La Canaille : « L’émancipation, c’est hyper dur à aller puiser »
Interview

La Canaille : « L’émancipation, c’est hyper dur à aller puiser »

À l’époque de leur premier album, on avait dû se contenter d’un échange par écrit. Mais comme La Canaille, on est du genre persévérant et on aime le direct. Un nouveau disque, un dictaphone et une tournée de bières, c’est ce qu’il nous fallait pour parler de Par temps de rage, un album au nom bien choisi.

et Photographie : Draft Dodgers

Abcdr Du Son : À l’occasion de ce deuxième album, la présentation officielle du groupe a été rédigée par Olivier Cachin. Comment vous êtes-vous connus ?

Marc : On s’est rencontrés lors d’une tournée pour le CCAS [Caisse centrale d’activité sociale, le comité d’entreprise d’EDF – NDLR], qui organise des tournées dans des camps de vacances. C’est un peu surréaliste les concerts en CCAS : c’est gratuit, les gens vont et viennent, en tongs… ou des fois tu te retrouves sur des pistes de ski ou les gens sont là à taper de la raclette… On était partis pour deux semaines de tournée itinérante, et lui faisait l’ « approche » auprès du public pour expliquer l’histoire du rap avant notre concert. Il faisait une introduction sur le mouvement, ses origines et ses évolutions. Il commençait par The Last Poets et finissait par La Canaille – évidemment c’était une super intro. Du coup on a passé quinze jours ensemble 24h sur 24, il dormait dans les mêmes endroits que nous, bougeait avec nous… C’était comme un nouveau membre de l’équipe quoi ! Ce qui fait qu’à la sortie de l’album, quand on cherchait quelqu’un pour faire la bio, comme il nous connaissait bien et qu’il nous avait vus dans plein de configurations différentes, ça coulait de source que c’était lui le mieux placé.

Walter : C’est notre copain, c’est un plaisir. On a vécu pratiquement un mois 24h sur 24 ensemble, donc forcément… Au début on se « regardait » un peu comme ça, on était curieux les uns sur les autres, et on a découvert le personnage. Et puis ce genre de concerts, c’est vraiment populaire quoi !

A : Justement, comment ils vous ont trouvés, le CCAS d’EDF ?

M : Lors d’un concert. C’est des gens qui se baladent sur les routes, de concert en concert. C’est un gros employeur sur le plan artistique, pour les intermittents du spectacle. Ils trouvaient qu’on collait bien à leur développement culturel, sachant qu’ils ont une vraie politique culturelle, on a été agréablement surpris : c’est vraiment poussé, notamment pour ouvrir les employés à une culture à laquelle ils n’auraient pas forcément accès dans la vie de tous les jours.

On a fait trois séries de concerts pour eux en tout. En général ils programment pas trop de rap, mais ils avaient été touchés par notre musique et nos textes. Mais ils se sont dit que pour amener ça à un public de non connaisseurs, il fallait une petite intro. Cachin en plus était en pleine actu avec Michael Jackson puisqu’à l’époque il sortait sa bio. C’était une bonne façon d’introduire le groupe à des néophytes, qui pour la plupart n’avaient jamais assisté à un concert de rap. Et pour nous ça donnait un truc super intéressant.

W : Et puis le CCAS ils sont pas radins du tout, ce qu’on a fait avec eux ça nous a permis financièrement de sortir le premier album.

A : Et ces introductions d’avant concert, vous avez senti la différence, ça met les gens en confiance ? 

M : En tout cas il a été très fort : sans notes, sans rien, ses interventions étaient hyper vivantes. Et puis il a bien remis en contexte notre rap à nous, en montrant toutes les facettes du hip-hop, et pourquoi nous on faisait partie de la facette, disons, militante, et « live ». On ne passait plus pour des extraterrestres quand le concert démarrait.

A : Tu penses que ça pourrait marcher avec d’autres groupes, plus brutaux, plus « cliché » disons ? Ou bien il y a eu une alchimie spéciale entre vous ? 

M : Je pense qu’il a eu une affinité particulière avec nous et notre son, qu’il a trouvé ça frais, avec de l’originalité sur le plan musical, un effort dans les textes… Au final je pense qu’il était content de participer à un projet avec nous, que quelque part ça redorait un peu le blason du rap.

W : Disons que c’est indispensable qu’il y ait des groupes comme nous, qui poussons un peu le texte. Et en même temps c’est un mec hyper ouvert, il fait souvent l’éloge de Booba… Il kiffe quoi. C’est ça qui est impressionnant chez lui, il a pas de barrière.

A : Et c’est quelqu’un qui vous a mis dans le bain, à l’époque de « Rapline » ?

M : C’est clair ! Rapline pour moi ça a été les sources du hip-hop à la télé. J’ai grandi avec ces émissions, à regarder les interviews des nouveaux rappeurs, à aller guetter les sorties de skeuds… Quand on s’est croisés, quinze ans plus tard, ça m’a fait rigoler. C’est un mec que je respecte énormément parce que j’ai été impressionné par sa culture musicale. C’est un vrai personnage. Quand le mec te dit qu’il connaît le mouvement, il le connaît date par date, c’est une bibliothèque vivante. Après vingt ans de rap, il a toujours la flamme, il se tient toujours au jus des nouveautés qui sortent, et il ne tarit pas d’éloges sur ce mouvement, alors qu’on aurait pu croire qu’il aurait fini par être blasé. C’est un passionné. Mais c’est une rencontre humaine avant tout, comme tous ceux qui collaborent avec nous : il faut d’abord ça. Et après, deuxièmement, que ça ait du sens.

A : C’est le rap qui vous a mis à la musique ?

W : On n’est pas venus par le même chemin…

M : On a chacun une histoire différente. Moi je suis un enfant du rap. C’était la musique des grands frères de la cité, avec aussi la funk qui commençait à passer de mode [Rires]. C’est le rap qui m’a amené à la musique, d’abord le rap français et ensuite le rap américain. Des albums comme Authentik, De La Planète Mars ou Le Futur, que nous réserve-t-il ?, je les ai fait tourner et tourner, je les ai même brûlés. « Les tams-tams de l’Afrique », tout ça, c’était des morceaux hyper forts. Et cette direction politisée, j’avais soif de ça. Je me disais : quelle insolence, c’est des mecs qui n’ont pas fait d’ « écoles », ils viennent de la rue, et en même temps ils ont vrai discours politique, mais mis en musique, avec tout le groove qui va avec… C’est ça qui me plaisait.

