Lalcko et Vîrus, Diamants sur canapé
Interview croisée

Lalcko et Vîrus, Diamants sur canapé

Un jour, nous avons interviewé Vîrus et Lalcko ensemble, au domicile de ce dernier. Ces quatre heures et vingt-six minutes ont longtemps dormi au fond d’un dictaphone. À la fois manifeste, bilan et perspectives d’une génération voire de plusieurs, en voici la retranscription.

Photographie : AL

Abcdr du Son : Vous n’avez jamais sorti de morceaux ensemble. Comment vous êtes-vous rencontrés ?

Lalcko : Nous avons un pote en commun. Il s’appelle Yohan et il produisait des sons jusqu’à il y a un an ou deux sous le nom de Schlas. Il était le DJ de Battle Mode, mon groupe de l’époque. C’était un bon pote bien avant ça d’ailleurs puisqu’il est de Rouen et que j’ai fait mon lycée à Rouen. Rouen est vraiment une petite ville. Il était inévitable que les activistes se rencontrent un jour ou l’autre, par exemple dans les concerts avec les mecs du Havre comme Ness & Cité et les gars de Din Records. Or Schlas justement squattait souvent une salle de concert de Cléon où venaient beaucoup d’Américains…

Vîrus : Oui, cette salle s’appelle La Traverse. Elle existe d’ailleurs toujours, du reste.

L : Voilà. Et c’est donc par Schlas que j’ai connu Vîrus… J’allais dire son vrai prénom mais je crois qu’on va rester sur Vîrus, hein ? [rires]

V : Mais grave ! Déjà en CM1 j’aimais pas mon prénom. Je me souviens que la maîtresse m’avait demandé comment je m’appelais. Je lui avais répondu « Rambo. »

L : Tu vois le bonhomme [rires] ? Non donc tu vois à l’époque j’étais à fond dans le pe-ra et j’ai vite vu que le gars avait du talent. C’est non seulement un poto, mais je me suis toujours intéressé à ce qu’il faisait artistiquement. Et c’est pour ça que lorsque j’ai eu l’opportunité de faire le projet avec Groove, il a été un des premiers que j’ai invité sur cette tape.

V : [À Lalcko] Oui moi je me souviens que je t’envoyais des morceaux. Je faisais un peu des trucs sans but alors que Lalcko était le gars qui, à nos yeux, faisait déjà des choses plus structurées…

L : Ça va même plus loin : à chaque fois que j’ai fait des trucs à côté de mes projets perso, j’ai fait appel à lui. Quand j’ai fait Baby Killaz, il était là. Street ambassade, toutes ces mixtapes qui ne sont pas sorties… A chaque fois Vîrus était là. Et je me dis aujourd’hui que si j’avais eu beaucoup plus de temps et de maturité en affaires, il aurait été dans le top 2 des personnes que j’aurais produites… Heureusement il ne m’a pas attendu pour commencer à sortir ses trucs et nous avons continué à nous échanger des conseils.

V : C’est vrai que comme ça tu fais le départ entre les liens purement musicaux et les liens amicaux. Des vrais liens, dans ce milieu, tu n’en as pas tant que ça en fait. Lalcko, quand il me demande si ça va, il ne me demande pas « Ton projet il en est où ? » D’autres, quand ils te disent « Ça va ? », c’est purement professionnel. Entre Lalcko et moi, la relation est toujours saupoudrée de musique, mais elle part de plus loin. Et elle va plus loin.

L : C’est vrai que je me rappelle de séances… Quand je faisais mon album chez 45, Vîrus et Schlas venaient me voir au studio. Du coup par la suite ils me demandaient des nouvelles des morceaux qu’ils m’avaient entendu poser en loucedé… Quand je faisais Diamants de conflit, Vîrus était là. Quand je faisais mes mixes il était là aussi.

V : Après le studio reste une approche intéressante. Chacun a sa façon de taffer et c’est au studio que les masques tombent. Le mec scolaire, le mec spontané, c’est là que tu vois qui est qui.

A : L’année 2011 a été une année importante pour tous les deux. Toi Lalcko tu sors L’eau lave mais l’argent rend propre et toi Vîrus tes trois EP… Est-ce que sur ces sorties-là chacun d’entre vous a retrouvé l’autre tel qu’il le connaissait?

V : Pour moi l’album de Lalcko est une bête de synthèse, la suite logique de ce qu’il avait lâché jusque là. C’est un mec beaucoup plus productif que moi, donc qui offre davantage de points de repères. Et puis j’ai trouvé qu’il y avait cette fois un fil conducteur. Jusqu’ici c’était moins visible, même pour moi. Là il y a la métaphore de l’eau…

L : Moi ce que j’aime chez Vîrus c’est qu’il ne prend pas de pose. C’est un rappeur complet. Il ne se revendique pas street, il ne se revendique pas conscient ou Wanna-be-ghetto. Il est tout ça en même temps et je le sais d’autant mieux que je le connais humainement. Son morceau « Case départ » en est le reflet parfait. Beaucoup de gars ont malheureusement connu cette expérience du milieu carcéral. Lui il en a parlé à sa façon et c’est en cela qu’il est spécial.

Vîrus « Case départ » (ft. Lalcko)

V : T’as plein de manière de mettre en texte ce vécu-là. Certains le vivent très mal et pourtant, bizarrement, lorsqu’ils en sortent, ça devient un trophée. D’autres au contraire vont le vivre avec détachement. Moi, pour tout te dire, c’est pas un sujet tabou mais ce n’est pas non plus un truc que t’étales. Il faut bien comprendre qu’au niveau famille et même au niveau des potes, l’expérience de la prison est un moment qui fout la merde. Vraiment. Malgré ça, il y a des mecs, dès qu’ils font un stage là-bas, tout le monde est au courant. Ils en font des morceaux voire des albums complets. Moi j’ai décidé d’en faire un morceau, certes, mais un morceau tel quel.

A : Tu peux même dire drôle.

L : Exactement. Moi quand j’ai mis « Case départ » dans Groove, c’est parce que je pensais que ce titre reflétait Vîrus. Ça raconte l’histoire d’un homme qui traverse la vie avec ses doutes et ses leçons. L’idée c’était d’inviter les gens à regarder ce qu’une personnalité comme Vîrus était capable de faire d’un instant comme celui-là.

A : Comment tu as réagi quand tu l’as entendu poser ?

L : Je rigolais. Je connais le bonhomme !

A : Au fait tant que je te tiens Lalcko, tu avais laissé un moment entendre que la suite de L’eau lave mais l’argent rend propre serait L’argent n’est pas la limite. Sans spéculer sur la sortie du projet en question, quelle est la limite, du coup ?

L : Ah ah, le sujet reste ouvert ! Tu sais – toutes proportions gardées bien sûr – j’aurais pu partir sur un album à la Public Enemy, un album dans lequel je balance tout ce que je sais. Un album de ce type aurait sans doute tenté beaucoup plus de gens que celui que j’ai fait. La force de celui que j’ai fait, c’est que j’espère que les gens l’écouteront encore dans dix ans.

V : C’est tout l’intérêt de connaître l’artiste, tu vois. C’est comme quand tu mates un film et qu’ensuite tu lis une interview du réalisateur. Ça clarifie les intentions. C’est comme ça que j’ai pu poser à Lalcko des questions sur tel ou tel aspect qui m’avait échappé à la première écoute – et laisse-moi te dire qu’il y en avait quelques uns [rires] ! Notre proximité m’autorise à lui poser ces questions. Sur un morceau comme « Gun Fever », je lui ai demandé de m’expliquer son rapport aux armes, par exemple. Il a trouvé des formules, des associations comme celle qu’il forme avec Fred le Magicien. J’aime aussi parler avec lui de ses longs morceaux du style « L’esprit des rois », « Deep cover »… Quand les gens pensent à des morceaux fleuves, ils pensent à IAM, à Rohff, mais pas à ces deux titres-là. Nous en avons donc discuté. Je me suis dit que si les gens sont passés à côté, c’est peut-être lié à la façon dont ces deux titres ont été proposés. Avaient-ils leur place dans un album comme L’eau lave… ? Franchement je me suis posé la question.

Lalcko « L’esprit des rois »

L : Oui… Tu sais quand j’ai sorti « L’esprit des rois » le but n’était pas de jouer les Merlin pour subjuguer les gens [rires]. Je l’ai sorti, point. L’album en revanche est plus conceptuel. Pour faire une comparaison avec le karaté, l’album pour moi c’est un kata, une figure imposée. Tu n’arrives pas avec tes propres gestes car c’est codifié. Il y a des choses que tu maîtrises à l’entraînement que tu ne sortiras pas le jour de la présentation des katas car c’est un exercice d’exécution. J’avais mes figures imposées. Je savais ce que je voulais peindre, dire, lâcher. J’avais matière à faire deux « L’argent du Vatican » mais ce n’était pas le propos. Un titre comme « Weston & Ralph » est un titre que j’impose à l’auditeur. C’est une pause dans le récit. Si tu passes cette piste, tu passes une étape. L’auditeur sent que je peux aller plus vite mais moi je pose comme un Kenyan, j’accélère quand la course le décide. Le but est d’aller au même rythme que tout le monde mais d’arriver avant les autres (sic). Observe un Kenyan courir : ce n’est pas qu’une question de vitesse. Si toutes les courses n’étaient que de la vitesse, ce serait saoulant. Le rythme, c’est la clef. Même dans les descriptions il y a des longueurs volontaires.

A : Par exemple lorsque tu dis : « Je veux du poulet, il m’a dit : nous n’avons…« 

L : « … que du poisson. » Voilà, des phases comme ça par exemple. Inclure une conversation banale comme ça dans un track, l’auditeur va se dire “mais le mec il est ouf !” Oui mais moi je continue. À un moment tu finis par capter l’essence du truc. Ce n’est peut-être pas le track que tu vas retenir et pourtant c’est un son qui va te marquer car sa place dans l’enchaînement des morceaux est voulue.

A : Ce n’est donc pas un album à écouter avec la touche Shuffle ?

L : Exactement, même si quelques morceaux sont clairement là pour alléger. Je pense à un titre comme « Powerful ». Le prod est novatrice, je reprends des références à Jay-Z, tout ça. En fait c’est une page de pub dans le disque.

V : Ben tu vois en discutant je me rends compte que moi je ne l’avais pas perçu comme ça. Quand j’ai entendu « L’Argent du Vatican » j’ai eu envie de te dire : « Mets-nous que ça ! »  Je pense d’abord à mon plaisir d’auditeur et au final c’est marrant de voir que toi, un morceau comme « Powerful », tu le vois avant tout comme une pause publicitaire… [rires]

L : Le rap nous donne l’occasion d’exprimer notre pensée. N’ayant pas pu émerger en dix ans de rap indépendant, j’avais fait le choix de devenir un artisan. L’esprit du charpentier n’empêche pas de viser ensuite une réussite industrielle. Les gens se disent souvent « Oui mais lui il aurait pu faire davantage… » Attends, est-ce que je n’ai pas sorti des morceaux ? L’auditeur sait.

