites boutiques, tu fais tout : réserviste, caissier, manager… Beaucoup de beatmakers passent par moi pour envoyer des sons et tous ceux que je leur transmets, j’ai écrit dessus pour te dire. Je ne pose pas mais si le son est bon, j’écris. Je garde cette mécanique, c’est obligatoire pour être crédible. C’est comme un muscle, si tu n’utilises pas ton bras pendant un moment, il va s’atrophier et tu vas perdre toute la force que tu as dedans. Et, moi, j’ai besoin d’avoir un œil, une oreille aiguisés. Aujourd’hui, je passe encore plus de temps en studio qu’à l’époque où j’enregistrais. À chaque séance, je suis là : pour le choix des sons, quand ils posent, pour le mix… En sachant ce que j’ai fait de bien et ce que j’aurais dû faire, j’ai une idée de ce que je vais faire aujourd’hui. Pour réussir, il faut commencer par rater. Quand tu as tout raté, tu connais les chemins à ne pas prendre. J’improvise encore parfois, en studio ou même avec mes enfants. [Sourire] Mais j’ai besoin de challenge. Ça me saoule de refaire. Je suis producteur, c’est une nouvelle casquette avec tout ce que ça comporte d’excitation et d’envie. Je retrouve la même énergie que j’avais à dix-huit ans. L’envie doit être naturelle. Je suis en phase avec moi-même. Si j’avais un milliard, je n’écrirais pas des chansons, je produirais, à une autre échelle. Ou je vivrais, créerais des aventures. J’ai créé une vie de Bauza qui rappe, là je crée une vie de Bauza qui produit et, pendant que je rappais, j’ai créé une vie de Bauza qui monte une agence de modèles avec ses potes… Je crée des vies, je crée ma vie. Ça peut laisser sur la faim certaines personnes qui voudraient entendre encore des morceaux de ma part, mais c’est leur boulot aux nouveaux ! Ils n’ont qu’à venir avec des fucking rimes plus lourdes que celles avec lesquelles on est venus. [Sourire] Et voilà, il faut du challenge. La motivation et l’inspiration sont des muscles. Il faut trouver l’haltère qui va te les faire travailler.

A : Parle-nous du groupe que tu es en train de produire.

B : J’ai commencé ici avec Courte Echelle, l’association d’Oxmo, Mam Diarra et Daoud. Les trois frères. [Sourire] Je m’occupais de la partie musicale qui s’est développée jusqu’à ce que je monte ma propre association, qui s’est corrélée avec la création de mon label. Je reçois des gens, je les encadre pour des projets… Comme j’ai raté plein de trucs, je suis là pour leur dire : « Ah t’es en train de rater mon ami, en tout cas c’est la direction ! Je la connais, je l’ai déjà prise. » J’encadre des gens pour faire un morceau, un projet cohérent, ou juste pour rapper. Au bout d’un moment, le bruit que Bauza était là s’est répandu. Et donc on me ramenait des gens avec un niveau plus abouti. Je suis tombé sur eux. Money Mike s’est présenté, m’a fait écouter son truc, j’ai été surpris en bien. Je lui ai expliqué ce que je faisais. Et, pendant que je lui parlais, il envoyait des textos. Je me dis : « Alors le mec, je suis en train de lui parler d’un truc sérieux et il envoie des textos à sa meuf… » J’en pouvais plus, j’avais chaud. [Sourire] Et, finalement, trente minutes après, je vois un mec qui déboule, puis deux, trois, quatre… En fait, il était en train d’envoyer des textos à ses potos pour leur dire : « Là, il y a un truc pas mal en train de se préparer, le mec a un studio, il est chaud… » C’est comme ça que ça s’est fait. Du coup, on a cinq artistes : Money Mike, Daks, Monstre de Cérémonie, Jo Rastafarap et Devil Deyz. Ils sont en train de nous préparer du très sale. On est en studio tous les deux jours. Ce sont tous des artistes solos, mais il unissent leurs forces pour le premier projet du label. On le fait sérieusement, avec une direction et beaucoup d’envie. On va vivre une nouvelle histoire et tout arracher. Célèbrement.

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