A : Plus généralement, vous glissez des petites références détournées, par exemple à « Demain c’est loin » ou « Le chargeur est surchargé »…

M : Ouais, c’est des petites dédicaces, pour des phrases qui ont marqué l’histoire du rap. « Demain c’est loin », pour moi c’est une des plus belles chansons qui aient été écrites sur le quotidien des quartiers : chaque fois que je la réécoute elle a toujours pas vieillie, la réalité qu’elle décrit c’est toujours aussi juste. Et puis « Le chargeur est surchargé« , je trouvais que la formule était bien, j’avais adoré le premier maxi de La Brigade. C’est des petites dédicaces pour les mecs qui connaissent le rap depuis le départ.

A : Côté américain, étant donné votre son, on pense d’abord aux fusions rap/rock, à Run DMC, aux Beastie, à P.E. pour les couches de son. On peut supposer que vous vous retrouvez là-dedans, mais est-ce que êtes branchés aussi boom-bap classique ?

M : J’écoute vraiment de tout. Ces références là, c’est vraiment parmi les premiers groupes que j’ai kiffé et dont j’ai acheté les disques. Et je me retrouve bien dans cette culture là, de mélange, avec l’énergie des Beastie et le discours politisé de Public Enemy, c’est ces deux côtés là que j’aime.

W : Le point commun entre les trois c’est aussi les musiciens. Moi je suis arrivé dans le rap après le grand mouvement des années 90, un peu plus tard. J’ai eu un premier groupe avant La Canaille, jazz/hip-hop, à Besançon, La Cédille, à l’époque de la première formation. C’est à ce moment là que j’ai découvert ce que je pouvais faire. Parce qu’au début, je pensais vraiment pas pouvoir faire grand-chose en tant que musicien dans le rap. Là j’ai vu qu’il y avait la possibilité de s’exprimer derrière. Et avec La Canaille, c’est l’apogée pour les musiciens.

A : Dans un passage de l’album il y a un clin d’œil à « Société tu m’auras pas » de Renaud. Venons-en à la chanson française. Brassens, Ferré, Noir Désir ou des groupes comme Bérurier Noir, ça fait partie de votre culture musicale ?

M : Perso j’ai jamais écouté les Béru. J’ai toujours été sympathisant de ce mouvement, le « Salut à toi » me faisait bien marrer, mais je suis jamais tombé dedans, pas acheté leurs disques, ni allé voir leurs concerts… Et la chanson française, j’y suis venu beaucoup plus tard. Mon entrée dans la musique c’est vraiment le rap à la fois pour le texte, pour l’origine sociale et pour le rythme. C’est seulement après que, friand de textes, je suis allé voir ce qui se faisait dans la chanson française. Donc Renaud c’est vraiment une plume qui m’a plu. Ferré plus tard, parce qu’il faut avoir un peu de bouteille pour comprendre ses textes, c’est hyper lettré, très métaphorique, et puis il y a des chansons vraiment longues comme « Le chien », qui durent dix minutes, faut s’accrocher ! Donc c’est maintenant que je me délecte de Ferré, avec la maturité artistique et puis simplement parce que j’ai grandi et que j’ai maintenant le bagage culturel pour saisir l’ampleur de ses textes. Brassens, moins : j’aime bien les textes, c’est une très belle plume, mais au niveau de la mélodie ça me touche moins, j’aime les trucs un peu plus « burinés » au niveau du son, c’est un peu « gentil ». Finalement j’ai plus de plaisir à lire les textes qu’à les écouter. Noir Désir j’adore. Je préfère d’ailleurs plutôt ce qu’ils ont fait en fin de carrière qu’au départ. « Des visages des figures » pour moi c’est vraiment un super album. Et puis le concert au couvent des ursulines, un live fait d’une seule chanson de 52 mn, « Nous n’avons fait que fuir », ça démonte. Quand tu l’écoutes au casque, c’est hyper fort [il entonne le refrain] : c’est parti mec, je suis derrière toi ! [Rires].

A : Et un groupe comme la Mano Negra, par exemple ? C’est peut-être plutôt un truc de musicien…

W : Ah moi je suis tombé complètement dedans : j’étais au taquet ! Le petit côté espagnol, et puis un côté rock déglingué… Il y avait une fusion déjà, c’était vraiment intéressant. Dans ma cité ça a mis une baffe, on a dû bloquer dessus pendant trois-quatre ans.

« Si l’album s’appelle Par temps de rage, c’est qu’on peut pas le décontextualiser de l’époque de crise. »

A : Quel regard vous portez, avec le recul, sur le premier maxi et le premier album ?

M : Plein d’affection parce que c’était les fondations. On arrivait en autoprod’, on cherchait à poser les bases de notre recherche musicale, de nos valeurs, comment on se positionne clairement par rapport à l’industrie du disque, quel côté du rap on représente… Après forcément ils n’ont eu qu’un succès d’estime, ils n’ont pas été trop relayés…

A : Quelles ont été les ventes ?

M : L’album Une goutte de miel dans un litre de plomb : 2000.

[Walter et Marc se marrent en nous voyant ouvrir les yeux comme des soucoupes, vu l’écart avec certaines grosses ventes…]

M : Mais c’est pas perdu, d’ailleurs on va le rééditer là. Il y a vraiment que les curieux et les chineurs qui sont tombés sur cet album. Très peu de diffusion radio à part FIP qui nous avait soutenus, et aussi des petites radios indépendantes comme Radio Libertaire, qui nous suit depuis le 1er EP, Radio Campus aussi. Mais pas de gros médias : à leurs yeux on n’était qu’un petit groupe éphémère, ils n’avaient pas misé de billes sur nous. Mais bon, ça nous a permis de tourner, on a dû faire pas loin de quarante dates. On déboulait quoi. Et ce premier album, il me représente complètement. Le clip de « Une goutte de miel… », c’était de l’huile de coude, tout le monde a bossé gratos sur le projet, des potes qui nous ont aidés à aller jusqu’au bout grâce à leur talent… Parce qu’on avait pas une thune. D’ailleurs on est toujours en autoprod’, la situation reste la même.

A : À ce propos, il y a eu un changement de distributeur (de Discograph à L’Autre Distribution) entre les deux albums : qu’est-ce que ça signifie ? 