« Le but est d’aller au même rythme que tout le monde mais d’arriver avant les autres. »

Lalcko

A : Vous avez en commun d’avoir sorti vos albums en téléchargement. Toi Vîrus tu expliquais ça par le fait que, sans ce biais, ton disque ne serait toujours pas disponible aujourd’hui…

V : Mais complètement ! Parce que si tu enlèves le morceau « Case départ », qui a eu une vie grâce à la compilation Groove, il y en a eu un paquet d’autres des morceaux qui ne sont jamais sortis et qui ne sortiront sans doute jamais. C’est marrant parce qu’aujourd’hui il y a un paquet de gens qui me connaissaient d’avant et qui ne savent plus quoi penser de ce que je sors maintenant… Pour ces auditeurs de la première heure, la scission est brutale. Or il y avait des morceaux intermédiaires. Ces morceaux datent de l’époque « Case départ » mais ils ne sont pas sortis et c’est dommage. Ils auraient permis de mieux faire la transition avec le côté noir et tranché actuel.

L : Il y a chez Vîrus un vrai parti-pris artistique, la volonté d’aller au bout d’un concept. Il a une palette d’écriture et les moyens de faire une très bonne carrière.

V : Il faut bien comprendre que chez moi la musique était liée à un mode de vie. L’important n’était pas le morceau final. Chez moi les morceaux ont beaucoup été liés aux boissons, disons, euphorisantes. Et c’est marrant d’observer que quand ton mode de vie évolue, tu t’éloignes de personnes que tu as côtoyées au quotidien. Ces personnes n’étaient finalement concernées que par ce mode de vie-là.

L : Pareil pour moi. Quand les gens ont connu Lalcko, le personnage Col-Al était déjà fini.

V : Pour bien situer le parcours, à l’époque son surnom c’était Royalcol. À ce moment je me suis dit que peut-être il allait me comprendre sur ce problème de société [rires].

L : Tout ça c’est lié à des phases de la vie. Je produisais des émissions avec Bob à Générations. Avant je faisais des dièses avec mes potes et le soir on tisait.

V : Et moi j’ai manqué cette période-là. De mémoire l’une des époques les plus florissantes à Rouen c’était 1999-2000…

L : Je dirais même 98-99…

V : Peut-être, oui. En tout cas j’étais pas là puisqu’ils m’ont mis dans un trou…

L : Et moi c’est à cette période que je me suis fait ma réputation en fait. Mes potes avaient un groupe qui s’appelait Les Cafards. À cette époque on se bougeait. Quand La Cliqua passait on essayait de passer en force pour faire la première partie. À côté de ça les mecs avaient réussi à sortir des titres vraiment carrés sur des compilations. Et puis deux d’entre eux m’ont proposé d’essayer de rapper. Pour ça nous avons monté La Pieuvre, qui était un autre groupe à côté…

Lalcko « Charpentier »

A : Ça fait un paquet de groupes !

L : Il faut savoir que nous étions à mort dans le slang. Ramener des nouveaux mots, du lingala, du camer, tout ça avec les Lee, Jeff, Stone… Le problème c’est que le groupe passait trois jours à taffer ses morceaux mais que moi j’étais toujours ailleurs, dans le sky, en soirée, à faire plein d’autres trucs. Du coup j’arrivais avec rien et ça a failli disloquer le groupe : « Vas-y ta partie on la connaît jamais ! Chaque fois que tu viens on découvre ! » Ce que je n’osais pas dire aux mecs c’est que mes couplets, je les improvisais de A à Z…

A : Personne ne s’en rendait compte ?

L : Un d’entre eux a fini par griller le truc : « Kol, me mens pas, là t’improvises ! » Du coup j’ai poussé le délire, on a commencé à rencontrer les autres groupes de la ville dont les mecs de De Source Sûre à Petit-Quevilly… J’allais souvent à Paname et les mecs de De Source Sûre aussi. C’est là que je suis vraiment entré dans le pe-ra. Dès que j’avais un couplet, deux couplets, j’enregistrais. Et c’est comme ça que j’ai fait mon premier maxi. Derrière j’ai pressé, c’est sorti, et les propositions ont commencé à venir : BMG, Sony, Hostile… J’ai rencontré Ali, Géraldo, Jean-Pierre Seck, du coup je suis rentré en studio avec eux. J’ai fait une mixtape qui n’est jamais sortie. En fait si j’avais pris conscience plus tôt de ce que j’aurais pu faire avec le rap, ça ne se serait jamais passé comme ça.

A : Peut-être que tu te serais crispé aussi, non ?

L : Je ne pense pas. Avant le rap, il y a eu tout ce que j’ai fait avant de débarquer dans ce pays. Il y a une mentalité qui commande l’homme. Moi le jour où j’ai décidé d’arrêter de tiser, c’était fini… La vérité c’est que je suis très lent à la décision. Et cette indécision peut tuer des gens à petit feu, je te le dis.

A : Ça rejoint une de tes phases sur la prédétermination : « Le futur d’un enculé dépend souvent du passé d’un bâtard »

L : Voilà [rires]. C’est pour ça d’ailleurs que je me retrouve avec quelqu’un comme Vîrus.

V : Comment ça ? [rires]

L : Nan, sérieusement, Vîrus est quelqu’un qui réfléchit beaucoup. Il a conscience de son environnement et de l’incidence de ses choix. Il se pose de vraies questions artistiques. Avec Vîrus nous pouvons avoir des conversations en présence d’une troisième personne qui n’est pas concernée, c’est chaud pour elle. Mais vraiment [rires] !

V : Et c’est là que tu sondes la profondeur ou pas du mec que tu as en face de toi. Moi d’ailleurs ce qui m’inquiète ce n’est ni la profondeur ni le doute. C’est leur absence.

Vîrus « L’incruste »

A : Tu formules d’ailleurs ça en une phrase au début de « L’Incruste » : « Passionné de musique, forcément orphelin d’autre chose…« 

V : Tu sais qu’à ce stade j’en suis même venu à me poser la question de savoir pourquoi je faisais ça, en fait. Parce que le temps que tu consacres en pratique et dans l’esprit à « ça », c’est du temps que tu ne consacres pas à autre chose. Tout le monde peut tester un art, un sport… Mais l’approfondir ? Quand j’ai réalisé que j’avais non seulement commencé à rapper mais qu’en plus je continuais, je me suis dit qu’il fallait que je rembobine pour comprendre le pourquoi du comment. J’ai formulé ça sur « Homeless MC », un morceau qui n’est pas encore sorti. Et toute cette réflexion tient en une phrase : « Ce n’est pas la passion qui fait que l’on s’entend, ce sont les raisons qui nous ont mis dedans. »

A : C’est-à-dire ?

V : En gros ce n’est pas parce que tu as écouté les mêmes choses que moi ou que tu pratiques la même discipline que nous allons être potes. L’important vraiment c’est de déterminer qu’est-ce qui t’a amené à t’engager dans une voie donnée. Quand tu creuses ces raisons de départ, tu remues beaucoup de choses. Et tu réalises alors souvent que « ben ouais on n’est pas là pour les mêmes raisons, les gars. » Ce constat vaut pour énormément de gens. Pour moi l’artistique en général et le rap en particulier sont souvent des niches pour des gens qui ont des carences par ailleurs.

L : J’ai un proche qui est allé loin dans ce domaine puisqu’il a même entamé des séances de psychanalyse. Moi ça me choquait ! Je lui disais que s’il allait là-bas c’est qu’il avait une galère. Parle-nous mec ! Eh bien figure-toi qu’au jour d’aujourd’hui c’est de nous tous celui qui gère le mieux la balance de son esprit. Il sait voir les gens pour les voir, les apprécier pour les apprécier. Le chemin a été compliqué mais le gars est enfin devenu simple.

V : C’est tellement difficile de dire « J’arrête. » Que ce soit pour la musique, l’alcool… En fait tu te testes. Tu te dis « Tiens je vais voir comment je réagis à ma décision d’arrêter. » Or si tu te concentres réellement sur tes bases, ton socle, tu mesures qu’il y a des choses qui ne sont pas pour toi, de la même manière qu’il y a des personnes qui sont nocives pour toi. Ce ne sont pas forcément des mauvaises personnes. C’est juste que ça ne matche pas… Je repense par exemple à l’époque où je tisais. Mais j’en étais à appréhender les rencontres à jeun ! [sourire]

A : Du coup tu te chargeais un peu pour pouvoir affronter ces moments ?

V : Un peu ? [À Lalcko] Je me souviens que je te rejoignais des fois sur des tournages de clip à quatre heures du mat’ tout seul dans Paname, tout ré-bou…

L : Non mais les mecs ils t’avaient grillé au studio [rires] ! Il faut savoir que Vîrus quand il débarque, c’est une tornade. Il te laisse un souvenir. Ce qu’il y a de bien c’est qu’une fois qu’il est sorti de cette phase très alcoolisée, de cette bulle, pour moi il a gardé l’essentiel.

A : Ça paraphrase ce que tu dis dans « L’argent du Vatican » : son karma se battait avec son aura…

V : Quand tu es dans des phases comme ça, tu fonces dans le mur. Tu as l’impression que la tise arrange tout. Tu mets une compresse sur une blessure dont tu n’as même pas identifié l’ampleur. Et puis j’ai commencé jeune, hein. J’ai fait ça de 13 à 27-28 ans. La moitié de ma life quoi. Mais intense, hein ! Au bout d’un moment tu ne sais même plus l’origine de cette passion – de cet amour je dirais même ! Pour moi le bonheur avant c’était ça : une Despé et de l’herbe. Je n’avais aucune autre vision du bonheur que celle-là. Après je me suis dit que c’était chelou quand même. Qu’il devait peut-être y avoir d’autres formes de bonheur. Si en plus la musique survit à ça, c’est plutôt bon signe.

L : Je comprends d’autant plus ta position que j’ai moi-même grandi en meute. Et quand tu grandis en meute tu ne sais pas être seul. Quand tu traînes à sept ou huit constamment depuis tes douze ans, ça structure ton parcours et ça structure tes angoisses. Ça et le biff. Moi j’ai grandi avec l’idée de faire du biff, et je côtoie toujours des mecs qui ne conçoivent pas de ne pas avoir beaucoup de liquide sur eux. Je suis sorti de ce vice-là pour tomber dans le pe-ra et je constate qu’aujourd’hui dans la musique ce culte de l’apparat est encore très présent. Quelque part c’est choquant.

V : Tu vois ça te choque même toi [rires]. Tomber dans le pe-ra c’est comme tomber amoureux : ça parle de chute, donc de risque. C’est comme l’autre fois j’ai un pote qui me dit : « Je vais essayer de fumer intelligemment. » Mais ça ne va pas ensemble ! Tomber amoureux, tomber dans le pe-ra, si tu joues avec les mots, c’est prendre le risque de finir plus bas que là où tu étais au départ.

L : Socialement c’est ce qui m’est arrivé. Tu ne peux pas aujourd’hui te définir comme bandit et rappeur, ingénieur et rappeur… Sinon je n’aurais pas les cent morceaux que j’ai posés au fil des années. Je les aurais fait quand ? A un moment il faut te jeter à l’eau, tomber dans le pe-ra et donc, oui, accepter l’idée de la chute.

V : Moi par exemple ça c’est un truc qui me pose toujours un problème.

L : Ça tu t’en rendras compte quand tu auras arrêté. Moi j’ai arrêté depuis quoi ? Une pige, une pige et demie. C’est la première fois en douze ans de pe-ra. J’ai compris que le rap avait occupé 75 % de mon temps.

A : Quand tu dis « arrêté le rap », tu veux dire ne plus être productif ?

L : Oui, c’est ne plus être dans une respiration rap. Penser stratégie, date de sortie, placement… Là quand je te parle je suis en off, en pause.

A : Tu as pourtant mis en ligne des inédits de temps en temps sur YouTube…

L : Le truc c’est que j’ai beaucoup de trucs de côté et que la nature a horreur du vide. Comme dit mon petit frère « Ce n’est pas parce que la nuit a été longue qu’il faut oublier le rêve. »

A : Tu te mets en sommeil du rap… Mais où en es-tu avec l’histoire de la sortie physique de L’eau lave… ?

L : Ah j’ai entendu tellement de choses sur cette sortie physique. Tu sais que je m’informe beaucoup sur le rap via le site de l’Abcdr ? C’est un format très élitiste. Ça me parle. J’ai observé que le site était devenu bankable médiatiquement du fait de deux ou trois articles qui ont attiré le reste de la presse et sans doute des intervenants venus d’autres forums. Quand je veux essayer de comprendre une information, je vais sur le forum de l’Abcdr. Il y a toujours un ou deux intervenants proches du dossier en question ou de l’industrie du disque, ou d’autres qui ont juste des analyses très pertinentes… Pour en revenir à la sortie physique, j’ai donc lu et entendu beaucoup de choses, notamment qu’Esco et moi subirions le game, que nous serions broyés par le système. Mais je ne subis pas le game, il faut que ce soit bien clair ! Je suis très occupé par ailleurs, c’est tout, et Esco aussi. En même temps par rapport à ces attentes je me sens dans l’obligation de sortir l’album physique. Mais dans ce cas je veux sortir l’album en entier.

A : C’est-à-dire ?

L : C’est-à-dire qu’il y a une partie de l’album qui est antérieure aux pistes qui ont été mises en téléchargement, avec du storytelling qui permet de mieux comprendre le personnage. L’album fini sera donc un double CD. Ce sera L’eau lave mais l’argent rend propre, le film. Cela demande de prendre le temps, de trier…  Et je ne connais personne en maison de disques car je n’ai jamais travaillé avec l’argent des autres.

A : Toi Vîrus tu étais dans une autre démarche. Tu as sorti les trois projets puis, derrière, Le choix dans la date, un album physique qui mettait les trois EP bout à bout.

V : Il y a effectivement des différences importantes entre nos deux démarches.

L : Chez lui il y a un avant et un après [rires].

V : Ouais voilà. Moi avant tu ne pouvais pas me parler de tout ça [rires]. Et puis les choses ont mûri dans ma tête. La vie est faite d’envies. Pour certains ce sera l’envie d’aller sur la tombe de Jim Morrison. Ça leur prendra le temps que ça prendra. Moi je savais que j’avais ça en moi. Il fallait juste que je trouve le moment où j’allais réussir à cracher tout ça. S’il fallait situer dans le temps, ce serait effectivement au « vrai » 15 août 2010. C’était le vrai bordel. C’était un dimanche, il pleuvait vraiment. Ce morceau-là ne pouvait pas mieux représenter cette journée-là. J’avais déjà compilé quelques sons que Banane m’avait envoyés par mail. J’avais déjà sélectionné quatre titres. Ce jour-là je grattais deux-trois textes et je l’ai appelé. Lui il était en train de faire du son. Déjà nous étions en phase [rires].

« Tomber dans le pe-ra c’est comme tomber amoureux. Ça parle de chute donc de risque. »

Vîrus

A : Aussi bien s’il avait été occupé à faire autre chose au moment de ton appel, il n’y aurait jamais eu ni 15 août ni le reste ?

V : Mais carrément. Moi je ne fonctionne qu’à ça finalement… Comme là nous étions en phase, je lui ai proposé de partir sur quatre pistes, sans aucun fil directeur. Quelque part c’était un peu un test entre nous du même coup. Quatre pistes, c’était aussi un moyen de se donner le temps d’apprendre à se connaître. Alors nous nous sommes lancés et assez vite j’ai dit « Vas-y, déclinons le truc en trois volets. » Ce format me plaît beaucoup.

A : Et tu savais qu’à terme tu allais déboucher sur une sortie physique compilant ces trois volets en un seul ?

V : Pas du tout. Ni clip, ni sortie physique… Lorsque nous nous sommes lancés sur 15 août, je ne m’étais projeté sur rien de tout ça. La sortie physique a eu lieu car je trouvais que ce projet symbolisait quelque chose dans nos parcours. Les gens se sont sentis concernés et il y a eu une demande. On m’a même proposé de rentrer dans le circuit classique de distribution. Pour moi il n’y avait aucun intérêt à le faire.

A : Pourquoi ?

V : Parce qu’il n’y avait aucune démarche mercantile – sinon nous aurions ajouté des inédits, tu vois. Là ce projet marquait juste un instantané, et je n’aspirais pas à autre chose. L’objet physique, c’était vraiment pour qui voulait. Tu le trouvais par correspondance sur le Net, quelques exemplaires chez Justlike et c’est tout, de mémoire. Le côté discret de la sortie me convenait bien.

A : Et la suite ?

V : Ça c’est la putain de question. Je me suis un peu avancé sur les réseaux sociaux sur un album. Depuis je me suis testé et avant ça je vais me remettre dans les formats qui me conviennent bien. Je dis ça et en même temps c’est ma réflexion d’il y a une semaine, tu vois. Beaucoup de gens me demandent « Alors l’album ? » Au jour d’aujourd’hui, étant la personne que je suis, ce ne sont pas des phrases qui me font du bien en fait [sourire].

A : Ça te décourage ?

V : En tout cas ça ne me va pas, ça ne matche pas…

L : En même temps tu veux qu’ils te demandent quoi, les gens ? [rires]

V : Je sais pas. Autre chose, quoi ! [rires] En même temps c’est peut-être moi qui…

A : Tu préfèrerais en gros te faire oublier et arriver lorsque personne ne t’attend ?

V : Ce n’est même pas une question de calculer, c’est juste des cogites permanentes. J’essaie constamment de réadapter ma mécanique. Je ne veux pas perdre le plaisir en fait. Je suis attentif aux conjugaisons entre les gens et je cherche à trouver des personnes qui raisonnent comme moi. Si je prends l’exemple de la Saint-Valentin, tu sais que tu ne pourras pas me convertir à ça…

A : Oui je me souviens que dans notre précédente interview tu disais que l’un de tes rêves secrets pour la Saint-Valentin serait de poser un lapin à ta copine…

V : Quand je me permets de parler d’un truc, j’essaie de le faire en connaissance de cause et d’être crédible au maximum. Il faut qu’il y ait un minimum de vécu là-dedans. Les situations que j’évoque, je suis passé par là. Par inadvertance, bêtise, accident, tu peux mettre tout ce que tu veux, mais j’y étais. C’est pas comme si j’étais un gros frustré qui tire dans le tas faute de mieux. Non. La théorie du gars qui crache sur les grosses cylindrées surtout parce qu’il ne peut pas se les payer, ce n’est pas moi… T’as pas le pécule de toute façon ! Ce n’est pas par inaccessibilité que je me place en contre. C’est un choix, vraiment. Sinon c’est trop facile. La facilité et moi, tu l’as compris, ça fait deux. Tu vois les mecs qui traitent les meufs et qui en même temps n’ont rien mis de leur côté pour ne pas les traiter, ce n’est pas moi. Essaie d’être droit dans tes pompes et d’argumenter autrement qu’en disant « C’est de la merde. »

A : C’est une forme d’exigence…

V : Oui c’est comme les mecs en « indépendant », qui crachent sur les maisons de skeuds. Et quand je te parle de ça, je pense d’abord aux gens du rock. Souvent j’ai envie de dire aux « indépendants » : « hé, si t’es indépendant c’est d’abord parce que ces gens n’ont pas voulu de toi, hein. »

L : [Rires] Et je précise que Vîrus a la particularité de beaucoup tourner sur scène…

V : Voilà… Ça manque, ça. Cette sincérité, cette honnêteté.

A : Pas évident pour toi la scène vu ton univers sur disque, non ?

V : Le gros avantage du mode de vie d’avant c’est que nous faisions beaucoup de scènes. Moins que là mais ça nous a permis de nous former, d’apprendre à monter un show…

L : Oui et tu travailles avec Bachir, qui est quelqu’un d’exceptionnel. Moi je me souviens de Bachir en 1997 à Rouen, toujours avec un vinyle sous le coude…

V : Nous en revenons au même point. La musique c’est juste un beau prétexte pour faire des choses. Mais si demain l’un ou l’autre de nous arrête, cela aura juste été une belle aventure.

L : C’est clair qu’entre Rouen et Paris, les mecs on se connaît tous. Aujourd’hui ça me fait marrer parce qu’il existe une sorte d’intelligentsia de la musique. On te cite ces personnes en exemple mais ils ne sont pas nés hier les mecs. Les Slurg, tout ça, ils diggent vraiment de la musique depuis très longtemps… Je me rappelle d’une fois où j’étais allé en radio avec un autre pote, Eddie Barok. Tu vois qui c’est ?

V : Bien sûr !

L : Le gars c’était un connaisseur de ouf.

V : En termes de culture musicale, c’est un truc de malade. Moi quand j’étais petit, je faisais en sorte de pouvoir commander les mixtapes de Slurg, qu’il faisait lui-même. Il imprimait lui-même sa cover. Dedans tu trouvais non seulement les titres des sons mais aussi carrément des explications : “Alors là tu vois J-Live il scratche et il rappe en même temps.” Il y avait un côté vraiment ludique… En termes de culture, je suis juste à des années-lumière de mecs comme ça. Le fossé est affolant. Pousser tout ça en live est un truc que nous avons toujours kiffé. Maintenant ce que je dis aux gens c’est que l’univers que je présente n’est pas évident. Et en même temps je n’invente rien. C’est sûr que si tu ne regardes que le truc pe-ra, ça paraît limité. Mais si tu regardes l’ensemble de la palette musicale, il y a des gens qui te font te dire « Ho, ça envoie là ! »

L : Regarde Casey par exemple. C’est une des artistes les plus fortes sur scène, alors que sa musique brute n’est pas ce dont tu attendrais des trucs forts sur scène…

V : Pour moi ce qui compte ce sont ces raisons dont nous parlions tout à l’heure. Elles nourrissent un truc. Tu n’as pas forcément besoin d’un feu d’artifice ou de déguisements. Tu as besoin de moyens, c’est clair. Et c’est en toi que tu trouves les ressorts pour faire vivre tes morceaux. Une fois que tu as compris ça, la scène ça devient un délire.

L : Pour moi Vîrus est d’abord un artiste de scène. C’est aussi une des conséquences – je dirais même une chance – d’avoir débuté en province, loin du « microcosme-parisien-d’Île-de-France » où les mecs commencent souvent soit par le studio, soit par les featurings avec les cousins de mecs qu’ils connaissent. Quand tu es un artiste tu commences par du porte-à-porte. Tu te fais connaître en rappant dans ta ville, puis dans la ville voisine et ainsi de suite. Tu te rôdes comme ça. Tu testes tes effets, les moments où le public te suit et les moments où il ne te suit pas. C’est une école dure mais dont tu ressors plus au fait de tes propres manques et de tes réelles capacités. Je me souviens des débuts de Din Records, quand Médine faisait les bacs. Salsa, Proof et Ness & Cité étaient les artistes principaux. Puis tu as eu Bouchées Doubles, le groupe des frères de Salsa et de Proof… Pour tous ces mecs-là, ça a toujours été la scène, direct. Ce qui fait que Médine, que tu aimes ou que tu n’aimes pas sa musique, le mec sur scène il est bon.

V : Après c’est un parti pris, la scène. C’est un choix. C’est à toi de voir si tu bosses cette partie-là ou pas. Tu peux te contenter d’envoyer les instrus et de rapper, comme tu peux essayer de construire un truc plus élaboré. Nous il a fallu que Maurice nous fouette [Maurice est le manager de Vîrus au sein de Rayon du Fond, NDLR]

L : Oui parce que lui il gérait la fameuse salle de La Traverse dont nous parlions au début…

V : Oui, Maurice est un gars qui bosse avec nous depuis le début. Il bosse en accordéon parce que nous avons toujours fonctionné en accordéon. C’est un gars qui réagit au taf. Si tu taffes, il taffe. Si t’as envie d’aller cueillir des fleurs, il te laisse cueillir tes fleurs… Un jour il est venu nous voir en répète. Il nous a dit : « Hein ? C’est comme ça que vous répétez depuis des années ? » Du coup nous n’avons pas répété ce jour-là [rires]. On a fait un morceau, on s’est arrêtés et nous avons parlé. Lui, il nous a presque filé une méthodologie et après, zou ! Mais l’essentiel encore une fois c’est déjà de prendre le cro-mi et de les rapper, tes morceaux. Ça, c’est la base. Après quand tu as des propositions de scènes balaises, notamment sur des festivals où les scènes sont big, ça te fait réfléchir à l’occupation des lieux.

L : Occuper l’espace, ça influence forcément ta façon d’écrire. Une fois que tu as cette notion en tête, tu gères différemment tes mots et tes refrains… Je me souviens que ce qui faisait notre force sur scène à nos débuts, c’était notre capacité à mettre le zbeul. Quand tu nous voyais arriver… Rien que les physiques déjà !

V : C’était le Wu !

L : Ouais voilà ! Si je devais remonter aujourd’hui, j’aurais une autre lecture de mon œuvre musicale. Je ne jouerais pas forcément tous les tracks que les gens attendent.

V : Non et puis même, la scène est un des aspects qui m’a le plus poussé à aller voir les autres musiques. Ça et les samples. C’est une des seules raisons qui m’incite à bouger dans les concerts d’autres genres musicaux. Parfois je fais l’aller-retour à Paname juste pour voir le concert… Après c’est à la fois intéressant et relou.

A : Pourquoi ?

V : Parce que dès lors que tu es toi-même amené à faire de la scène, tu ne peux pas kiffer comme un spectateur lambda. Le public est en mode public. Toi tu regardes les lights, les balances… Des fois tu te surprends à voir des mecs dont les disques sont médiocres arriver à te faire des shows de ouf. Tu peux dire ce que tu veux sur la scène, quand ça pète c’est beau à voir. Et mine de rien, ça reste un moment de vérité. Ta personnalité est à nu. Tu ne peux pas te cacher.

A : Ça rejoint ce que disait une comédienne sur la différence entre le cinéma et le théâtre. Dans le théâtre tu n’as qu’une prise…

V : Et même au-delà de ça, tu es aussi confronté à la question du rythme que tu mets dans ton show. Comment tu répartis tes moments forts ? Comment tu répartis tes moments calmes ? Et puis c’est là aussi que tu vois l’impact de tes textes sur les têtes. Tu vois sur le visage des gens s’ils captent ou non ton délire. Soit ils ont le sourire, soit ils regardent leur pote, soit ils vont fumer… Tu sais tout de suite ce qui se passe.

L : J’ai déjà vu des mecs débarquer sur scène et dans la foulée tu as la salle qui se vide. Les mecs font deux morceaux et hop, tout le monde fait sa pause café !

V : Ce sont des premières parties ! Je le vois souvent, ça. Tu as des attroupements de meufs et d’un coup, pfiou, elles fuient. Ça me fait délirer parce que c’est sur des morceaux précis. Je les vois : d’un coup elles vont aux chiottes, elles allument une clope. Même celles qui ne fument pas se mettent à fumer…

L : [Rires]

A : C’est quand tu entames « L’ère adulte », des titres comme ça ?

V : Ouais voilà. Dès que tu commences à mettre de la giclée, c’est mort… C’est trop brut, elles veulent sans doute du subtil.

A : Pourtant c’est un morceau raffiné…

V : Oui mais là pour elles c’est trop [Rires]. Alors oui le morceau commence bien avec les histoires de couple idéal chez Ikéa. Mais dès que ça part sur les histoires de fétichistes qui se chient dans la bouche, là les meufs j’en perds déjà la moitié.

Vîrus « L’ère adulte »

A : C’est dommage…

V : C’est d’autant plus dommage que je fais attention à ne pas aller dans la surenchère sur ce registre. Tu en as, dès qu’ils voient qu’en disant « sang » et « sperme » ils captent l’attention de l’auditeur, ben ils en foutent partout dans leurs textes. Ils commencent à t’inventer des histoires d’égorgement… Là c’est pas le but. Pour moi c’est à rapprocher des pics d’énervement que tu peux avoir dans une journée. Après c’est à toi de bien englober ça.

L : Tu te rappelles le titre que tu avais fait sur les filles, là ?

V : Celui qui n’est pas sorti ? Oui ça c’était un morceau léger…

L : Ah faut que tu l’envoies à Antho pour qu’il l’écoute !

V : Le pire sur ce morceau c’est qu’à la base je voulais mettre tous les prénoms derrière pour que les gens se disent « Donc c’est vrai ? » Une anecdote égale un prénom. Là les meufs elles se barraient direct.

L : [Rires]

A : Donc quelque part lorsque les filles se sauvent de tes concerts, tu as réussi ton coup [sourire]

V : Si seulement [rires] ! Parfois c’est l’effet inverse. Les gens viennent te voir après le concert, tout ça. C’est un peu la surprise à chaque fois en fait. Tu vois dans les festivals ke-ro, tu te retrouves à avoir plus d’appréhension qu’eux. C’est chelou ! Et c’est eux qui te rassurent en te disant que si tu es là, tu as raison d’être là. Pareil des fois tu te retrouves dans des configurations où, limite, en face ce sont des profs de français [sourire]

A : En même temps ils tombent bien avec toi.

V : Oui mais ils te la font souvent façon vieille technique psychologique. Ils te donnent un compliment et derrière boum ! une vieille critique – qui touche juste des fois, hein ! J’observe ça notamment sur les passages à connotation sexuelle. Là tu sens qu’il y en a ça les crispe. Tu sais aujourd’hui c’est vite fait d’être catalogué misogyne, homophobe ou antisémite. Des fois t’es même tout en même temps [sourire].

A : « C’est plus dur de se mettre à nu que de se mettre à poil » comme tu dis dans un morceau…

V : Tu sais que ça c’est une histoire vraie ? Je veux dire, j’ai trouvé cette phrase avec ma meuf, dans la conversation. Ce que je veux dire par là c’est que c’est dur de se raconter, putain ! Après des fois quand tu te racontes ça peut saper le moral de la meuf aussi, hein [sourire]. En tout cas j’essaie toujours de m’inspirer de ces trucs-là, de les capter au vol. Je vois des fois dans le métro… L’autre jour je vois placardé – v’là la taille de l’affiche – « Première nuit de la déprime »…

A : T’es descendu direct [rires] ?

V : Non… C’est juste qu’un truc comme ça, moi ça me fait mon trajet [sourire]. Je réfléchissais et je me disais : « Ça y est, c’est un constat avéré, c’est officiel : tout le monde déprime. » En gros, quoi. Il y a une part de toi qui va pas, quoi ! Et c’est écrit en gros comme ça, avec des chansons tristes et tout… En tout cas moi, ça, ça m’intrigue. C’est après ces petits trucs de vie que je cours.

A : Et ces choses, tu les notes au fur et à mesure ?

V : Non là l’affiche était tellement balaise, j’ai même pas besoin de noter [rires]. Le truc il reste dans ma tête jusqu’au soir. Mais sinon oui je prends quelques notes parfois…

« Pour moi il faut que le rap accepte sa mutation ou qu’il meure. Il faut s’éloigner du jeu ou il faut le dominer. »

Lalcko

A : Ça rejoint une discussion que nous avons eu tantôt tous les deux sur les incompréhensions qu’ont parfois suscité certains passages de tes textes sur des sites comme Rap Genius. Il y avait notamment un passage où tu disais « L’heure du crime clignote à chaque coupure de courant, faire ses lacets c’est presque faire un nœud coulant »… Et ça avait été compris différemment…

V : C’est un peu le problème de l’analyse des choses. J’ai été lire par curiosité, puis je leur ai envoyé un mail. Je leur ai dit : « L’initiative est bien les gars, mais si vous n’êtes pas sûrs, demandez ! »

A : Surtout que les textes sont dispos sur ton Bandcamp.

V : Oui. En fait c’est juste l’analyse qui est décalée. Les textes sont justes. Après ils ont fait un sacré taf les gars. C’est dommage qu’il y ait ces deux ou trois erreurs car pour le reste ça tient carrément la route.

L : Moi je pense que toutes les analyses sont bonnes. Je crois beaucoup aux messages de l’inconscient. Même en tant qu’auteur il y a des choses dans tes œuvres qui te dépassent. Même la Bible est ouverte à toutes les interprétations. Que tu sois croyant ou non-croyant, c’est cela le principe du libre-arbitre. Les seuls dont on considère qu’ils ont le message sont ceux qui ont la guidée, c’est-à-dire ceux qui sont habités de l’esprit permettant de saisir le vrai sens du message. Qui a la guidée de Vîrus ? Qui a la guidée de Lalcko ?

V : [Aparté] Ah c’est dommage que je n’ai pas listé les erreurs dont je te parlais avant de venir…

L : Moi j’ai déjà vu des erreurs sur certains de mes textes. Mais je ne réagis pas, sauf si ces erreurs en viennent à me faire dire l’exact contraire de ce que j’ai dit. Je laisse les gens libres de leur interprétation. Je sais ce que j’ai dit et à qui je m’adressais. Dans le même temps, il m’est arrivé tellement de fois de dire des choses et de voir des gens devenir mes ennemis alors qu’ils n’étaient en aucun cas visés… Je reste attentif.

V : Quand tu regardes, c’est un milieu super égocentré en fait.

L : C’est prétentieux, clairement. Le monde est vaste et les thématiques nombreuses. Les mecs doivent bien se mettre en tête que tout ne tourne pas autour de leur nombril. Et moi, avec les activités que j’ai en parallèle et celles que j’ai eues avant, il y a des choses que je ne peux pas me permettre de dire. Il y a des gens qui basent leur musique sur des faits. Moi sur certains sujets j’évite de parler de faits.

