Klub des Loosers, la culture du sample
Interview

Klub des Loosers, la culture du sample

Last Days est le dernier album du Klub des Loosers. Un projet entièrement instrumental avec une direction artistique tranchée, à la fois triste et un peu torturée. Un disque à l’image de son auteur, soliste obsédé et exigeant.

Photographie : Jérôme Bourgeois

Abcdr du Son : Tu dis avoir composé les morceaux de cet album à une époque plutôt sombre de ton existence. Tu peux nous parler du contexte créatif dans lequel tu as fait ce disque ? 

Fuzati : [il hésite] C’était une période sombre et rétrospectivement assez heureuse… Quand j’ai fait mon premier album Vive la vie, j’étais jeune et je n’attendais rien de l’industrie du disque. Je l’avais sorti assez naïvement. C’est après que je me suis rendu compte comment marchait véritablement cette industrie. J’ai eu une période de doute après cet album. Je voulais continuer à sortir des disques mais à mon rythme et avec mes idées. Je bossais toute la journée dans un bureau, un boulot alimentaire et assez chiant. En parallèle, j’avais développé cette espèce d’obsession, à faire de la musique tous les soirs. C’est une période triste dans le sens où j’avais ces doutes sur ma capacité à continuer à faire de la musique professionnellement… mais en même temps c’était une période très riche d’un point de vue créatif.

A : Tu étais concentré intégralement sur la production musicale à cette époque ? 

F : Oui, je n’étais pas du tout dans l’écriture. J’avais l’impression d’avoir raconté beaucoup de choses sur Vive la vie et je n’avais pas envie de refaire un album de rap tout de suite. Après, j’ai quand même raconté une histoire avec les dialogues que j’ai pu utiliser. En l’occurrence mon histoire.

A : Justement, tu as collé beaucoup de bouts de dialogues pour étoffer les compositions. C’était aussi une façon de donner un certain liant à l’ensemble ?

F : Si tu prends des trucs comme Quasimoto, les dialogues sortent un peu de nulle part. C’est un gros foutoir. Mon approche était différente. Chaque phrase a un sens et tous les dialogues contribuent à raconter une histoire, celle d’un mec un peu bizarre, reclus dans sa chambre d’hôtel, qui expérimente plein de trucs. Ce n’est pas juste un album de beats avec des dialogues pour faire joli. Les dialogues sont liés au sentiment de l’instru. Tu as des morceaux très joyeux, d’autres beaucoup plus tristes. Il y a eu un gros boulot à ce niveau-là.  Je suis allé piocher dans pleins de disques d’histoires, de trucs pour enfants. Ce sont des disques qui ne coûtent pas très chers et comme je fais souvent les brocantes, j’en ai accumulés pas mal. Par contre, à écouter puis à découper sur la MPC, qu’est-ce que c’était chiant ! C’est la culture du sample tout ça. Mais c’est la même approche que tous ces mecs qui ont été dans le collage, dans l’art. Comme ceux qui ont découpé des bouts de magazines pour constituer quelque chose de nouveau.

« Les gens ne veulent me voir qu’en tant que rappeur, pas en tant que producteur. »

A : Tu as tout composé en 2006-2007. Pourquoi le sortir aujourd’hui ?

F : Au départ, je l’ai fait pour moi cet album. Je ne pensais même pas le sortir. Il y a eu Vive la Vie, deux Klub des 7, puis Spring Tales. Il aurait pu sortir à ce moment-là… Mais je sentais que les gens étaient impatients. Ils commençaient un peu à gueuler, ils voulaient un album de rap. Les gens ne veulent me voir qu’en tant que rappeur, pas en tant que producteur. Du coup, j’ai fait La fin de l’espèce. Et là du coup, ça me semblait le bon timing pour le sortir.

A : J’ai souvenir que tu te définis avant tout comme un producteur.

F : Oui, j’ai commencé à acheter des maxis pour avoir les faces B. J’en avais rien à foutre des rappeurs. J’écoutais juste les prods et je voulais absolument avoir l’instru. En plus, j’étais un producteur frustré, je n’avais pas les sous pour m’acheter une machine. Mon premier truc, ça a toujours été la production, le fait d’aller chercher les samples. Je me définis plus comme un producteur que comme un rappeur…

A : … mais pourtant tu es avant tout (re)connu comme un rappeur. Ça n’est pas frustrant quelque part ?

F : C’est aussi un peu de ma faute. J’ai beaucoup mis en avant Detect sur les photos que j’ai pu faire. Detect est DJ sur scène et ingénieur du son. Il n’a jamais produit pour le Klub des Loosers. Après si les gens lisaient les crédits ils pourraient le savoir, mais bon… C’était la même chose pour les deux albums du Klub des 7 qui étaient des albums où j’étais le producteur et sur lesquels j’ai invité des rappeurs. Je n’ai pas spécialement mis en avant mes productions.

A : Quelles ont été tes sources et influences pour la composition de cet album ?

F : En termes de sonorités, c’est vraiment le jazz-funk. J’ai grandi avec tous les dessins animés de ma génération, les Cobra, Capitaine Flam. C’était du jazz-funk à fond. Il y avait aussi toutes ces illustrations sonores à base de moog qui accompagnaient les reportages, le générique de 7 sur 7 ou Télé Chat. Tous ces trucs avaient un son très européen, avec ce côté beau et triste à la fois. La texture sonore de cette époque m’a beaucoup influencée, avec l’espace et cet aspect un peu cafardeux. Il y avait aussi des sonorités comme ça sur Vive la vie. Dès que j’entendais du minimoog sur un disque je me sentais obligé de l’acheter. Après, j’ai pu acheter un minimoog pour en jouer sur l’album. Tout ce qui était synthé analogique me plaisait.

A : Justement, sur cet album tu as joué une partie des compositions…

F : En fait, cet album a marqué une étape. Avant  je ne faisais que sampler. Là, il y a des morceaux entiers qui sont joués, d’autres qui mélangent les deux. Parfois je trouvais des boucles qui se suffisaient pleinement à elles-mêmes, parfois c’était autre chose. Quand tu es en studio avec les machines allumées, parfois tu as des éclairs, des envies et tu te dis que si tu ajoutes un bout de composition ça va marcher. Je n’ai pas de processus type de création. J’ai tenté plein de choses et je voyais ce qui marchait. Pis bon, je fumais beaucoup, j’étais défoncé [Rires] Non mais c’était cool…

Sur les albums rappés du Klub des Loosers, je me mets beaucoup de contraintes. Je veux toujours qu’il y ait un fil directeur, que chaque rime soit une punchline. Là-dessus, je ne me suis pas du tout pris la tête. C’est un album que j’ai fait pour moi à la base, pour me faire plaisir. Après, comme je suis un psychopathe, la contrainte ça a été de raconter une histoire et de prendre les bons dialogues…

J’ai d’autres albums comme ça en stock et plein de productions à droite et à gauche. Un jour, je les regrouperai autour d’une thématique comme ce que j’avais pu faire pour Spring Tales qui reprenait plein de morceaux un peu jazzy. J’ai aussi des productions plus funk en réserve.

Sur La fin de l’espèce, j’ai eu envie de sortir un son pop très différent. J’ai voulu des sons très boisés, avec plus de chœurs. C’était une bonne prise de tête, il a fallu que j’aille chercher dans d’autres disques. C’est important à mes yeux de se challenger avec des disques. Sinon, tu tombes dans la facilité, tu reprends constamment le son que tu maîtrises bien. Ce qui m’intéresse, c’est de garder un esprit beau et triste dans le Klub des Loosers mais de l’amener avec différents disques et types de sons.

A : Last Days est-il ton côté obscur quand Spring Tales était plus lumineux ?

F : Spring Tales, à la limite, c’était un album de beats. Last Days ce n’est pas du tout ça. Je ne me suis jamais dit que des rappeurs allaient pouvoir poser dessus. Pour moi, ce n’est même pas du hip-hop. Quelqu’un qui écoute du rock indé’, il pourra s’y retrouver aussi. JD Beauvallet [NDLR : rédacteur pour les Inrocks] parlait de The Avalanches pour définir mon album. Je n’y avais pas pensé mais il y a un peu de ça. Quand tu viens du hip-hop et que tu découvres The Avalanches généralement tu adores, alors que c’est un groupe plébiscité par plein d’auditeurs de rock indé’. Il ne faut pas se mettre de frontières dans la musique.

A : Quelles machines as-tu utilisé pour faire ce disque ?

F : J’ai utilisé une MPC 2000 XL. J’aime bien ce sampler, il a un son assez neutre. Si tu rentres un son assez chaud, il va te ressortir quelque chose de similaire. Ce n’est pas une SP-12 qui a un son très typé. Je ne l’ai pas utilisé pour ne pas sortir des sons trop marqués hip-hop quatre-vingt-dix. J’ai également utilisé un minimoog, un Fender Rhodes et un Korg Sigma. Quand j’ai acheté un minimoog, c’était un vrai investissement. Je n’avais pas forcément beaucoup de moyens… Mais en même temps c’était bien cette configuration, tu peux vraiment te perdre dans les synthés analogiques. Tu changes un paramètre sur le minimoog et tu as un truc complètement différent. L’analogique a quelque chose d’extrêmement humain, ça chauffe et tu n’as jamais deux fois le même son.

A : Tu as changé de matériel depuis ? 

F : Non, je bosse toujours avec la même configuration aujourd’hui. Sauf que je compte tout jouer sur le prochain album. Du coup, j’ai acheté pas mal de boites à rythmes et de synthés. Je vais peut-être faire appel à des musiciens vu qu’il y a des trucs que je ne sais pas jouer, la basse par exemple. Pour les batteries, je ne sais pas encore si je vais demander à un batteur ou si je vais rester sur une programmation de boite à rythme.

A : Le prochain album ce sera la troisième partie de cette trilogie Klub des Loosers ?

F : Non… mais ce sera un album rappé du Klub des Loosers. Le tracklisting est déjà terminé. J’ai quatre-cinq morceaux écrits et j’ai le canevas précis du disque en tête. Je suis en train de composer en ce moment et c’est la musique qui me prend le plus de temps. Écrire ça va relativement vite.

Je suis vraiment dans le jazz des années soixante-dix, début quatre-vingt, cet album restera dans ces atmosphères. Après, vu que je compte tout jouer ça devrait sonner différemment quand même. Je ne veux pas faire le même genre d’album. J’ai aussi envie d’amener un côté un peu plus live. Comme j’écoute de plus en plus de jazz, qui est une musique extrêmement live, j’ai envie de retrouver ça sur mes disques.

A : Tu joues au Nouveau Casino samedi 1er juin [NDLR : interview menée lundi 27 mai]. Qu’attends-tu de cette soirée ?

F : Je n’attends rien de particulier, c’est une release party. C’est un DJ set et j’adore passer des disques. C’est génial dans le sens où tu passes les disques que tu aimes et tu vois si les gens réagissent. C’est un peu comme si tu invitais 400 personnes bourrées dans ta chambre. Bon, par contre après, il faut qu’ils se barrent ! Je vais jouer de la musique brésilienne, de la house aussi. Je vais jouer très peu de hip-hop a priori. Je dis ça, je ne sais pas trop. Je vais venir avec plein de disques et puis on verra bien. C’est exactement comme pour un concert, généralement je ne connais pas le tracklisting. Parfois il est défini mais parfois je ne sais pas quel morceau va arriver. C’est une façon de se challenger, tu ne tombes pas dans la routine du mec qui vient réciter son set. De la même façon, sur toutes les dates on répète relativement peu avec Detect. Ça nous permet de garder une vraie spontanéité.

A : La dernière fois qu’on s’est vus, tu revenais du Japon où tu avais fait un DJ Set. Le livret de ce disque est traduit en plusieurs langues, notamment en japonais.

F : Je n’ai pas signé cet album sur mon label Les disques du manoir. Il est sur le label de mon distributeur, Modulor, qui a une grosse antenne au Japon. Quand on a dit qu’on allait sortir le disque, on a assez vite décidé de le sortir aussi là-bas. Le boss pensait que les japonais seraient intéressés par ce genre de musique. Il faut savoir que ça prend énormément de temps de sortir un disque : t’assurer que le disque est bien en magasin, gérer la paperasse, vérifier qu’il n’y a pas eu de couilles sur le pressage.  C’est tout le travail que les gens ne voient pas mais ça prend 80% du temps. Et comme je veux sortir un album Klub des Loosers bientôt, à un moment je ne peux pas tout faire. Du coup, j’ai préféré déléguer. La fin de l’espèce j’ai vraiment tout fait tout seul.

« Je suis super content que Bertrand Burgalat apprécie ma musique, sa reconnaissance vaut tous les disques d’or. »

A : Adresser un album instrumental à l’international c’est naturellement un peu plus simple qu’un album de rap français.

F : Oui forcément. Même si pour le Klub des Loosers j’ai aussi eu quelques retours de différents pays, d’Allemagne, du Japon, des États-Unis. Ça représente peu de gens au final mais quand même. Ils aimaient bien les instrus même s’ils ne comprenaient pas les paroles. Comme nous quand on était petit et qu’on écoutait du rap américain. Parfois il valait mieux d’ailleurs ! [Rires] Il n’y a pas de stratégie de développement derrière tout ça. Il se trouve que les japonais sont extrêmement érudits en musique. En France, on s’en branle de la musique. La France ça reste les Yéyé. Et même si il y a eu de la très bonne musique en France, les français ne la calculent pas. Ce sont les japonais qui font les rééditions des bons disques français.

A : Tu as ramené des disques de ton dernier séjour ?

F : J’en ai ramené une petite trentaine. Je pensais me prendre une plus grosse claque, mais Internet a tué le digging. Les ressources ne sont pas inépuisables non plus. Les disques qui ont été édités à 1000 exemplaires, ça devient difficile de les trouver. En plus tout le monde connait la côte des disques aujourd’hui. Je me suis rendu compte en tournant que les disquaires fermaient les uns après les autres. D’ailleurs, à la release party samedi, il y aura Mr Ash et Bobwall, deux gros diggers qui vendent à des mecs comme Q-Tip. Ils ont leurs sites, respectivement Diggers Digest et French Attack. Le digging c’est leur métier et ce sont vraiment des acharnés. Ils font toutes les brocantes.

A : Il y aura aussi Bertrand Burgalat samedi.

F : Oui, c’est un mec que je respecte énormément. Il a produit Présence humaine de Michel Houellebecq, un de mes albums préférés. C’est quelqu’un qui n’est pas reconnu à sa juste valeur en France. C’est un excellent compositeur et il a donné une vraie direction artistique à son label : Tricatel. Si je n’avais pas mon propre label, c’est un label où j’aurais aimé être. Je suis super content que Bertrand Burgalat apprécie ma musique, sa reconnaissance vaut tous les disques d’or. Vraiment.

A : Qu’attends-tu de cet album ?

F : J’ai bien conscience qu’avec un projet comme ça je ne vais pas faire disque d’or. Aujourd’hui, le monde de la musique est tellement dur que tu pourrais être tenté de ne pas sortir certains disques. Mais tu ne sais jamais quelle vie peut avoir un disque. C’est aussi pour ça qu’il faut quand même le faire. Quand j’ai sorti Spring Tales je n’ai fait aucune promo autour. Et pourtant des années après, tu as des gens qui viennent encore m’en parler. J’ai une certaine distance par rapport à tout ça, comme je ne me suis jamais vu comme un rappeur. Je dis ça, je ne prends pas du tout le truc de haut, ce n’est pas ce que je veux dire. Je peux le faire, j’ai fait ce morceau avec Zoxea il y a quelques temps [NDLR : le remix de « C’est nous les reustas » avec notamment Guizmo, Dany Dan, Morsay et Tiwony] et ça m’avait amusé.

A : C’était assez surprenant de te voir sur ce morceau. Tu ne fais plus de featuring aujourd’hui, pour quelles raisons as-tu accepté celui-là ?

F : Parce que c’était Zoxea. Tu ne dis pas non à Zoxea. Après, j’ai plus fait ce morceau pour l’adolescent de quinze ans que pour moi à vrai dire. Quelque part ça me semble hors-sujet par rapport à ma musique aujourd’hui. En même temps, quand j’avais quinze ans, je l’ai saigné le premier album des Sages poètes de la rue. Pour la petite histoire, j’ai vu Zoxea et Melopheelo poser et ça m’a fait quelque chose. Ça parlait à l’adolescent de quinze ans qui est resté forcément encore en moi. Je ne vends peut-être pas des millions de disques mais des moments comme ça, je les prends avec du recul, et je trouve ça cool. J’avais bien aimé sa démarche, cette idée de faire appel à des gens très différents. Quand je suis venu, je ne savais même pas qui il y aurait sur le morceau.

A : Après toutes ces années, tout ton parcours, tu n’as pas envie de tomber le masque ?

F : Non, je ne l’enlèverai jamais. Je l’ai depuis la fin des années 90. Le premier papier sur le Klub des Loosers c’était Mouloud Achour qui l’avait fait dans Radikal en 2000. Il y avait un quart de page sur les nouveaux groupes…. Le masque fait partie intégrante du truc. J’aime cette mise à distance, le fait de pouvoir mener deux vies différentes. Je trouve ça sain quelque part, c’est dangereux d’être constamment dans ton personnage.

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