M : C’est une bonne nouvelle. C’est comme si tu comparais une grande surface et une petite épicerie. Dans Discograph on était coulé dans le flot, dans la masse, il n’y avait pas de travail particulier sur la sortie. Alors qu’à L’autre Distrib’, déjà ça a été une relation construite sur la durée. À partir des premières maquettes, des premiers mixs, ils ont vu que c’était construit et ils ont eu envie de nous défendre. Leur première entrée c’était les textes, ils sont plutôt chanson. Le premier album de rap qu’ils ont sorti c’était Libérez la bête de Casey. À partir de là, ils se sont penchés sur ce que les rappeurs avaient à dire. Donc on est le deuxième projet rap qu’ils ont signé. On est ravis de cette collaboration parce qu’on sent vraiment qu’on est sur le même bateau, tous derrière le même projet, dans la mise en bacs, dans leur effort de com’… Ils font peu de sorties donc ils les travaillent beaucoup. Quand tu vois le distributeur venir en concert avec tous les commerciaux, tu te dis qu’ils veulent vraiment s’impliquer.

W : C’est rassurant quoi. C’est une rencontre humaine aussi. Discograph, on les avait jamais rencontrés, c’est resté virtuel.

A : Le logo originel du groupe n’apparaît pas sur Par temps de rage : c’est un abandon calculé ? 

W : On a décidé tous en commun de changer. On voulait pas en rester prisonniers. On l’adore hein, il restera de toute façon toujours en petit quelque part. Mais de là à en faire la pochette à chaque fois…

M : Si on déboulait à nouveau avec ce logo là pour le deuxième album, chaque album allait être estampillé graphiquement, or on voulait pas s’enfermer dans un seul visuel. On veut garder la liberté artistique de pouvoir changer de son. On sait pas dans quoi partira le troisième, et si ça part dans un truc électro il faut que le visuel concorde.

A : Comment s’est faite la connexion avec Run, qui a réalisé cette nouvelle pochette ? Vous connaissiez son taf dans la BD ?

M : Run est un pote de notre premier graphiste, qui est un peintre à l’origine, et qui nous l’a conseillé, par rapport au son. Or justement on voulait vraiment un truc « street art », ce style et cette couleur là. On ne connaissait pas avant, on a découvert son univers à ce moment là.

A : La Canaille, c’est aussi une association : vous pouvez nous en dire plus ?

M : Elle s’est créée dès le premier projet. C’est notre fonctionnement, on est fiers d’être dans ce statut là, ça veut dire que nous sommes un collectif. À terme, elle a pour but de promouvoir et de diffuser le travail d’artistes, qu’ils soient plasticiens, danseurs, musiciens… Évidemment, pour l’instant, c’est une toute petite association donc tous les efforts se concentrent sur la musique, mais le but c’est qu’elle devienne une espèce de label, qu’elle puisse mettre des billes sur des projets qui nous touchent, où il y a du talent.

A : Il y a eu aussi un peu de changement dans la composition du groupe, en tout cas dans la répartition des rôles…

M : Oui. Il y a pas du tout eu une grosse embrouille, juste des chemins qui se séparent naturellement : à un moment donné, c’était hyper dur financièrement… C’était un peu la mort dans l’âme d’ailleurs. Marc Barnaud, le premier guitariste, à la base est comédien et musicien de théâtre. Il a eu un gros projet, grosse tournée, scène nationale, 80 dates, et il pouvait pas refuser ce projet, surtout que financièrement il était vraiment acculé. Nico le DJ c’est plus récent, depuis cet été. Il a eu un deuxième enfant, il fallait qu’il se recentre… Il a participé à toute la composition et l’enregistrement de l’album, simplement il est plus disponible pour défendre l’album sur scène parce qu’il est passé à autre chose. Mais il reste toujours dans le cercle de La Canaille, c’est des gens qui gravitent. On n’est pas du genre à virer les gens… D’ailleurs Marc était revenu après coup jouer avec nous à la Boule Noire pour la sortie du premier album. Il participe aussi au morceau « La colère ».

A : Si on compte le nombre de morceaux que vous avez sorti, ça fait 6 + 6 + 12…

M : Ah putain j’avais pas capté, c’est bien pair tout ça ! Ah les mecs carrés ! [Rires]. On est une secte en fait, pour nous c’est un chiffre très spécial [Rires]. Non non, c’est pas du tout fait exprès.

A : Mais ça renvoie à une question plus sérieuse sur la finalisation d’un disque : quand est-ce qu’on décide qu’un album est terminé ? Comment se prend la décision ?

M : Il est jamais terminé, on nous impose qu’il soit terminé. Si ça tenait qu’à nous, on pourrait rester ad vitam æternam sur un titre…

W : … mais bon on engage des partenaires, et quelque part c’est eux qui nous posent des délais – qu’on respecte plus ou moins, parce qu’on est des artistes donc forcément…

M : … il y a une période où il faut se dire : là c’est terminé, il faut que ça sorte, sinon on aura pas le temps de s’organiser, pour la promo, etc. Il faut savoir s’arrêter, même si on a du mal de nous-mêmes, qu’on a toujours envie de creuser, en éternels insatisfaits. Il y a pas un texte où je me dis : ça y est c’est terminé. J’ai toujours envie de retoucher, de me dire : est-ce que ma pensée est assez claire, est-ce que je l’ai bien exprimée, est-ce que ça groove assez, est-ce que le flow est bien en place ? Je suis un psychopathe en fait ! [Rires] Du coup, on fait confiance à notre entourage.

A : Et il y a des morceaux qui n’ont pas passé le cap de la sélection ? Ou des demi-morceaux pas terminés ?

M : On a écrit, composé et enregistré l’album en huit mois. Ce qui pour nous est super rapide. Pour le premier on avait plus de recul, ça a mis trois ans en tout, mais parce qu’on avait tous des millions de tafs à côté et donc pas beaucoup de temps pour se retrouver et faire de la musique. Là ça s’est fait d’une traite. J’ai pas écrit plus de douze titres, par contre chaque titre a connu deux ou trois instrus différentes, on a fait plusieurs versions… mais elles sortiront pas de chez nous ! [Rires]

A : Et pour l’ordre des morceaux, comment ça s’est défini ?

W : Ah moi je suis nul pour ça !

M : Honnêtement, c’est notre distribution qui nous a fait une proposition… On avait d’autres tracklistings possibles, un pour chaque membre du groupe à la limite, mais ils nous ont convaincus, notamment pour les six premiers titres. Sachant que dans notre démarche, il n’y a pas de calcul de single : on écoute nos tripes. Après, il n’y a pas UN tracklisting qui est LE bon. L’ordre peut varier, ça n’enlèvera pas la force de l’album de mettre tel ou tel morceau en 3, 4 ou 6.

W : Moi par exemple, au départ j’étais contre mettre « J’ai faim » en premier. Je trouvais ça un peu « commercial » comme démarche. Mais à partir du moment où on sait qu’on a été sincères sur le fond, dans la création artistique, on crache pas non plus sur des stratégies qu’on ignore…

A : Pour le premier, ça avait été pareil ? On se disait par exemple que c’était pas un hasard que « Allons enfants » avait été placé au milieu.

W : Non, et même le son était différent car il y avait deux morceaux qui avaient été mixés six ou sept mois après…

M : Il y avait eu un intervalle, « Allons enfants » et « Arrêtez ce train » avaient été mixés six mois plus tard. Et c’est marrant parce que d’une certaine manière ils amènent un peu ce deuxième album, dans la recherche du son.

A : À ce propos, Reptile avait participé au mixage du premier, mais visiblement pas de celui-ci ? 

M : Oui, il a mixé le premier et Lucas est arrivé pour ces deux derniers morceaux. On a fait connaissance sur ces deux derniers titres. Et comme on était ravis du rendu, on s’est dit qu’on ferait le suivant ensemble, cette fois d’une traite.

A : Au niveau du son, avec notamment le départ de Marc qui jouait entre autres du oud, du sitar, etc., Par temps de rage n’a pas tout à fait la même coloration que Une goutte de miel… C’est le fruit d’un processus conscient, ou ça se fait comme ça, dans l’improvisation ?

M : C’est sûr que Marc part avec ses couleurs, donc on ne les a plus. En plus il y a aussi une volonté, en tout cas pour moi, de quelque chose de plus hip-hop, avec des rythmiques plus présentes, plus épurées, et au final moins de pistes. Parce que le travers du premier, c’est des morceaux très très chargés. Du coup ça s’accumule, ça fait des super belles partoches, mais tu peux pas vraiment profiter… Là on s’est dit : on va faire davantage confiance à la partoche, moins charger la mule, plus se concentrer sur une grille d’accords ou un instrument pour que ce ne soit pas noyé.

W : C’est aussi une prise de confiance, quelque part. À un moment donné on se dit qu’avec cinq pistes ça suffit, ça peut tourner.

A : Le morceau-titre ne s’appelle pas « Par temps de rage », même si l’expression est dans le refrain, mais « Ma ligne de mire »… Pourquoi ? Et pourquoi pas « C’est la vie que j’ai choisie », qui est la phrase clé du refrain ?

M : On ne voulait pas mettre en lumière un titre particulier, comme sur le premier, et que l’entrée dans l’album se fasse par un titre. Et en même temps, l’expression est bien là. C’est une petite finesse, pour que ça ait du sens sans que ce soit affiché d’entrée de jeu. Et « La vie que j’ai choisie », j’aimais pas trop comme titre ! [Rires] Je voulais ni l’un ni l’autre, et comme le texte parle de notre positionnement, j’ai trouvé « Ma ligne de mire ».

A : Le parcours que vous décrivez dans « Salle des fêtes », c’est à la fois vous et pas vous ?

M : Oui, c’est l’histoire de tous les groupes en développement qui essaient de se faire une place. C’est pas du tout propre au rap. C’est un hymne à la scène, on fait aussi partie de ces groupes pour qui tout prend son sens sur scène, c’est là qu’on prend notre pied. Si on se casse autant la tête sur l’album, c’est pour arriver à cette étape de la scène et partager avec les gens. Et on fait partie des rares groupes qui avons, sur scène, quelque chose à proposer de différent de l’album, on recrache pas l’album tel quel sur scène.

A : Justement, ce deuxième album, son côté plus direct, plus épuré, ça vient de la scène ?

M : À fond. Sur scène, tu ne triches plus. Si t’as quinze millions de couches, ça fonctionne pas au niveau du son, c’est pas assez pêchu, c’est bordélique, il faut choisir. On a retenu le leçon. En plus là on a commencé par jouer certains nouveaux morceaux sur scène avant de les enregistrer pour l’album ; une façon de voir en direct avec le public si ça marche ou pas.

A : On peut écouter « Le Dragon » comme une sorte de prolongement de « L’Usine », non ? Le morceau est assez proche dans la mise en place, et puis ça envisage aussi le monde du travail, mais d’un autre point de vue, celui des coulisses…

W : Il y a un côté autobiographique : on a fait de l’usine tous les deux, nos parents aussi,… C’est vraiment du vécu. Le thème de ce morceau précisément je ne l’ai pas vécu, mais certaines personnes autour de nous…

M : C’est un monde qu’on connaît bien. Ça fait plaisir d’entendre dire que c’est un peu la petite sœur de l’usine, parce que moi aussi quelque part… L’idée dans le deuxième album c’était aussi de ne pas oublier là d’où l’on vient. Je me considère vraiment comme fils de prolos. La petite ville de l’Est où j’ai grandi, c’est des usines à perte de vue, c’est le quotidien des trois-quarts de la jeunesse de là où je squatte, qui finissent à la chaîne, et ce morceau c’est une façon de dire qu’on n’oublie pas ce milieu là, nos origines. Et c’est aussi effectivement l’idée de montrer l’envers du décor. Derrière les travailleurs il y a des vies souvent méprisées et attaquées en ce moment, surtout avec la crise.

Si ça s’appelle Par temps de rage, c’est qu’on peut pas le décontextualiser de l’époque de crise, pour des petites villes ouvrières qui en plus font aux trois-quarts de la sous-traitance et sont donc complètement dépendantes des grosses entreprises qui elles peuvent délocaliser. Donc qu’est-ce qui se retrouve dans ces bassins industriels en friche ? Que du chômage, du RMI, de la précarité et forcément des paradis artificiels, parce qu’il faut bien trouver un moyen de rêver autrement. Et c’est ça qui fait le plus mal : des mecs qui sont à un point où les bras leur tombent, où ils ont perdu même la force de s’accrocher, de se battre, de rebondir, et en plus des tranches de vie méprisées. Des gens comme Mélanie, le personnage que je décris, qui sont complètement dans la dope et essaient de s’en sortir avec des boulots aliénants, il y en a plein. Mais le problème c’est qu’ils ne sont jamais mis en lumière. Ils rasent les murs, ils vivent la nuit, tu les vois pas. Donc je voulais les mettre en lumière, dire : voilà les « rebuts » de la société en quelque sorte.

A : Dans un tout autre genre, dans un des morceaux les plus énergique, « Trop facile », d’abord il y a des cibles bien déterminées mais qu’on peut peut-être préciser…

M : Ah, tu veux des noms, c’est ça ! [Rires]

A : … et c’est surtout un exercice d’autocritique par rapport à des dérives possibles, y compris pour un groupe associant la musique à un esprit militant…

M : C’est pour ça que je l’ai écrit. Les quatre parties du morceaux, je me les applique aussi à moi-même. Comme c’est un texte qui essaie de briser les clichés de ceux qui croient être les détenteurs de la vérité et veulent l’imposer à tout le monde, c’est comme une hygiène de vie personnelle, pour m’en rappeler aussi : reste tranquille, reste tranquille ! C’est vraiment en toute humilité : comment prétendre apprendre aux gens comment fonctionne le monde, alors que toi-même, dans tes actes, t’es pas à la hauteur de ce que tu prétends ? Les exemples que j’ai pris, c’est parce que c’est ceux qui me touchent le plus. Voilà, sur le papier moi je suis pour la cause des femmes, pour leur émancipation, et ça m’empêche pas parfois d’avoir des travers machos, ou bien quand je suis en tournée c’est ma meuf qui s’occupe de ma fille. Pareil pour la critique du slammeur dans le dernier couplet, le contrepoids c’est que je me dis aussi à moi : mais tu es qui, toi, pour juger, et prétendre faire la leçon aux autres ?

A : Musicalement, comment s’est créé le morceau, avec cette espèce de double couplet en contrepoint ?

W : Comme dans le texte il y a vraiment deux personnages bien distincts, mais que Marc interprète les deux, il fallait vraiment que la musique traduise ça, qu’il y ait deux atmosphères bien différentes. Après c’est des discussions : on essaie, on écoute…

M : Oui, il fallait vraiment deux identités musicales bien distinctes. Mais « Trop facile », c’est le morceau pour lequel on a le plus galéré en fait, musicalement. C’est celui qui a connu le plus de versions. Le morceau a évolué en devenant de plus en plus énergique. À la base il était beaucoup plus posé. Mais c’était un peu chiant, on s’emmerdait… Donc on a fini par se dire qu’il fallait faire un truc super pêchu.

A : Ce qui fait un contraste avec le morceau d’après, « L’eau monte », musicalement et aussi thématiquement, un morceau qui prend aussi à contrepied un discours courant dans le rap : pour savoir où l’on va, il faut savoir d’où l’on vient…

M : C’est un thème que je voulais traiter depuis longtemps. Effectivement dans le rap c’est hyper répandu de revendiquer une région, une ville, un quartier… Et je me suis dit : jusqu’où ça peut aller ? Quelles sont les limites ? Je fais exprès de dire simplement « là-bas » : on sait pas exactement où ça se passe, si c’est en bas de sa tour, dans un petit village de province… Parce que c’est un problème universel, valable dans plein de pans de la société. Mais imagine que ton univers se décrépit, qu’il part en sucettes, à quoi bon se dire : je suis né quelque part et je vais mourir dans cet endroit là mordicus ? Moi j’ai toujours bougé : né au Liban, arrivé en France à huit ans, dans l’Est, dans le Sud, maintenant à Paris depuis neuf ans, j’ai pas peur du changement, parce que j’ai grandi dans une culture où le changement est positif, parce qu’à chaque fois tu recommences à zéro, tu fais des rencontres enrichissantes, ça te permet d’avoir un autre regard, d’avoir des armes pour mieux te positionner…

C’est riche d’aller voir d’autres gens, d’autres horizons. Et donc à travers ce personnage qui bouge pas et va crever dans son coin, ça peut faire un électrochoc : s’il y a plus de futur là où tu es, bouge ! Le monde est vaste ! Et en plus ça arrange bien le gouvernement d’avoir toujours les pauvres dans le même coin, à la périphérie, fiers de leurs repères et croyant en plus qu’en dehors ils n’arriveront pas à survivre ailleurs. Comme le disait Hamé : « Le pire est qu’on ait fini par le croire. »À force d’être traité comme une merde, tu finis par te dire que tu ne mérites qu’un statut merdique.

A : Pour ce qui est des collaborations, comment s’est établi le lien avec Napoleon Maddox de Iswhat?! , en particulier pour l’enregistrement ?

M : À vrai dire je connaissais pas Iswhat ?! avant. On s’est rencontrés lors d’un concert au café La Pêche à Montreuil, qui est vraiment notre lieu de résidence, à l’occasion d’une création réunissant les univers du classique, du jazz et du rap. Napoleon Maddox et moi on représentait le rap. Il a sorti un beat-box, j’ai commencé à rapper dessus et le feeling est de tout de suite passé. C’est après que j’ai découvert sa discographie, que j’ai vraiment appréciée. « The Life we Choose », c’est vraiment un super morceau. On s’est rendu compte qu’on avait la même envie : amener le rap « ailleurs » tout en lui restant fidèle. Musicalement lui plutôt côté free jazz, nous plutôt rock. Dans ses textes lui est très subversif, et quand il a saisi la teneur des miens, il était agréablement surpris de voir qu’on allait dans la même direction.

Donc on a passé trois jours de créa’ ensemble, super feeling, autour du thème de la nourriture, « J’ai faim », etc. Je me suis dit que là il y avait tout ce qu’il faut. En plus c’était la première fois qu’on faisait un featuring vocal, il fallait que ça ait du sens. Je voulais pas d’un featuring avec un ricain où tu lâches des milliers d’euros pour qu’un mec pose un couplet sur Internet pour une collaboration complètement fictive. Il est venu en studio, il m’a traduit son texte et ça s’est super bien passé sur « J’ai faim ». Le deuxième titre s’est fait deux mois plus tard. Il est revenu en France, nous on était dans une nouvelle session d’enregistrement, on lui a proposé de passer. Il a écouté « Ma poésie ne se lave pas » : déclic, il écrit encore son texte dans l’après-midi, il pose ça direct, hyper pro, deux prises et voilà, à l’américaine ! Pour moi c’était un peu un rêve de gosse, j’avais tellement écouté de rap américain, me retrouver comme ça avec un bel artiste, sans question de business, tu te dis que des fois la vie c’est magique.

A : Le morceau « Trois lettres » est un hommage paradoxal au rap, dans la mesure où il sort des canons du rap, c’est même le moins « rap » de l’album…

M : Je voulais rendre hommage à cette musique, parce que j’avais pas encore fait de titre qui rendait ses lettres de noblesse à ce mouvement que je trouve magnifique, de par à la fois son origine sociale, son rythme, sa métrique, son expression scénique… Je suis vraiment amoureux de ce mouvement. Quand j’ai écouté l’instru de Nico – qui lui a des influences vraiment New York, east coast, avec des côtés très barrés, très froids – je me suis dit : qu’est-ce que c’est que ça ?! J’avais jamais écouté une instru aussi che-lou. Et je l’ai trouvée tellement originale, tellement improbable, qu’elle m’a plu.

En même temps, j’en avais marre des remarques qu’on pouvait nous faire, genre : « J’aime pas le rap, mais vous ce que vous faites, c’est bien », un peu comme pour les Arabes, « Moi j’aime pas les Arabes, mais toi t’es sympa. » Donc j’avais envie, pour ceux qui n’aiment pas le rap, de faire un truc de sauvages. D’ailleurs à un moment je fais un cri de singe. Pour ceux qui trouvent que le rap c’est pas de la musique, que dans le rap il y a pas de fond, on va faire un truc pour les choquer. C’est clair que le son dénote par rapport aux autres titres, qu’il est pas accessible, c’est fait exprès. Mais pour se poser dessus il y a pas eu de problème, la rythmique est… [il claque des doigts], le BPM me correspondait bien.

« Moi j’ai le « spectre du Mac Do » : me retrouver, si ça marche pas, comme un con, avec un petit boulot de merde. Parce que j’ai tout mis dans la musique. »

A : Pour parler du rap tu parles plus volontiers de « mouvement » que de « culture ». C.Sen nous faisait remarquer récemment que c’est tellement présenté aux gens à travers des canons culturels, qu’on parle uniquement de culture et pas de mouvement, comme si à un moment donné ça avait été figé.

M : C’est générationnel, c’est les vieux cons qui parlent en termes de mouvement ! [Rires] Pour notre génération, le « mouvement » était clairement affiché à travers des gens comme Afrika Bambaataa, il y avait vraiment une identité de mouvement, avec l’idée : tous les galériens, au lieu de se gratter les couilles, de zoner ou de rentrer dans l’illicite, on va essayer de s’organiser, de transformer la rage du quotidien en quelque chose de positif. C’est par ce prisme là, même un peu naïvement, que je suis rentré dedans et donc que je parle encore de mouvement. Je me reconnaissais dans cette revendication des quartiers : on va prendre la parole et on va faire notre musique, même si on n’a pas fait de solfège ou le conservatoire on est capables de s’exprimer.

Maintenant, avec de la bouteille, je suis moins naïf. J’ai plutôt envie de me considérer comme un artiste, un rappeur, et moins mettre en avant tout ça parce qu’il y a peut-être un côté un peu romantique derrière, dont je suis revenu. Quand tu vois la gueule du « mouvement »… Et puis de quel rap tu parles ? Parce qu’il y a plein de styles… C’est un peu flou quoi. D’ailleurs ça l’a peut-être été depuis le début, mais comme j’étais jeune, le côté « romantique » du truc, je suis rentré dedans à fond.

A : De là aussi le paradoxe : tout se passe comme si pour revenir aux racines du rap, il fallait sortir du cadre du rap [on évoque rapidement le projet de Zone Libre vs. Casey et Hamé puis B.James, et un groupe comme In Vivo avec Djamal de Kabal]. Et inversement des éléments fondateurs disparaissent en partie, comme le DJing…

M : Je vois tout à fait… Le DJ, c’était pourtant la pièce maîtresse musicale des origines du rap ! Même moi je ne comprends pas pourquoi les DJ sont juste relégués au rôle de presse-boutons. Maintenant dans les concerts de rap, surtout en français, ils lancent et ils arrêtent l’instru, c’est tout. Et je me dis : mais merde, pourquoi ? C’est un musicien le gars, et ça fait partie du show. Je ne sais pas pourquoi c’est si peu présent. Peut-être parce que les bons DJ sont rares et donc débordés…

A : Mais vous vous sentez pas trop à l’étroit dans le case « rap français » ? Vous avez le temps d’en écouter ?

M : Ces derniers mois ça a été tellement intensif que j’ai pas eu le temps de m’y pencher vraiment. Mais je reste quand même à l’écoute des sorties rap dès que je peux. Je reste curieux, friand de trucs qui ont le fond et la forme, parce que c’est vraiment le style que je préfère. Dans ce sens là, je trouve que L’être humain et le réverbère de Rocé est un album magnifique, que Libérez la bête est un bel album même s’il est très sombre, j’aime bien ce que fait Casey. Dans le futur, s’il y avait des featuring à faire en français, ça pourrait être avec eux Casey, Rocé et la Rumeur, ça aurait du sens artistique. Flynt aussi ! J’avais bien aimé son album, sincère et authentique, c’est un amoureux du rap et ça se sent. Ça fait un moment qu’il a pas sorti un album je crois… Comme lui, on veut pas sortir des disques juste pour sortir des disques.

A : Et la fusion du milieu des années 90, des groupes comme Urban Dance Squad, Clawfinger, Rage Against the Machine, voire des trucs un peu différents comme Infectious Groove, c’est quelque chose qui a pu vous inspirer ?

M : Clairement, on en a beaucoup écouté. Rage Against the Machine c’est une des plus réussies. Il y avait le discours politique, une énergie qui fonctionnait grave sur scène… Bon maintenant j’en reviens un peu, parce que quand j’étends qu’ils vont jouer pour un million de dollars, je me dis : mais tu chantes pour qui là, c’est quoi ton discours, t’es vraiment en cohérence avec ton propos ?

W : Après musicalement, pour moi toutes ces références c’est très proche. Musicalement derrière c’est plus rock, mais ça me paraît normal que le rap et cette fusion hardcore des années 90 se rejoignent.

A : Et le flow, tu l’appréhendes comment, sachant que dans votre son, il y a des très souvent des variations, des modulations au sein des couplets ?

M : Quand j’écris, au départ c’est sur une boucle minimaliste entêtante. En fait j’écris jamais sans son, et là je ne veux surtout pas de variations, il faut que je reste dans la même énergie, la même atmosphère. Là je peux construire mon texte de A à Z. Et c’est une fois qu’on a le cheminement de la pensée qu’on trouve des variations musicales par rapport aux variations du texte. Notre implication musicale, c’est à chaque fois de trouver le meilleur « lit » pour que les mots résonnent. On part sur basse/batterie et un sample, et une fois que le texte est fini, on part dans les arrangements.

W : C’est surtout dans le rap que j’ai trouvé ça, mais j’ai toujours trouvé ça fort aussi dans le reggae : à un moment il faut une certaine humilité en tant que musicien, parce que c’est ton instrument qui parle, mais il est là pour porter le texte. Bien sûr ça existe aussi dans la chanson… Tu ne joues pas un coup de basse juste pour le jouer ou juste pour toi : ce coup de basse tu dois le mettre à un endroit qui appuie le rythme ou le texte. C’est hyper noble. Et puis Marc a des super musiciens avec lui, capables de faire des petites subtilités sans que ça le « dérange » !

A : Dans pas mal de groupes qui jouent avec des musiciens, souvent il y a une volonté d’en faire trop, de se racheter, et ça donne des albums assez surfaits, où le groove devient limite un peu grossier…

W : C’est quand la musique prend trop le pas, quelque part. La Canaille n’existe pas sans les textes. L’émotion, les vibrations me viennent du texte. Et quand je joue, je joue pour le texte, je serre le texte. C’est ça qui me plaît et que j’ai trouvé nulle part ailleurs. Je prends un pied terrible à faire en sorte que ma basse soit indispensable, mais qu’elle soit là pour mettre le texte en avant. On porte un message aussi en tant que musicien. J’ai du mal à comprendre les musiciens qui arrivent à jouer en se foutant du texte. L’humilité c’est de faire quelque chose de riche, sans surpasser le propos.

A : Et plus largement, au-delà du rap, c’est quoi votre rapport avec le hip-hop en général, le graffiti, la danse ? La part du sampling par exemple. On le voit par les crédits, mais c’est pas toujours facile de distinguer ce qui est samplé et joué…

M : Il y a clairement du sampling. Nico, ses programmations, c’est cette école. Dans son antre, tout est branché. Il peut sampler sur des cassettes audio ou VHS ou des vinyles, tout est relié à sa MPC. Dès qu’il entend un truc, hop une rythmique et il part sur un morceau.

W : Il y a une anecdote là-dessus [Rires]. Pendant deux mois on jouait une intro qui tuait, et en fait un pote à nous s’est aperçu que c’était le départ d’un morceau de Balavoine… On a dû l’abandonner, ça nous a fait mal au cœur…

M : On kiffait et il s’était bien gardé de nous dire d’où ça venait ! Mais vu que c’était un gros sample d’enculé, on s’est dit : c’est pas possible. Mais lui il écoute que la zique quoi.

W : C’est vrai que ça pète. Son talent justement, c’est d’avoir eu l’idée de faire une boucle à part de ça.

M : Pour le graff, moi j’ai jamais graffé, mais j’ai toujours aimé : c’est la même énergie. T’as pas de moyen d’expression et tu vas les chercher. À la base, je trouve que mettre un peu de couleur sur des murs gris, c’est quelque chose que je respecte à fond.

A : « Car si le rap tord du cul nous les néons / Dis-toi qu’elle ne rappe plus, non / Elle gueule comme un keupon » (« Ma poésie ne se lave pas »). Dans la tension entre le texte et le son, est-ce que tu arrives à écouter des morceaux faibles textuellement, mais forts musicalement ? En anglais et en français ?

M : Ouais, clairement ! [Rires] Bon, en français j’arrive à un moment où si vraiment je ne me reconnais pas dans les valeurs du texte, je peux plus. Surtout quand je vois que ça vient de mecs qui n’ont pas 17-18 ans mais arrivent à la trentaine. En ricain, même si je comprends bien l’anglais, c’est plus facile d’ « oublier » les textes. Par exemple il y a des morceaux de Snoop ou Dre où si tu traduis c’est une boucherie totale, mais bon il y a cette énergie qui fait que je vais adhérer. Mais c’est vrai que je suis de plus en plus exigeant sur le fond et la forme. En tout cas j’achète plus un disque – parce que je télécharge très peu, j’achète toujours mes disques, je suis amoureux de l’objet – qui n’allie pas les deux, c’est devenu indissociable.

A : « Car le plus dur n’est pas de rentrer en résistance / Le plus dur reste à tenir la distance » (« Ma ligne de mire »). C’est une référence à des rappeurs qui ont eu un début assez politisé, et puis qui finalement… ?

M : Par rapport à moi aussi : je sais pas combien de temps je vais tenir dans cette direction artistique, parce que c’est dur.

A : C’est une angoisse, ça ?

M : Clairement, c’est une angoisse de tous les jours. Moi j’ai le « spectre du Mac Do », de me retrouver, si ça marche pas, comme un con, avec un petit boulot de merde. Parce que j’ai tout mis dans la musique. Et voilà, c’est pas le tout de faire un premier album : faut continuer, donc avoir des choses à dire. Or moi j’ai pas du tout envie de faire du remplissage. Et si je fais de la musique, c’est pas du tout pour faire carrière, j’en ai rien à foutre de finir millionnaire avec des hits, des tubes qui vont passer sur NRJ ou Skyrock. Si je tombe dans ce travers là, c’est tout mon rapport à la musique qui n’a plus de sens, et si ça a plus de sens j’arrête tout de suite. Donc j’ai toujours cette angoisse de la feuille blanche, de me dire que j’ai déjà tout dit. Je fais partie de ces gens qui considèrent qu’à partir du moment où tu montes sur scène tu prends la parole et cette parole, c’est important.

W : Il faut pas la gâcher.

M : Tu demandes aux gens de t’écouter, tu te dois d’avoir quelque chose à leur dire. Moi les mecs qui oublient ce truc là, qui entrent dans un truc « Ouais, on s’en fout, ça va, c’est délire… », je me dis : les gens ont payé leur place pour t’écouter, tu te dois d’avoir quelque chose à proposer de consistant quoi ! Et cette consistance là, certains artistes l’ont perdue tout en continuant en gros pour la thune, et moi c’est quelque que je ne ferai jamais. J’arrêterai. Donc c’était aussi une réflexion personnelle : ce n’est pas le tout de dire qu’on va faire un rap « militant », « conscient », « subversif » : la difficulté c’est de rester sur cette ligne artistique.

A : Autre limite : « J’aimerais quitter la noirceur des mes mots. » Il y a des fois où tu voudrais être moins « sombre », rapper autre chose ?

M : Ouais, mais c’est dur. Par exemple on parlait d’Ombre est lumière tout à l’heure : des morceaux comme « Attentat », il y a de l’humour mais pas seulement, c’était pas n’importe quoi, en même temps ils dénoncent les travers de la caste qu’on appelle maintenant « bobo », il y a avait aussi un message derrière. Et je trouve que ces chansons là, c’est les plus dures. C’est le plus dur de faire quelque chose de léger mais qui, en même temps, garde du fond derrière. Je me suis déjà cassé la gueule là-dessus, c’est jamais sorti parce que je suis jamais allé au bout de la thématique. Mais pour le troisième album, je vais y arriver ! [Rires]

A : Donc ça veut dire qu’il est déjà en ligne de mire, ce troisième album !

M : Ouais clairement, maintenant on a envie d’être dans une énergie où tous les ans, tous les ans et demi, on sort quelque chose.

A : Quel est votre rapport aux médias dominants et/ou minoritaires ? Et même simplement par rapport à la presse musicale ? 

M : Je lis plus trop de presse musicale maintenant. Quand j’étais jeune je lisais Groove, Radikal ou RapMag, mais vu les trois quarts du rap qu’ils mettent en avant, je me sens moins représenté là-dedans et je m’y intéresse plus trop. Et puis la presse musicale c’est cher ! On n’a pas trop une culture de magazines. Franchement tu trouveras rarement des gens des milieux populaires abonnés à des magazines spécialisés. Pour la presse d’information je lis CQFD et j’y ai été abonné, je peux lire Le Monde mais toujours avec un esprit critique, il faut savoir trier, faire la part des choses. Internet est aussi un bon vecteur d’information, je vais faire un tour sur Mediapart … Et puis il y a aussi les discussions au bistrot…

Quant aux sites musicaux j’y vais pas trop, je vais plutôt sur les Myspace… Je vais aller voir 90bpm, l’Abcdr Du Son et basta, après je vais chiner moi-même sur le Net, sur Deezer, ou des potes qui me font écouter des choses, ou des grosses sessions d’écoute à la FNAC – c’est par périodes.

A : Parlons un peu politique et militantisme, d’autant que le morceau « Le soulèvement aura lieu » prend un sens un peu particulier en ce moment [ l’interview a eu lieu fin février – NDLR], de ce que tu peux en dire sur « Ma ligne de mire »… Comment vous vous situez par rapport au système électoral, par exemple ? Que signifie aujourd’hui appartenir à l’ « extrême gauche » ou la « gauche radicale » ?

M : En tant qu’artiste je n’ai aucune étiquette et j’ai pas du tout envie de me retrouver figure de proue d’une organisation ou d’un parti politique. Vraiment pas. Par contre en tant que citoyen, dans le domaine privé, là c’est autre chose. Je vote, je trouve ça très important et autour de moi à chaque élection, je milite dans mon cercle privé et on parle beaucoup politique. La politique c’est vraiment dans les discussions de la vie de tous les jours. Tout est politique finalement. Donc je suis vraiment la politique française et internationale, parce que j’ai toujours cette phrase en tête : « Si tu t’occupes pas de politique, la politique s’occupera de toi. » Je trouve ça très vrai et plus ça va, plus c’est vrai. À La Canaille ça va pas voter UMP ni PS, j’ai des obédiences d’extrême gauche, clairement. Mais après en tant qu’artistes, nous on est des témoins. Je veux rester dans cette idée de « témoin », libre et indépendant. Il s’agit pas de suivre une ligne, cette liberté doit rester absolue.

Sur le vote c’est étrange : j’ai plein d’affinités avec le monde libertaire qui considère que forcément, le changement ne viendra pas des urnes parce que c’est un système pensé et créé par des bourgeois pour défendre, avant tout, les intérêts de la bourgeoise. Et ça c’est sûr que c’est un discours que j’entends. Mais après, voilà, à chaque échéance électorale je participe à cette « mascarade » (selon les libertaires) parce que je considère que certains sont morts pour le droit de vote, et puis j’ai envie à la limite, même si personne me représente, d’aller dire que personne me représente : il y a le vote blanc… En tout cas j’irai voter pour des idéaux et jamais pour la théorie du « moins pire ».

Quant à savoir ce qu’est l’extrême gauche, la gauche, la droite… Les limites paraissent de plus en plus en infimes, on n’arrive plus trop à savoir qui est de droite, qui est de gauche, et qu’est-ce que ça veut dire être de gauche, de droite, quand tu vois que maintenant entre le PS et l’UMP c’est le même discours, ils s’habillent pareil, ont les mêmes tics… Et l’extrême gauche maintenant commence à mettre de plus en plus d’eau dans son vin…

W : On est un peu en train de vivre le phénomène américain : tout glisse vers la droite tout doucement. La gauche n’existe pas vraiment là-bas. Et quand tu vois aux États-Unis la différence entre les Démocrates et les Républicains…

M : Elle est dérisoire ! Après j’aimerais que les partis d’extrême gauche soient de plus en plus… C’est comme un phare quelque part. Même si l’époque est trouble, il y a quand même des notions, des valeurs qui sont là. Et c’est clair que c’est de plus en plus difficile de le voir, ce phare, de voir où il brille.

W : Le problème avec la politique, c’est qu’une personne qui atteint un certain niveau de pouvoir, une fois qu’elle est là… À la base la politique c’est une activité noble, c’est vraiment gérer une société, construire une société, comment vivre ensemble et tout, mais aujourd’hui on parle plus de ça, on parle de comment faire une carrière, donc ça veut dire que les valeurs passent après. Donc même l’extrême gauche, si elle arrive au pouvoir, à ce moment là elle n’est plus extrême gauche. Ou alors elle refuse le pouvoir…

M : … ou alors c’est que c’est la Révolution ! [Rires]

A : D’où vous vient votre politisation ?

M : Ce qui a fait que j’ai essayé de « me cultiver », mais je dis ça sans aucune prétention, c’est que j’ai grandi avec le complexe de ma condition sociale. De par mon éducation et mon milieu d’origine, le discours c’est : « Rase les murs, dérange pas trop, ne prends pas de partis pris très affirmés, faut pas faire de vagues, faut s’intégrer. » Je suis fils d’immigrés, donc l’enjeu de ma famille, c’était d’abord de s’intégrer avant de foutre un coup de pied dans l’Histoire. Et à force de grandir dans cette optique d’intégration, je me suis rendu compte que j’ai fini par me désintégrer. À un moment, merde, faut pas avoir honte d’être pauvre, de sa condition sociale, je me suis dit : vu que, issu de quartiers défavorisés, où on préfère te voir sur les terrains de foot ou de basket, ou à vendre du shit, plutôt que dans les bibliothèques à lire et trouver des « armes », je me suis dit : arrête de te faire bananer et de suivre comme un mouton, et va puiser du savoir pour pouvoir mieux te positionner après, savoir te documenter pour comprendre de quoi on te parle, surtout quand ça a l’air très affirmé. Et ça c’est primordial.

C’est ce pour quoi je milite quand on fait des ateliers d’écriture avec les enfants – parce qu’on en fait beaucoup – que j’ai en tête tout le temps et que j’arrête pas de leur dire, parce que je suis issu de la même réalité qu’eux mais vingt ans en arrière. À partir du moment où je suis allé chercher le savoir, je me suis émancipé. Et l’émancipation, surtout quand tu viens de quartiers populaires, c’est hyper dur à aller puiser. Il faut être curieux, il faut aller la chercher parce qu’elle va pas venir à toi. « J’ai faim », c’est ça la thématique : pas faim de bouffe, mais de remplir mon cerveau pour être capable de me positionner.

W : Et aussi être moins manipulable.

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