A : Pour quelle raison ?

L : Parce que je n’ai pas envie d’impliquer des gens, de près ou de loin. Je suis obligé de séparer mes vies. Parfois j’ai été tenté de tout mélanger en me disant que ça me donnerait une image de ouf… Mais il y a des trucs que je suis obligé de mettre de côté. Je les enferme dans une case de mon esprit et je garde la clé chez moi. Comme je dis dans un morceau « Je ne rappe pas pour renseigner la police » !

V : Ouais mais eux quand tu leur réponds ça ils se disent que c’est ta réponse normale !

L : Et ça, ça nous est arrivé mille fois ! Même Vîrus je sais que ça lui est arrivé.

V : Mais moi même un mot utilisé m’a été reproché… Un seul mot !

A : Quelqu’un l’a pris pour lui et l’a mal pris ?

V : Voilà.

L : Tu vois moi je ne pactise pas. Il y a des gens avec qui j’ai des engagements forts. Je sais que vis-à-vis d’eux rien ne doit transpirer. Il n’est pas question que je donne d’informations précises sur des sujets précis. Si je ne peux pas en assumer le retour, je n’en parle pas. J’ai par exemple mis beaucoup de temps à réussir à parler un peu de ma famille. Lorsque je l’ai fait, j’ai essayé de le magnifier. J’ai dit ce que tout le monde savait.

A : Tu penses au morceau « Strong » ?

L : Oui, par exemple. Dans « Strong » je parle de ma mère, de ma femme, de mes filles…

V : Dès que tu rentres dans le personnel c’est à double tranchant.

L : C’est même à triple tranchant.

Lalcko « Strong » (ft. Asha Ali)

V : À un moment quelqu’un m’a dit que je faisais presque de l’exhibitionnisme. Sur les derniers morceaux, hein. Pas avant. Des gens m’ont dit : « T’écouter aujourd’hui c’est presque me mettre dans une position de voyeur. »

A : Pour ma part j’ai plutôt l’impression que c’est l’auditeur que tu « exhibitionnes »…

V : Ah mais je n’ai pas dit que j’étais forcément d’accord avec ces personnes. Ce sont juste des retours, des échos. Imagine que toi demain tu écris un article dans lequel tu utilises le mot « évincer ». Et que quelques temps plus tard tu retrouves ce même mot « évincer » sous la plume d’un autre, utilisé pile comme toi tu l’avais utilisé. Eh bien il y a des gens qui vont tiquer. C’est ce qui m’arrive sur certains morceaux. C’est chaud.

A : OK je vois mieux. Et je te confirme que ça arrive, effectivement.

V : Du coup ce qui vaut pour les mots vaut pour les phrases qui ne sont pas comprises. J’essaie de faire attention à ça.

L : Moi j’ai une exigence : rien ne doit transpirer. Lalcko, pour moi, c’est un personnage artistique. De plus en plus. Bien sûr que ce personnage s’inspire de ma personne. Reste que j’ai de plus en plus conscience d’être écouté. Il y a des côtés de ma vie que je taisais et que je ne tais plus. Je sais à qui je parle et l’impact que ça peut avoir. C’est une œuvre artistique.

V : Il y a des gens qui te considèrent armé. Vraiment. Tu te retrouves même dans des situations où tu entends un gars dire à sa meuf « Oh non dis surtout pas ça devant lui ! » [rires] Parce que le gars sait que je suis une éponge. Il devine l’effet boomerang… C’est pareil avec tous les fantasmes autour de la visibilité. Ça crée des jalousies auxquelles tu n’es pas préparé. Ça rejoint ce que je disais sur l’interprétation des textes. Il y a des fois où tu clos le débat et tu dis “OK, c’est avéré, toi et moi on s’entend pas, point.” Quand tu vois jusqu’où ça peut aller, t’as plus vite fait de ve-squi.

L : J’ai écrit un titre sur ce sujet. Il n’est jamais sorti. Il s’appelait « Tuer un nègre dans sa salle de bain. » J’en avais marre de ça, de ces mecs qui ont des vies de blessés de guerre. Ils font des affaires qui ne marchent pas vraiment, prennent de gros risques pour de petits gains. Le dernier truc que vous aviez en commun c’était tout le côté artistique, et même sur ça t’as fait mieux qu’eux… Ouah. Le moindre truc que tu dis sera mal pris.

V : En fait ce sont des gens qui t’ont aimé et qui ne t’aiment plus. Et toi tu ne le sais même pas ! T’apprends par des gens que tu as des problèmes avec eux !

L : C’est très spécifique de…

V : Je crois que c’est très provincial aussi.

L : Ouais non mec ça c’est rouennais… [rires]

V : Tu penses [rires] ?

L : Oui. Parce que si tu veux moi le temps que j’ai passé là-bas, nous étions comme des ovnis parce que nous aimions la vie. Les mecs nous disaient « c’est qui ces bandes de Renois qui font chier tout le monde avec la musique à fond dans leur caisse ? » C’est une ville que j’aime beaucoup mais regarde : tous les mecs qui sortent de là-bas ne sont jamais revenus. Il n’y a que Jeanne d’Arc qui y est restée [rires].

V : Nan c’est clair que c’est particulier [sourire].

L : Et en plus c’est une des villes où il y a le plus fort taux de crimes passionnels…

V : T’approches de la sex belt, la ceinture du sexe qui englobe la Normandie, le Pas-de-Calais jusqu’en Belgique…

[S’ensuit une longue digression sur Rouen, ses faits divers, sa consanguinité, sur la prison Bonne Nouvelle – la mal nommée – et tout ce qui en fait un creuset incontournable du hip-hop français.]

A : Si je devais effectuer un parallèle entre vos disques respectifs, je dirais qu’il se résume en un mot : le recul. Toi Vîrus ce recul s’opèrerait par l’humour, toi Lalcko par l’ésotérisme, le monde de l’invisible, le « sur-concret » façon « Tu peux pas manger avec nous si t’as jamais vu des hommes se manger » ou encore « Toi qui étais doux comme les fesses d’un bébé, tu es devenu violent comme les intentions d’un pédé… et tu vas les enculer. » Vous souscrivez ? 

L : Ah elle passerait mal aujourd’hui la dernière que tu cites, là [Rires].

V : Sors pas le remix, hein ! [Rires]

L : En tout cas j’assume d’avoir des parti-pris tellement durs qu’ils se rapprochent du burlesque.

A : C’est comme ton morceau avec Esco où il dit « Me montre pas du doigt ou c’est la machette, tu vas jouer du tam-tam avec les coudes »

L : Ah ça c’est Esco. Lui et moi avions cet art-là de la punchline. Mais j’ai arrêté depuis un bon moment.

A : Pourquoi ? Tu séchais ?

L : Il y en a trop aujourd’hui. Quand l’extraordinaire devient ordinaire, est-ce que c’est utile de chercher à tendre vers ça ? Moi j’aspire à l’extraordinaire et pour moi, clairement, la punchline s’est tellement banalisée qu’elle ne peut plus être une finalité.

V : En ce qui me concerne je trouve qu’il y a à boire et à manger sur cette question. Il y en a qui veulent trop faire de la punchline.

L : Ça devient de la « Flunch-line » comme dit Atis… [rires]

V : Des fois tu saisis où le gars voulait en venir. Ce qui te désarme c’est la façon dont c’est tiré par les cheveux.

L : Et puis certaines lignes sont complètement déconnectées de la vie. Mais de quoi vous parlez ? Quand Esco parle de tam-tam avec les coudes, c’est visuel. Pareil quand moi je dis « Les mecs te tapent comme des percussionnistes »… Ou quand Esco lâche « Viens pas te plaindre que tu n’as pas de chaussures chez quelqu’un qui n’a pas de pieds. »

V : Ou quand Esco dit “Je vais tellement te défourailler le visage qu’on va te mettre sur le ventre dans ton cercueil. » [rires]

L : J’ai tellement rigolé quand il a sorti ça… Tu vois c’est ça qui est intéressant. C’est quand la phase matche avec le personnage. Esco il est comme ça ! Depuis tout jeune c’est un mec qui à la limite n’a même pas besoin de rapper pour te sortir des trucs comme ça.

V : Et puis le problème aujourd’hui c’est que tout le monde découpe tout le monde. Aujourd’hui, le moindre petit arriviste de 21 ans te tronçonne des gens dans une salle de bains… Sous couvert de l’artistique, les mecs oublient que cette odeur elle est proche.

Escobar Macson « Introçonneuse »

L : Moi je suis bien content de ne plus faire de phases comme ça.

V : Et puis les punchlines sont amalgamées à tort à la seule violence. Il y a mille autres ingrédients à mettre dans une punchline. Pour moi les plus grosses punchlines sont parfois d’une simplicité biblique…

A : Comme toi Lalcko quand tu parles de mettre « le rap français dans une position Savicevic-Guérin« , ça évoque un vieux PSG-Milan AC des nineties

V : Moi, de Lalcko, une phase comme “Je suis patient comme un piège« , ça me fait mon trajet, tu vois.

L : Aujourd’hui il y a trop de lines alors que les mecs n’ont foncièrement rien à dire. C’est de l’esbroufe alors qu’il faudrait du fond. Comme je dis dans le morceau « La pièce d’or » : « J’ai pas des punchlines, j’ai un discours. »

V : Ça vaut aussi pour l’humour. Il faut un angle et une distance pour se permettre de rigoler des choses. L’humour se teste et il dépanne. Beaucoup. Tu peux faire passer énormément de messages sous couvert d’humour. Je crois même que tu peux tout transgresser. Tu peux être homophobe, antisémite et misogyne – décidément. Mais il faut vraiment bien le faire. [rires]

L : La vérité c’est que tu peux être tout ça, mais il faut d’abord qu’on dise de toi que tu es humoriste. Il faut obtenir ce passeport-là. Je repense par exemple au clash Rohff-Booba-La Fouine. Il y avait des tweets de Michael Youn qui disait qu’il les prenait tous les trois, qu’il était en embrouille avec un dénommé Piou-Piou… Moi tu vois ça ne me fait pas rigoler, ça. C’est juste surfer sur une visibilité créée par d’autres. Ce n’est même pas de l’opportunisme. L’opportuniste, c’est le rappeur du gouffre qui vient aligner les trois alors que personne ne lui a rien demandé. Là les gars sourient. Au mieux.

V : Là tu arrives à la question des rappeurs gentils. Tout le rap gentil, là, ça ouvre des portes et ça donne de la légitimité. Tu as la preuve qu’il faut donner de l’amour.

L : Je ne rentre pas dans l’histoire du clash mais je me dis que les gars ont sûrement des raisons de le faire. Ce qui m’amuse c’est le phénomène autour. Certains se délectent que ça libère de la place. À la rigueur fais ton truc sympa et fais-toi connaître comme eux se sont fait connaître avec leur truc pas sympa. Aujourd’hui j’ai l’impression qu’il faut fumer les méchants pour asseoir le mec qui a le rôle du gentil. Pourtant certains méchants n’ont jamais fumé personne. Avec tout le recul que je peux avoir sur la carrière d’un mec comme Booba, c’est un mec qui n’a pas eu de facilités au début. Rohff et La Fouine eux aussi ont eu leurs difficultés. Chacun fait sa carrière. Il faut juger sur l’artistique.

[S’ensuit une nouvelle digression sur la médiatisation du clash Booba-La Fouine-Rohff, où il est question de l’interview de Booba accordée à l’Abcdr, de la France « pays des corbeaux et de la délation » et entrecoupée d’un conseil ORL de Vîrus : « Il faut dire aux gens quand ils ont des crottes de nez.« ]

A : Vîrus, tu sembles avoir trouvé ton binôme avec Banane. Et toi Lalcko ?

L : Moi il y avait surtout deux gars. Il y a Schlas pour le côté actuel, parce qu’il écoute des trucs qui sortent demain [Rires]. D’où ses prods sur « Immobiliare », « La Dope », etc. L’autre c’est Cris Prolific. Lui c’est davantage sur le côté mystique, des morceaux comme « Charpentier » et sa citation de Malcolm X, une version méconnue de Lumumba… Après ça j’ai rencontré Fred Dudouet. Au début ses sons me faisaient trop penser à Lunatic, et puis il m’a fait découvrir une autre palette de sons. C’étaient mes sons. Aujourd’hui il sait que je rappe en l’air donc il sait que des sons comme « Le cœur », c’est ma came.

Lalcko « Le coeur »

A : À propos de ce morceau, « Le coeur »… Tu peux m’expliquer ce que tu entends par avoir « le cœur gros comme le Pacifique Nord, l’Ukraine et la Biélorussie » ? J’ai essayé de relier les trois zones sur une carte, si tu peux m’expliquer…

L : Ahaha… Nan c’est une expression en camer. En gros c’est quand tu veux mettre une image sur ton ambition, sur ta dalle. Là je parle du climat et de l’eau. L’Ukraine et la Biélorussie ça renvoie au froid hivernal, tandis que le Pacifique Nord évoque le risque de noyade. Il y a aussi un couplet qui a sauté où je disais « le cœur comme la Papouasie. » Là c’était davantage pour le côté famille, le côté tribal.

A : Tu dis aussi « Le cœur comme le bœuf.« 

L : Le bœuf c’est gros. C’est tout. C’est comme quand je dis « le cœur gros comme un parapluie. » C’est de la dialectique typiquement africaine. Si on te dit t’as « le cœur comme un bateau », il faut imaginer le mythe que peut représenter un bateau pour quelqu’un qui n’a jamais vu la mer… En fait je voulais qu’Esco me suive sur cet axe d’écriture-là car c’est typiquement camerounais. Peut-être qu’un Camer aurait compris ce slang-là. Il est parti sur autre chose et la vérité c’est que je suis très content du résultat final.

A : Tu as d’autres exemples de cet « axe d’écriture » comme tu dis ?

L : Sur le morceau « Prestige et collection ». C’est pas « Frais comme un glaçon. » C’était « Frais comme un poisson. » Puis je me suis dit, dans la vision occidentale, le poisson ça pourrit. En Afrique un poisson, ça sort de l’eau et ça part à la braise tout de suite. Un Africain dit « Frais comme un poisson. » Donc le glaçon cadrait mieux.

A : Lorsque j’écoute « Strong » chez l’un, je repense à « #31# »  ou « L’ère adulte » chez l’autre. Visiblement vous n’êtes pas sur la même grille de lecture de la vie de couple…

V : Je suis un peu plus jeune que lui, hein [rires].

L : C’est différent, c’est différent… Nous n’avons pas deux visions qui s’opposent. Nous avons juste deux vies différentes.

V : Il faut sortir du jugement. C’est comme quand tu arrêtes de fumer, tu ne comprends pas que les autres continuent.

L : Moi j’ai vécu seul très tôt. Je suis très vite devenu chef de famille, très vite devenu chef d’entreprise…

V : Tandis que moi non [rires].

L : Vîrus lui a sans doute fait différemment. Moi par essence je suis clanique. Mon « je  » est un « nous » jusqu’à ce que ce « nous » devienne mon « je ». Un rappeur comme Nas, quand il est sorti de Queensbridge, ça me parlait moins. Je suis un peu comme Game of Thrones avec les Stark et les Lannister. On est soi mais on appartient à un univers. Vîrus c’est le processus inverse. Il vient d’un univers qu’il ne nie pas, qui tourne autour de sa vision et de ses expériences.

V : C’est pas les mêmes vies, c’est tout. Des gens pourraient nous opposer en prenant des trucs super terre à terre.

L : Tu prends nos chansons, rien ne nous rapproche. Tu prends nos vécus, vu de loin rien ne nous rapprocherait. Et pourtant…

V : Ça matche quand tu assumes qui tu es. Moi j’ai un problème avec la notion de groupe. Pourtant j’ai grandi en groupe. Mais c’était un rapport chelou au groupe. Nous trainions en meute mais avec zéro sentiment les uns pour les autres. En gros c’était « Les gars on est ensemble mais c’est parce qu’on n’a pas le choix hein » [rires]. C’est parce qu’il y avait personne d’autre et c’est limite si on se volait pas entre nous.

A : C’est un groupe cérébral, une somme de solitudes…

V : Oui. En tout cas c’est une entité dont chaque membre te rappelle « Oublie pas d’être seul mon gars. » Au final c’est pas plus mal [sourire].

L : Moi c’était l’inverse. C’était des groupes ou chacun est complété par les autres. Tu abandonnes tout pour être un groupe. Et quand tu sors de ça, ta peau est dure. Tu peux aller te battre contre les adversaires. En revanche tu n’es pas préparé aux guerres intestines. Le moindre petit coup de lame te provoque une douleur de ouf parce qu’il vient de derrière…

V : Oui et puis il y a les personnalités aussi. Le groupe va t’influencer mais il ne changera pas complètement qui t’es.

L : Ça c’est pas partout. Il y a des gens qui…

V : Oui mais quand je dis ça, chacun mesure jusqu’où il est prêt à se donner. Il y a des gars dont tu sens que c’est trop tard. Ils ne peuvent plus faire demi-tour. Ils ne s’appartiennent plus. J’ai des potes qui ont mal vécu le fait qu’un jour je puisse dire « J’ai un pote. » Pourtant c’est plein de contradictions tout ça. L’important pour moi c’est comment tu étais avant les rencontres. C’est quand t’es pré-ado ou ado que ça se joue. Pas à sept ans.

L : C’est là que c’est différent. A sept ans, en Occident, t’es seul. Nous à sept ans on était en groupe.

A : Tu en parlais dans « Vilakazi »…

L : Mais oui ! On était en groupe. Chaque midi nous allions manger chez les parents d’un pote puis chez les parents d’un autre. Ma mère faisait parfois à manger pour tous mes potes. Nous étions certes dans un quartier populaire mais il y avait toujours de la place autour de la table.

V : Tu vois, je connais des gens qui ont eu ces parcours-là. Eh bien il n’y en a pas beaucoup qui ont l’ouverture d’un Lalcko. Moi aussi à un moment j’ai donné dans la vie de groupe, les mélanges de sang, les sports co, tout ça. Et puis à un moment j’ai envoyé péter tout ça.

L : À ce propos justement… Là où Vîrus m’énerve c’est que moi je fais plus que m’intéresser au sport. Vîrus lui il a fait du foot à un très bon niveau et il déteste ça !

V : Le parallèle avec la musique est intéressant. Tout se rejoint. Pourquoi j’ai cut le foot ? J’ai été en concurrence avec Mathieu Bodmer pour intégrer l’équipe de Normandie. Nous étions les deux n°10 et il y avait une seule place. Il m’a mis un crochet – ‘fin pas un crochet, the crochet – et c’était comme en rap quand tu te prends une phase qui te calme… Après, je dois admettre que le mec avait clairement un potentiel de professionnalisation. Moi quand je mettais un but, même si c’était pleine lulu, je ne ressentais et je n’exprimais rien. Mais rien. Je me retournais et je regagnais ma place dans le rond central. Limite autiste, tu vois ? [rires] L’autre dégageait une vraie confiance en lui. Quelque part la carrière qu’il a eue est complètement méritée.

L : Tu retrouves un peu le même truc dans le rap. T’as des mecs qui s’applaudissent et d’autres qui tracent leur route. Moi j’ai tracé ma route, mais combien de fois des mecs même reconnus sont venus me voir en scred pour me dire qu’ils kiffaient ce que je faisais.

V : C’est pas une impression. Moi Kolal je l’ai déjà appelé plusieurs fois. J’ai dit « Lui ? Voleur », « Lui, voleur », etc.

L : On s’inspire tous de quelqu’un hein [sourire]

V : Pourquoi on appelle une papinade une papinade ? Parce que c’est Jean-Pierre Papin qui l’a fait. Tu vois ce que je veux dire [rires] ? Grosso modo, j’ai commencé à m’intéresser et à bidouiller pile-poil quand j’ai arrêté le foot. Et je respecte les Bodmer à mort. Après tu fais le parallèle avec l’aspect musique. Dix ans après, j’ai recroisé un type qui me dit « T’as fait le con. Au moins t’aurais été en CFA, ça aurait été ton taf. » Il y en a qui m’insultent de ne pas avoir poussé plus loin !

L : Pareil pour moi dans le son. Des gens me demandent pourquoi j’arrête. En Afrique les mecs me disaient « Lâche pas ! T’es le seul qui parle de nous ! » Tu sais il y a eu un tournant en 2007. Avant tout le monde parlait de sa ville et de son quartier mais pas de ses origines. Quand tu parlais de Sankara, les gens tiltaient pas. Moi, quand Thomas Sankara est mort, j’ai pleuré. J’ai pleuré car tout le monde chez moi pleurait ! Ce sont des personnages, des moments de l’histoire africaine. Et ça fait partie de moi alors je me suis dit que j’allais faire comme tout le monde et apporter un peu de ma personnalité. J’ai commencé à distiller toutes ces références, du lingala…

A : Le morceau « Raw »…

L : Voilà. Quand j’ai tourné « Lumumba » au Cameroun avec Raphael Aupy et Alexandre Da Silva de Paris Pixels, Mc Tyer tournait le sien « 93 tu peux pas test » à la même époque. Le clip de « Lumumba » a beaucoup tourné en Afrique de l’Ouest. Pour te resituer, les mecs voulaient se filmer au pied des deux ou trois immeubles qu’il y avait dans la ville histoire de faire comme en France. Le clip de « Lumumba » a montré autre chose. Les mecs ont vu leur paysage valorisé. Mes réals n’étaient pas des Camerounais et moi j’étais originaire de là mais je n’y vivais pas… Le clip de « L’argent du Vatican » ça a été pareil mais en France cette fois. Les mecs m’ont dit « Donc c’est là que tu as habité ? C’est donc ça ton univers ? Combien vous êtes dans un immeuble ?« , etc. Tu sais, pour beaucoup de gens, la culture de l’immeuble c’est une marque d’évolution. Il y a des pays où tu as un étage maxi. A l’inverse en Asie t’as des buildings qui hébergent autant de résidents que tout Montrouge… [À Vîrus] Enfin bref, moi personne ne m’a demandé si je ne regrettais pas de ne pas avoir joué en CFA, hein [rires].

V : Dans la création nous sommes à notre rythme. C’est pour cela par exemple que ça fonctionne aussi bien visuellement avec un mec comme Tcho. Pour moi se structurer c’est presque anti artistique. Mes vraies envies et convictions sont liées à des choses fortes. Avant, tu m’offrais une bouteille de whisky, je venais en courant. Depuis que j’ai arrêté de boire la scission est brutale. J’en reviens presque à qui j’étais avant mes 13 ans… J’observe les gens. Il y a des gens qui se disent potes alors qu’on se connaît depuis un mois. Un mois, les mecs ! Pareil, quand les EP sont sortis, tout un tas de gens m’ont demandé si je me considérais comme faisant partie du renouveau du rap. Mais de quoi tu me parles ? Moi mon kif est différent. Juxtaposer des noms, ça ne m’intéresse pas. Je réfléchis. Les pistes sont brouillées. Déjà quand t’es blanc, il y en a que ça arrange, il y en a ça les fait chier.

« Aujourd’hui la crédibilité vient de la visibilité. Là où ça me pose problème c’est lorsque cette visibilité est accordée à des gens qui ne sont pas crédibles. »

Vîrus

A : Marrant parce que toi Lalcko dans un morceau tu disais « Être noir c’est déjà un acte militant. » Toi Vîrus tu pourrais le dire aussi avec le mot blanc…

L : Vîrus c’est un personnage. C’est pas un rappeur blanc. Moi j’ai un problème avec les rappeurs qui revendiquent leur couleur, qu’ils soient blancs ou noirs. Pour moi c’est la culture que tu dois mettre en avant, pas la couleur. Je suis un Noir et en plus je suis un Africain. J’ai vraiment du mal avec les mecs qui commencent par mettre en avant leur couleur. Je m’en fous de ton écorce, montre-moi plutôt ta sève !

V : La blancheur tu la retrouves dans le concept de rappeur propre.

L : Pour moi le pire ce sont les rappeurs javellisés et il y en a plein chez les Renois !

V : Parce que toi Lalcko on va dire que t’es même pas un Renoi. T’es un sur-Renoi ! De par qui t’es, il y a des Renois qui doivent se sentir plus blancs que blancs devant toi.

L : Moi je suis d’origine africaine et j’ai la culture française et la culture américaine. Accepte le puzzle ! Regarde les animateurs télé : il y en a plein qui sont nés en Égypte ou en Tunisie, et ça se sent dans leur façon d’aller vers les gens. Claude François est né en Egypte et y a grandi jusqu’à ses 17 ans. Il a forcément pris des choses dans les rues de son enfance. C’est comme quand le rap français a vu arriver Despo. Moi Despo je l’appelle l’Aftermath. C’est un peu comme Mystik quelques années avant… Juste après le passage de ces mecs, tout le monde s’est mis à rouler les « r » et j’ai trouvé ce mimétisme dommage.

V : Aujourd’hui t’as des mecs qui portent des casquettes Lacoste qu’ils ne portaient pas il y a quinze ans. Nous c’était un truc qui se volait ! Jamais ces mecs-là ne les auraient portées à l’époque. Aujourd’hui tu as des mecs de vingt piges qui te racontent l’histoire du pe-ra, comme quoi le meilleur album de Jay-Z serait le premier, etc. Mec, t’étais en poussette à l’époque !  Moi plus ça va plus mon plus grand respect va aux mecs qui ont su rester en retrait.

A : Ça rappelle le remix de « La cavale » qui clôt l’album de Lalcko, où des mecs qui ont ce profil prennent le mic à tour de rôle…

V : C’est ça. Quand tu compares le niveau de ces mecs avec celui de personnes érigées en porte-drapeau, tu flippes presque. Pour moi, tu ne te fais pas une culture en six mois. Il faut savoir rester à sa place. Aujourd’hui la crédibilité vient de la visibilité. Là où ça me pose problème c’est lorsque cette visibilité est accordée à des gens qui ne sont pas crédibles.

A : Là c’est à nous médias de balayer devant notre porte…

V : Écoute, il y a médias et médias. À la rigueur je préfèrerai toujours parler avec toi ou avec un blog qui fait 23 vues mais qui témoigne d’une réelle exigence éditoriale, que de m’afficher sur un truc grand public où les questions restent en surface et où de toute façon personne n’écoute tes réponses…

L : J’ai beaucoup de mal avec le jugement, a fortiori quand il émane de personnes qui ont moins creusé le sujet que toi. Il faut de l’humilité et savoir s’assumer.

V : Et puis n’oublie jamais que c’est un luxe de malade de faire tout ça.

L : L’important c’est l’authenticité. Tu ne réponds pas à des codes précis, sinon aux tiens.

V : T’as des mecs, il y a un tel décalage entre le personnage qu’ils incarnent dans leurs morceaux et celui que tu devines en écoutant l’interview… Faut pas s’inventer des histoires. Moi j’ai plutôt tendance à minimiser des trucs. Des gens miment des gestes de coups de couteau, mais combien de coups de couteau t’as mis dans ta vie ?

L : Parle concret et simple. Tu as des mecs aussi qui croient que le seul bon canal c’est le leur. C’est terrible parce que quand tu te souviens d’où ces mecs viennent, tu sais que ce n’est pas naturel et en plus ça se voit.

V : C’est dur hein d’essayer de trouver le juste milieu entre le mec en galère et le spectacle, la fanfaronnade, l’esbroufe.

L : Mais d’accord avec toi Antho : chacun doit balayer devant sa porte. Si les médias sont un miroir et que nous n’en avons pas encore de super forts, c’est peut-être que nous aussi ne sommes pas encore super forts.

V : Tu as aussi tous les faux modestes. Et je me demande si c’est pas eux les pires. Quand je parle avec eux je me mets une barrière… Bref c’est dur de s’entendre dans tout ce bordel ! C’est rare les gars comme Lalcko avec qui je prends un vrai plaisir. Tu sais des fois je me dis que je vais finir tout seul [rires]

L : Moi j’ai plusieurs angles. Pour moi il faut que le rap accepte sa mutation ou qu’il meure. Il faut s’éloigner du jeu ou il faut le dominer. Nous pouvons devenir quelque chose de maîtrisé mais il faut des leviers. Si l’Abcdr levait des fonds et devenait un média à part entière façon Inrocks, ça aurait cet effet de levier. Les petits rappeurs se verraient dans un plus grand miroir, donc ils rêveraient plus grand. Nous sommes dans la culture, pas dans le commerce. Regarde Sexion d’Assaut : c’était facile de les insulter quand ils étaient à 120 000 ventes. Maintenant qu’ils sont à 700 000, c’est l’intérêt de tout le monde qu’ils rejoignent la famille du rap. Pourtant entre 120 000 et 700 000 leurs chansons n’ont pas changé. Le problème, c’est quoi ? Le problème c’est qu’en France les artistes ne vendent pas. 1995, gros buzz médiatique ? C’est 30 000 ventes. C’est moins que Kaaris en trois chansons… Que nous reste-t-il, alors ? Il nous reste la création, la trace. Car cette musique est écoutée.

V : C’est là que l’aspect live prend une dimension de malade.

L : Complètement. Regardons l’impact que cette musique peut avoir sur la société française. C’est une forme de résultat chiffrable et monétisable, sur lequel nous pouvons réellement gagner de l’argent. Mais pour cela il nous faut de plus gros médias comme Les Inrocks ont su le devenir pour le rock.

V : Les Inrocks, je les ai découverts en 2011. Faut savoir que je suis d’une inculture de malade.

L : Ils ont réussi à durer comme Skyrock.

V : Des médias hors rap aussi sont venus vers nous. Ces médias existent. Nous ne sommes pas complètement dans leur cœur de cible mais au coup par coup ils savent faire leur petit écart. En terme de papier, le rap reste l’exception mais cette exception a quand même la couleur de la bonne conscience.

L : Je ne te rejoins pas tout à fait sur ce dernier point. Prends un site comme Booska-P. Lui aussi il a une couleur. L’Abcdr a une couleur, et pourtant rien n’est figé.

V : Tu sais des fois je trouve que les journalistes sont trop gentils. Qu’est-ce que tu trouves à lire, en termes de critique rap ? Des chro où le mec aime et le reste est zappé. Je pense clairement que des fois il faut savoir défoncer les gens. Il y a des projets, il faut les déchirer. Pour le bien des auteurs des projets, hein, pas pour que ce soit un défouloir pour le journaliste – là c’est encore un autre problème. Il y a beaucoup de disques qui sortent. Faut dépasser le prisme pe-ra et tendre vers le prisme humain. T’as des gars qui ne racontent rien mais qui le font bien…

L : La musique ne raconte pas tout. Le contexte est important. Pour moi, plutôt que de juger, il faut que la presse se situe dans l’analyse. Regarde le défouloir qu’est devenu YouTube. Moi si je me remets dans le jeu, je désactive les com. Je préfère être chroniqué par des gens qui savent le faire.

V : C’est devenu tendu. Il n’y a pas de modération. Regarde les films : le mec il bosse des années et le gars le détruit en une seule phrase. Pour autant, je trouve que ça permet aussi de faire ressortir des choses qui n’auraient pas pu être dites par un autre canal. Il y a des commentaires qui sont intéressants.

L : C’est vrai que dès lors que tu laisses les gens s’exprimer librement, il y a quand même un avis général qui se dégage.

A : Vieux débat : est-ce que l’anonymat ne favorise pas la lâcheté ?

L : Je viens du karaté. J’aime bien me relever et regarder les gens en face. Il faut parler d’intégrité journalistique. Il existe en France des émissions où les journalistes t’assassinent à l’écrit puis te remettent une couche sur le plateau télé. Ça me procure des sentiments ambivalents : quelque part le mec assume ses écrits et ça c’est bien, mais d’un autre côté c’est aussi pour faire de l’audience… Mec, essaie de faire ça au Cameroun. Juste pour voir [rires].

V : Quand on t’encense, c’est pire. J’ai dit ça l’autre fois à Nico de l’Abcdr. Il m’avait mis dans les albums de l’année 2011. Je lui ai dit que ça ne me rendait pas du tout service [rires].

L : Toi t’es pas fait pour ça.

V : Tu sais, j’ai essayé de vivre sans Internet pendant quelques mois. Je me suis assis comme ça et je me suis demandé ce que je foutais là. J’ai eu l’impression de perdre vingt ans… Viens dans ma barre de recherche Google et dis-moi si tu ne me trouves pas chelou. Des fois je tape des mots comme « schisme » et de là je rebondis de lien en lien. Est-ce que c’est pour autant de la culture ?

L : Il manque le body language par rapport au message des profs de l’école. Il manque le geste et le ton. Ça fait toute la différence. Marquer un arrêt quand tu sais que c’est important. Les concepts tu les effleures mais tu ne les imprimes pas car il n’y a pas eu le travail de transmission… C’est d’ailleurs ce qu’on disait sur l’anonymat. Et aussi sur le fait de se plaindre. À une époque, avoir trente ans dans le rap c’était être vieux. Maintenant que beaucoup ont atteint cet âge… Tu sais, cette posture, c’est comme appeler la fin. S’il est vrai qu’à chaque minute tu te rapproches de ta mort, tu n’en n’es pas plus loin que quand tu es né. Est-ce que la vie doit être vécue dans le culte de la mort qui arrive ? Je ne pense pas.

V : Il y a toutes les petites morts. Tu te tues un milliard de fois dans ta vie. C’est comme les sportifs… Les mecs savent qu’ils vont dans un truc éphémère.

L : Quand tu es sportif, tu as des angoisses sur le tard. T’es tellement concentré sur l’étape d’après. Arrêter, c’est quitter une vie militaire pour entrer dans une vie civile. Laisse tomber, les sportifs de haut niveau ne sont pas avec nous.

V : Ils ne savent plus quelle vie est la bonne. Prendre le risque de vouloir monter, c’est prendre le risque de sombrer plus profond. C’est ce qu’on disait tout à l’heure. Moi j’ai toujours eu l’impression de vivre en in extremis.

L : Vivre en in extremis… C’est un ouf ce mec [rires].

V : La question qui pour moi domine toutes les autres c’est : est-ce que la vraie finalité de ma vie se situe au bout du chemin dans lequel je me suis engagé ?

L : J’ai eu conscience tard que j’étais dans l’industrie du spectacle. Si je l’avais compris plus tôt, j’aurais fait du spectacle. Si j’avais voulu être hustler j’aurais vendu de l’eau à une baleine comme Jay Z. Tu as des gens qui partent du divertissement pour faire passer un message. Quand j’ai commencé, quelqu’un de ma famille m’a demandé pourquoi je n’apprenais pas à jouer d’un instrument. Je lui ai répondu : « Tu me vois suivre des cours alors que cette musique est faite pour moi ? » Avec le recul des années je me dis que ça a peut être été la plus grosse erreur de ma life. J’aurais peut-être alors appris à jouer de la basse. Mais, encore une fois, je n’avais pas conscience alors d’être dans le spectacle.

V : Des fois les gens n’osent pas t’imposer des trucs. Du coup c’est tout seul que tu prends conscience des choses, et notamment des occasions que tu as manquées.

A : « Arrêtez de vivre en mourant, mouillez-vous, profitez pas de la pluie pour chier dans le torrent » disais-tu dans un morceau, Lalcko…

L : J’ai retenu la leçon. Aujourd’hui par exemple, vis-à-vis de mes autres activités, je veux prendre des cours de droit. De ce côté-là, quand je vois les quinze ans qui se sont écoulés, je m’aperçois que, oui, j’ai vécu en mourant. Chaque matin est un début. Tu sais, on a tellement dit aux Américains qu’ils ne savaient rien que c’est eux aujourd’hui qui sont les plus décomplexés dans la recherche du savoir.

V : Ici il n’y a qu’une dimension. La réussite c’est aussi de ne plus rien faire.

L : C’est facile aujourd’hui de jouer au cérébral, au philosophe. Combien de gens sont tombés dans la dictature du travail soumis ? La clé de l’épanouissement, c’est dans le travail choisi.

V : Moi mon corps ne supporte pas le travail. J’ai essayé hein !

L : Il n’y a pas de petit travail. Bosser pour quelqu’un c’est aussi un moyen de s’épargner les tâches qui incombent à un patron. Je recherche un truc où je peux m’épanouir. J’ai les moyens de ne plus me mettre de limites. Tout ce ghetto cérébral, j’en ai explosé 90 %.

A : Et toi Vîrus pour paraphraser un de tes morceaux, t’as toujours l’impression depuis l’utérus de taper l’incruste ?

L : Il a écrit ça lui ? [rires]

A : Oui dans le morceau « L’incruste ».

L : C’est un ouf ce mec. [rires]

V : Non mais t’sais moi j’essaie d’explorer. Tu sais par exemple que je m’octroie régulièrement cinq minutes pour réfléchir à la question de la poule et de l’œuf ?

L : Wallaye t’es un ouf… [rires]

V : Je dis juste cinq minutes parce que je sens que ça je n’y arriverai jamais, mais j’essaie vraiment de tout comprendre. Le problème c’est quand ça devient un plaisir. C’est pour ça que j’ai un rapport et à la société et à l’ennui qui est particulier.

L : Tu fais partie des gens qui aiment s’ennuyer, toi.

V : Quand je te dis que je fais mon trajet avec une affiche, c’est surtout que je vois que dans ma tête je suis un vrai gamin. « L’incruste » c’est se sentir à sa place ou pas. J’ai un rapport super noir ou super blanc. Et le dark truc, je vais te dire ça sert à rien. Un Lalcko, pour moi, c’est du carburant.

L : Moi je ne m’ennuie jamais. C’est africain de rester cinq heures sans rien faire. Ici c’est perçu comme étant chelou. Des fois je suis bloqué devant la télé éteinte – c’est mon émission préférée [rires].

A : C’est l’état de satori. Zazen, centré…

V : Moi quand je vais chez les gens, les gens cherchent toujours à m’occuper. Mais laissez-moi, je n’ai besoin de rien, moi ! Le seul truc avec lequel je ne suis pas à l’aise, ce sont les blancs dans la conversation. Alors que pourtant je devrais. De zéro à treize ans je ne parlais pas. J’avais l’air chelou… Après ça allait mieux : j’ai commencé à parler… mais pas aux gens. Je me parlais dans ma tête. Du coup j’avais l’air encore plus chelou.

L :[Aparté] Je t’ai dit, c’est un ouf ce mec.

V : Des fois je me retrouve seul dans une pièce et d’un coup je me dis « J’suis un ouf ! » Des fois je fais des pas de danse, ou je parle. Je me dis : « J’suis un ouf. »

L : Mec… [rires]

V : En fait j’ai besoin d’être seul pour réfléchir. T’associes finalement une image à ça : un vieux fumeur de pipe, un ermite sur une montagne, un vieillot dans un trou qui s’en fout un peu de la life. Un mec qui réfléchit, quoi.

L : Ahaha… Non mais ce mec il m’a tellement fait rigoler dans ma life… Tu parles mais pas aux gens en fait ? [rires] Tu jactes, mais tout seul ? [rires]

V : Tu fais gaffe à mort et t’es super lucide sur ton truc en fait. Tu te dis « Ils vont me prendre pour un ouf. » Mais l’écriture ça vient aussi du fait qu’à un moment faut bien que tu parles à quelqu’un [rires].

L : J’ai un petit frère qui est comme ça. Il parlait pas mais il kiffait le son. Un jour on était à table. Gros repas de famille avec les darons, les cousins, les neveux. On était nombreux. Lui il parlait pas, personne le calculait. Et d’un coup il se met à gueuler « Seine-Saint-Denis Style, reprends ton gilet pare-balle ! » [rires]

V : Mais c’est ça ! [rires] Le mec il était à son concert dans sa tête !

L : Mais complètement. En fait le gars il était sur sa fréquence depuis le début… [rires]

V : Et la nuit il parlait ou pas ?

L : Non il ne parlait pas la nuit. Pourquoi toi tu parles la nuit, en plus ? [rires]

V : Ouah moi ça m’a fait de gros problèmes [rires] ça ! Parce que j’ai essayé de vivre avec quelqu’un hein ! Quand tu te réveilles tu vois l’autre qui te regarde, tu lui dis « Eh t’es chelou toi ! » Et là elle te répond « C’est toi qui es chelou, t’as jacté toute la nuit ! » [rires]

L : Moi ça ça a fait partie de ma paranoïa à un moment. Je parle pas la nuit mais il y a tellement de trucs que je coffre. Faut pas que je parle. Ce n’est que récemment que j’ai accepté l’idée de ne pas m’endormir le dernier en voiture ou en avion…

A : Vous vous connaissez depuis 1997, 1998…

V : Non plus tard. Moi j’ai raté un passage… Mais je pense que c’est plutôt 2000-2001. Hein ?

L : Ouais dans ces eaux-là.

A : Mettons une quinzaine d’année alors. Du coup comment vous voyez-vous dans quinze ans ? Est-ce que l’histoire de l’œuf et de la poule sera résolue ?

L : Moi je ne me projette pas.

A : Comment tu verras Vîrus ?

L : Je ne lui souhaite pas la réussite car ça peut être destructeur. Je lui souhaite de vivre sa réussite sans que ça n’endommage ses fondamentaux. Je suis convaincu qu’il va faire quelque chose. Après sous quelle forme ? Ce que je sais c’est que dans la musique ils ne sont pas nombreux comme lui. C’est un mec correct. Il fait partie des personnes que les gens doivent entendre. Après la vie nous traverse. Il y a d’autres personnes à qui je souhaite de changer.

V : La vie est simple. Les besoins sont simples. Moi quand je discute dans une caisse avec Lalcko, quand je repars, je suis nourri.

L : Aujourd’hui c’est peut-être la première fois que nous discutons aussi longtemps.

V : Pour moi les besoins vitaux ils sont là, dans ces discussions.

L : Moi je suis préparé pour la fortune parce que j’ai travaillé pour. Et je suis préparé pour la misère car j’ai travaillé pour. Je n’ai pas besoin de grand chose. Ce que je gère surtout c’est l’impact sur l’entourage. T’es pas obligé de tremper le bras jusqu’à l’épaule dans l’argent pour être heureux…

A : Et toi Vîrus, comment tu vois Lalcko dans quinze ans ?

V : Lalcko ? Assis.

L : [rires]

V : … avec un cigare. Allumé ou pas. Non même pas : tu le fumes pas mais tu le changes [sourire]… En fait j’espère qu’il conservera son rapport à l’écriture. Quand je dis assis c’est dans le sens padre, calme, serein. C’est pas quelqu’un que je vois courir ou sauter. Dans sa zic-mu il y a la dimension « shoot dans la Bentley » mais aussi posé… Ses ambitions sont faites pour l’asseoir, au propre comme au figuré. Rien que les titres de ses morceaux déjà : « Victorieux », « Le prix de l’ambition »… Le mec il est tendu vers ça.

L : Il y a des gens qui me traitent de mec de l’UMP quand je suis en rendez-vous. Pour moi c’est un mouvement en mouvement comme je dis dans « L’esprit des rois ». Le but à l’arrivée c’est qu’il y ait de moins en moins de gens dans nos têtes.

V : Ouais.

L : Je préfère échouer dans la musique que dans mes affaires. Rentrer en Afrique, pour moi, c’est une victoire, pas un échec. Le rap est un jeu, l’imperfection une qualité. Le disque d’or ? Même s’il arrive il ne sera qu’un chemin, pas une destination.

V : Pour ma part je crois aux prédispositions. Réfléchir doit permettre d’aboutir. C’est comme la phrase : « Il serait intelligent s’il était pas con. »

L : Moi c’est ce qui m’a poussé à ne pas miser que sur la musique. Parce qu’au final quel est l’impact de ma musique sur la société ? C’est le diamètre d’une balle, pas plus… Après c’est à moi de me servir de ces expériences pour mes autres activités. Car la vie continue.

V : La clé je crois est de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Parfois je me sens grave à l’écart du bordel. Tu sais, ce ne sont pas que des kifs quand tu te lances dans un projet où tu veux tout concentrer en peu de morceaux. Au fond je crois que c’est juste un prétexte pour finir par se rencontrer. La preuve.

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  • BrotherMekki,

    Merci pour cette interview, c’est une des meilleures que j’ai lu tous médias confondus.