L’oeil de Jonathan Mannion
Photographie

L’oeil de Jonathan Mannion

Le photographe à qui l’on doit bon nombre de pochettes de hip-hop légendaires est revenu avec nous sur certains des portraits de sa récente exposition au Quai Hennessy.

Reasonable Doubt, God’s Son, Speakerboxxx, Nigga Please, Flesh of My Flesh, Blood of My Blood, Tha Carter II, The Marshall Mathers LP… L’histoire visuelle du hip-hop semble être intrinsèquement liée au travail du photographe Jonathan Mannion. Cet ancien assistant de Richard Avedon, formé à l’art du portrait classique, travaille depuis une vingtaine d’années à la réalisation d’images dont nombres sont devenues légendaires. Fidèle à ses modèles, il est fréquent qu’il les photographie année après année, créant un degré d’intimité qui donne à ses clichés une dimension particulière. Nous avons rencontré Jonathan Mannion au vernissage de son exposition, organisée l’été dernier à Cognac en collaboration avec Thibaut de Longeville et Hennessy. Avec lui, nous sommes revenus sur certains des portraits présentés.

Notorious B.I.G. 1995

A l’époque où je travaillais avec Avedon, j’ai eu la possibilité, tard le soir, d’intégrer la scène hip-hop new-yorkaise. Je sortais du travail vers huit ou neuf heures, je passais à la maison, j’avalais un morceau de pizza – c’était à peu près tout ce que je pouvais me permettre – puis je partais chasser l’évènement. C’est ce qui m’a vraiment permis de me faire un nom : naviguer de boîte en boîte, être vu, construire des connections, échanger mes connaissances avec les gens que je croisais. À l’université, je participais à des émissions de radio spécialisées où on ne passait que du hip-hop. On organisait toutes les soirées sur le campus. Ce que j’y ai appris m’a servi par la suite. Je courais de boîte en boîte, je shootais, je présentais mes images à Vibe ou The Source. J’essayais simplement de documenter le moment le plus emblématique de chaque soirée.
L’un des moments les plus forts de cette période de mon travail, c’est clairement la soirée pour le disque de platine de Notorious BIG. Quand Ready to Die est devenu disque de platine, il y a eu une soirée complètement folle au Palladium. Cette image le montre avec le mic, sur une scène hyper bondée. J’avais réussi à me faufiler à ses côtés. Je tenais Lil Kim par la main et je shootais en même temps. Il y avait moi, Lil Kim, Biggie, Puff Daddy et quelques autres, sur scène, en rang d’oignons. Difficile de ne pas être complètement connecté à ce qui se passe lors d’un moment pareil. C’était l’un de ces instants où tout semble être parfaitement en place. J’ai pu rendre compte de ce grand moment, et shooter l’une des images les plus importantes de Biggie, sur scène, en pleine action. C’était bien avant que tout le monde utilise Instagram, avant Twitter, avant que tout le monde ait un iPhone et regarde constamment ce qui se passe à travers un écran. J’ai pu absorber l’ambiance. Ces quelques clichés montrent Biggie et Puff à un moment de leur carrière où ils dirigent le monde, où ils établissent alors la voie à venir du hip-hop new-yorkais.

Oxmo Puccino 1997

Je travaillais pour un groupe appelé Afrodiziac. C’était mon premier séjour en France. Vu que j’étais sur place, le label m’a proposé de photographier un autre gars qui allait devenir, selon leurs dires, « un vrai phénomène. » Ils voulaient que je fasse un simple shooting et proposaient de prolonger mon séjour. J’étais évidemment d’accord. Je l’ai rencontré. Ça a été une expérience d’une grande simplicité. La session n’a pas duré très longtemps. On s’est promené autour de Bastille, dans le troisième arrondissement, et on a fini par shooter cette image dans une cour intérieure. Je me souviens que j’avais repéré la lumière au premier coup d’œil. J’adorais la façon dont elle tombait sur lui, le mur craquelé, et le rendu avec le cigare. J’ai tout de suite trouvé Oxmo très intelligent. À chaque fois que je shoote, je prends des Polaroïds. Je lui ai demandé d’en signer un. Il a écrit MannioN avec la première et dernière lettre en Majuscule. Puis dessous, avec les mêmes premières et dernières lettres, il a écrit MillioN. Tu sais comme un court instant peut parfois te permettre d’entrevoir la façon dont fonctionne l’esprit créatif d’une personne ? Je crois que ce jour là, j’ai pu entrevoir de manière très simple la façon dont Oxmo fonctionne. Nous sommes toujours en contact aujourd’hui parce que c’est vraiment quelqu’un de profondément humain et honnête.
Suite à ce shooting, j’ai été embauché pour réaliser les visuels de Cactus de Sibérie et j’ai entamé une longue relation avec le label, ce qui a permis de développer ma reconnaissance aux États-Unis tout en continuant à contribuer au marché français. C’était gratifiant pour moi d’être ici, d’avoir une valeur dans un autre pays, d’y photographier la crème de la crème, comme NTM ou IAM à Marseille.

Clipse 1999

On échangeait beaucoup sur la direction visuelle à donner à Exclusive Audio Footage. Je ne pense même pas que l’album soit sorti en définitive, mais j’ai fait la couverture du single « The Funeral », produit par Pharell, qui reste à mon sens l’un des plus grands morceaux du genre. C’est un morceau complètement sous-estimé, sur lequel Malice et Pusha T sont incroyables. Donc, un jour, Clipse m’appellent et m’annoncent : « on veut que tu nous pendes sur la pochette. » J’ai dû leur répondre que c’était absolument hors de question. Je veux dire, regarde-les, regarde moi, c’était vraiment pas envisageable. Je leur ai dit : « comprenez-moi bien, je n’ai aucun problème à vous tuer, mais ce n’est pas comme ça que ça va se passer. » J’ai réfléchi à la manière de faire. J’ai regardé de vieilles photos prises par la police dans le New York des années 30. C’était dans dans un livre de Luc Sante qui s’appelle Evidence. Les photos montraient l’environnement d’une scène de crime de façon incroyable. C’était un vrai document dont le sujet était la mort dans toute sa splendeur. C’est devenu mon inspiration. De là m’est venue cette vision du dessus, et l’envie de créer une histoire avec plusieurs strates. J’ai retourné leurs poches et j’ai laissé l’argent éparpillé sur le sol. Comme ce n’est pas l’argent qui avait motivé le crime, mais leur musique, on a disposé ces boitiers de cassettes vides au sol. Ça forçait l’observateur à examiner de plus près l’image, à additionner les pistes. J’avais envie qu’il y ait plusieurs niveaux de lectures, même si je voulais aussi que le visuel soit tout simplement hyper marquant.

Akhenaton 2000

Quand je venais en France, je demandais toujours à shooter les meilleurs des meilleurs. Je venais de faire une super session avec NTM et tout le crew du 93. Je savais qu’il me fallait aussi Akhenathon, Shurik’N et les autres membres d’IAM si je voulais vraiment avoir tous les plus grands. Je trouvais leur musique très singulière, mais je n’avais jamais eu l’occasion de travailler avec eux. Finalement j’ai eu la possibilité de les photographier lors d’une séance presse durant laquelle on m’avait réservé un peu de temps. Je crois que c’était à Marseille et que cette image a été prise à l’arrière d’une église. J’ai arrêté net Akhenaton quand j’ai vu la texture de ce mur, je la trouvais belle et élégante. Je n’avais pas eu de vrai déclic et rien n’était particulièrement évident, mais je suis un portraitiste classique, et cette image, c’est vraiment ce que je sais faire de mieux : capturer la beauté d’un instant et un incroyable visage, chercher à voir quelle sera la bonne lumière naturelle, celle qui rendra la prise de vue la plus intéressante possible.

Roc-A-Fella 2002

J’ai fait cette image pour The Source. J’avais une journée pour photographier chacun des artiste du label : Cam’ron, Dipset, Kanye. L’une des photos devait inclure le noyau dur, à savoir Jay, Dame, Biggs et Beanie. Cette image fait vraiment partie de celles qui m’ont aidé à renforcer ma position dans ce milieu. C’est le genre de moment qu’il est impossible de reproduire, même si on le voulait vraiment. Ça donne un poids particulier à ce type de cliché. Je voulais faire le portrait définitif de Roc-A-Fella. Ce que je ne savais pas, c’est qu’à peine deux semaines plus tard, Jay déciderait de partir, et que ceci deviendrait donc la dernière image d’eux tous ensemble, en train de rire, sans retenue et avec cette vraie complicité. Point final. Le magazine est paru avec cette photographie en couverture. Au numéro suivant, une grande fermeture éclair passait entre Jay et Dame, comme pour les séparer. