Karim Hammou, chercheur en rap français
Interview

Karim Hammou, chercheur en rap français

Dans le livre Une histoire du rap en France, le chercheur Karim Hammou raconte les transformations du rap français, des origines jusqu’à aujourd’hui. Et déconstruit quelques mythes fondateurs.

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Abcdr du Son : Ton livre s’appelle Une histoire du rap en France, et le « une » n’est pas anodin. Quelle est cette histoire, ou plutôt : que n’est-elle pas ?

Karim Hammou : Elle n’est pas l’histoire ultime et définitive du genre. D’abord parce que j’ai fait des choix – je ne pouvais ni ne voulais parler de tout – mais aussi parce que cette histoire n’est pas finie. Je ne voulais pas faire un livre qui momifie le rap en France et en fasse une relique du passé. Ensuite, l’histoire que je raconte affirme fortement un parti pris de mise en récit : « comment le rap en France a-t-il pu durer ? » Je n’ai pas épuisé la question, mais je pense avoir avancé beaucoup d’éléments significatifs pour y répondre.

A : Les premiers mots du livre sont sur toi, « amateur de rap », mais l’amateur que tu es disparaît ensuite complètement du récit. Est-ce qu’il t’a fallu faire un effort pour dissocier l’auditeur du sociologue ?

K : Cette démarche était déjà au cœur de ma socialisation professionnelle comme chercheur, et du goût croissant que j’ai développé pour les sciences sociales. Ce n’est donc pas au moment de l’écriture du livre que l’effort a été particulièrement important. En pratique, le fait d’être amateur a été une ressource de mon enquête. C’est cette passion, associée à celle des sciences sociales, qui m’a donné l’énergie nécessaire pour aller chercher les petits détails, pour accumuler méticuleusement des documents, pour être suffisamment sensible aux contradictions que je pouvais percevoir dans des témoignages, et les confronter à des faits plutôt que choisir la version qui m’arrangeait le mieux.

A : Le ton du livre est très neutre, voire clinique. C’est un choix ?

K : Oui. Il était bien question de disséquer la trajectoire d’un genre musical, de traiter avec la même démarche l’interprète anecdotique (Annie Cordy) et le pionnier (Dee Nasty), la célébrité (Akhenaton) et le b.boy anonyme (J.-P.), la radio de masse (Skyrock) et l’association à but non lucratif (la Sound Musical School B.Vice). Je considère que les faits parlent d’eux-mêmes : ceux qui privilégient telle ou telle conception sur le rap feront le chemin du jugement tout seuls.

Ceci dit, je sais que ma démarche n’est pas neutre pour autant. Mon point de vue est certes étayé, mais il est partial. Cette neutralité de ton est elle-même une prise de position : elle signifie qu’on peut parler du rap sans être dans une posture morale, sans devoir prendre parti « pour » ou « contre » ceci ou cela. On peut chercher en premier lieu à décrire le rap dans sa complexité, dans ses conflits. « Comprendre » le rap, au sens sociologique, c’est ça.

« La neutralité apparente du livre est une prise de position : elle signifie qu’on peut parler du rap sans être dans une posture morale. »

A : Quel amateur de rap es-tu ?

K : Je suis en premier lieu un amateur de rap français. J’ai découvert le rap sans trop m’en rendre compte à dix, douze ans, notamment via MC Solaar. Puis un ami m’a fait écouter Ombre est lumière, et ça a été un vrai choc. Tout me plaisait : les morceaux de bravoure mystique, le thèmes géopolitiques, les chroniques sociales, les délires humoristiques, les ambiances énervées… Je peux toujours réciter de mémoire « Pharaon reviens » ! Mes goûts, par la suite, se sont cristallisés souvent sur des artistes aux paroles très écrites, aux thèmes engagés, ce que l’on pourrait appeler « rap conscient » : Assassin, Fabe, IAM… Aujourd’hui, sans surprise, je suis plus amateur de Médine, Billie Brelok, REDK ou Casey que de Booba ou Kaaris. Mais comme j’ai tendance à garder une oreille sur ce qui sort, j’accroche souvent sur un ou deux morceaux au sein d’albums que je n’apprécie pas forcément du début à la fin. Tant que ça me fait bouger la tête, je ne me pose pas de question.

A : Le début du livre, qui retrace les premiers enregistrements de chansons rap en France, montre que le genre doit aussi ses prémices au monde de la nuit et de la variété. Ça m’a fait penser à cette phrase d’Akhenaton, « Le rap est né dans les caves et pas dans les boîtes », qui est un peu démentie par le livre. Qu’est-ce que tu penses de cette phrase, désormais ?

K : Qu’elle garde tout son sens, dans la perspective normative qu’adopte Akhenaton lorsqu’il la rappe. Personnellement, je préfère le rap de cave au rap de boîte, mais je n’ai pas écrit un livre sur mon rap personnel. Je voulais parler du rap sous de multiples formes, celles qui sont considérées par une majorité d’amateurs comme légitimes et celles que ces mêmes amateurs déprécient ou même ignorent totalement. Adopter cette démarche n’est pas une critique implicite de ceux qui défendent une certaine conception du rap – surtout lorsqu’ils la défendent par la pratique ! Par contre, c’est une critique adressée à mes « collègues chercheurs » qui, pendant vingt ans, ont parlé de l’histoire du rap en France en occultant totalement l’existence de plusieurs centaines de morceaux rappés dans la première moitié des années 1980. Cette occultation était liée au fait que ces morceaux n’entraient pas dans la case qu’ils avaient a priori construite pour ce genre. Or déconstruire les a priori, pour moi, c’est le métier des chercheurs, pas des artistes – même si certains parviennent à le faire.

A : Le livre décrit très bien comment le rap est devenu, presque malgré lui, la musique officielle du « malaise des banlieues », et comment les rappeurs eux-mêmes ont renforcé cette idée. À ton avis, aurait-il été possible d’éviter ça ?

K : La façon dont j’ai écrit le livre cherchait à rendre sensible tous les choix, les rapports de force, les petites actions cumulés par lesquels, au fur et à mesure, l’histoire prend une certaine tournure – avec l’idée, évidemment, que l’issue aurait pu être différente. Mais la formule « éviter ça » suggère aussi que ce chemin qu’a pris l’histoire est négatif, et là ça nous amène au-delà de la sociologie. Il faut alors prendre la mesure de ce que cette définition du rap comme expression des jeunes de banlieue a produit comme effets, et qui sont parfois très inattendus. Si le rap a pris une telle ampleur en France, c’est en partie parce qu’il a été fortement médiatisé au début des années 1990. S’il a été fortement médiatisé, c’est notamment parce qu’il permettait de mettre en scène sur les plateaux de télévision cette jeunesse populaire qui n’avait alors peu ou pas de visibilité dans l’espace médiatique. Si les maisons de disques ou le ministère de la Culture se sont intéressées au rap au début des années 1990, c’est aussi pour cette raison, avec les effets contradictoires que l’on connaît.

La question que je me pose, d’un point de vue politique, c’est donc moins « Est-ce qu’il aurait été possible d’éviter ça ? », mais plutôt : « Que faut-il faire et dire pour que cette assignation soit la moins enfermante possible pour les artistes, leurs publics, mais aussi les membres de la catégorie sociale dont le rap est devenu l’emblème ? »

A : Tu as lu The Big Payback ? Ce livre raconte « une » histoire du rap américain, et il se termine sur l’impression que là-bas, le rap a « gagné », à tous les niveaux. À la fin de ton livre, on a un peu le sentiment inverse pour le rap en France…

K : J’ai lu The Big Payback peu après avoir envoyé les épreuves de mon livre à l’éditeur… Et j’ai trouvé ce livre passionnant. Dans une certaine mesure, j’ai été soulagé de le découvrir après la publication de mon livre, parce qu’il met la barre si haut qu’il aurait alimenter la tentation de sans cesse repousser le partage de mes recherches afin de « faire mieux ». Il offre pour moi le bon contre-point à Can’t Stop Won’t Stop de Jeff Chang, que l’on cite souvent, parce que The Big Payback s’intéresse à des acteurs multiples, des DJs de discothèques aux magnats du rap des années 2000 en passant par les Rick Rubin et autres Tom Silverman qui, sans être du Bronx ou de Queens, ont joué un rôle majeur dans le destin du rap aux États-Unis. Pour autant, je n’ai pas du tout lu la fin du livre comme la preuve que le rap aurait « gagné ». Il y a, évidemment, une différence de proportion qui renvoie aux proportions des marchés musicaux et aux rapports de force culturels internationaux entre la France et les États-Unis. Mais gagner, qu’est-ce que ça veut dire ? Produire des millionnaires à la Jay Z ou à la Dre, ce n’est pas forcément ce que j’appelle « gagner ».

Mais si une différence de sentiment demeure, au delà du style d’écriture de Dan Charnas – ce côté success story que j’ai volontairement évité – c’est peut-être qu’aux États-Unis, le caractère incontournable du rap semble entériné par tous. En France, le rap est lui aussi incontournable, mais il continue a être l’objet de discours de dénigrement, ce que le rap américain a abondamment connu dans les années 1990. De ce point de vue, la différence vient peut être aussi du fait que le rap américain s’impose au terme d’un siècle d’exploitation marchande des musiques africaines-américaines, alors que le rap en France a été le premier genre musical à imposer dans les industries musicales le pluralisme d’une société qui se pensait jusqu’aux années 1990 comme fondamentalement blanche, et occultait ou exotisait la contribution des minorités à sa culture. Le rap en France ne disposait pas de ces appuis dont le rap américain a pu rapidement bénéficier, que ce soit dans la presse ou dans les milieux académiques. Mais c’est une chose qu’il s’agit de construire aujourd’hui, moins d’ailleurs pour le rap que pour la société dans son ensemble.

« Chaque article qui reconduit les clichés que l’on oppose au rap depuis vingt-cinq ans confirme l’utilité du travail d’analyse que j’essaie de mener. »

A : Maintenant que l’analyse est terminée, je pose la question à l’amateur de rap, pas au sociologue : quel est ton ressenti personnel sur cette histoire du rap en France ?

K : J’ai le sentiment qu’un pari improbable noué quelque part au creux des années 1980 a abouti, trente ans plus tard, à quelque chose d’inimaginable, si ce n’est inespéré. Dans beaucoup de discours que je peux entendre, une forme de déception émerge sur le plan artistique. En ce qui me concerne, il n’y a pas et il n’y a jamais eu une telle déception. Peut-être est-ce parce qu’ici mes attentes n’étaient pas très fortes, contrairement à nombre de commentateurs du genre qui, en vieillissant, regrettent les émotions que la découverte du rap a pu leur procurer.

S’il faut raisonner en termes de réussite ou d’échec, pour moi, la vraie victoire du rap en France se situe au niveau de son rôle dans les espaces publics médiatiques. C’est ce que j’écris à la fin de mon épilogue : l’existence du rap en France contribue à reformuler des identifications ordinaires au sein de la société française. Le contenu politique de chacune de ces reformulations ne me plait pas forcément : les identifications sociales et les projets politiques implicites que l’on peut déduire de certaines œuvres ne sont pas forcément émancipatrices, de mon point de vue. Mais à un niveau plus large, je leur reconnais le mérite de porter dans l’espace médiatique des thèmes, des acteurs et des points de vue variés qui étaient peu ou pas visibles auparavant.

A : Dans la postface du livre, il me semble que tu emploies pour la seule fois le mot « racisme ». On a l’impression que ce mot, et tout ce qu’il implique, tu as essayé de le maintenir à distance pendant tout le livre…

K : Je ne crois pas que ce soit le seul moment. J’en parle notamment lorsque j’évoque le monde des discothèques des années 1980, où je parle de gestion raciste des publics. J’en parle aussi dans l’épilogue, lorsque je traite de la croisade morale nationaliste d’une large partie de la droite politique, et c’est également au cœur du chapitre 3 portant sur la définition médiatique du rap – puisque derrière la notion de minoritaire, il y a bien l’horizon de l’idéologie raciste.

Par contre, je n’ai pas chercher à décrire le racisme comme une toile de fond permanente de mon récit, car je voulais d’abord décrire l’histoire d’une institutionnalisation, au sens sociologique du terme : comment le rap dure dans notre société. Cette institutionnalisation engage des logiques complexes, que la seule ligne de lecture du racisme ne permet pas de résumer, et qu’elle risque même d’occulter. C’est le paradoxe de la dénonciation : si l’on ne parle d’une personne qu’en tant qu’elle subit une oppression raciste, on court le risque de ne plus parler d’elle que par et pour le racisme. Or les acteurs racisés ne se réduisent jamais à cette dimension de leur expérience et de leur action. Et dans ce travail sociologique, ils m’intéressaient aussi au-delà de cette dimension. Restituer les opportunités, les concurrences, les convergences d’intérêt, mais aussi les passions et les plaisirs qui s’appuient sur d’autres logiques que le racisme me paraissait une bonne façon de donner à voir l’épaisseur et la complexité des gens et de leurs histoires. J’aurais été déçu que l’on puisse réduire cette histoire du rap en France au lieu commun réducteur du rap comme réponse au racisme.

Paru aux éditions La Découverte, le livre est disponible au format Poche

A : Si tu ne pouvais faire lire ce livre qu’à cinq personnes, et cinq personnes seulement, qui choisirais-tu ?

K : Je n’ai pas écrit le livre pour cinq personnes mais pour des millions. En tout cas, j’ai cherché à ne pas faire un livre destiné aux sociologues. Ça peut paraître surprenant, puisque la difficulté de lecture du livre est régulièrement relevée, mais j’ai fait des efforts pour être lisible et accessible ! Et j’ai écarté de mon livre tous les développements théoriques, conceptuels ou méthodologiques très présents dans ma thèse. J’ai fait du mieux que je pouvais pour ne pas m’adresser au petit milieu académique. Mais je conçois qu’on trouve que je suis encore loin du compte si je prétendais faire un ouvrage de « vulgarisation » !

J’ai aussi écrit un livre qui me plaisait. J’aime beaucoup la sociologie en particulier et la recherche en sciences sociales en général, donc mon écriture s’en ressent. Je voulais pouvoir assumer totalement ce livre sur le plan scientifique, tout en apportant suffisamment de références précises pour intéresser les amateurs, jeunes ou vieux. Ce mélange de précision empirique sur un objet peu connu des cercles intellectuels et de densité de l’écriture, liée à une volonté d’être nuancé dans mes analyses, était un pari probablement risqué. Mais pour l’instant, je trouve qu’il a payé à la hauteur de mes espérances.

A : Pendant la promotion du livre, tu as été interviewé sur France Culture. Tu t’es alors retrouvé dans la position inconfortable du défenseur du rap face à un journaliste qui voulait déboulonner le genre. C’est pas un peu décourageant de se plier à un exercice aussi vain, après avoir consacré des années de travail pour livrer une analyse mesurée et précise du rap en France ?

K : J’ai un souvenir amusé de cette émission, même si j’étais assez stressé avant l’enregistrement. Mais non, pas de découragement. À la limite, chaque émission ou chaque article qui reconduit les clichés que l’on oppose au rap depuis vingt-cinq ans confirme l’utilité du travail d’analyse que j’essaie de mener. Je ne crois pas qu’un livre puisse faire changer ce type de personne d’avis, mais je pense qu’il peut donner des arguments à ceux qui se posent des questions et à ceux qui savent que ces raisonnements sont des escroqueries intellectuelles. Je compte plutôt sur ces gens-là pour, tôt où tard, imposer une autre vision dominante du rap par le biais d’un rapport de force dans les espaces publics médiatiques. Un jour, on regardera ce type de journalisme comme on regarde l’oncle relou qui répète la même idiotie depuis vingt ans en se trouvant très subversif dans les repas de famille. J’essaie de mon côté de contribuer autant que je le peux à ce processus, en portant les arguments qu’un sociologue et amateur de rap peut soutenir dans un tel contexte, sans sortir de mon rôle. Et je suis heureusement loin d’être le seul à le faire.

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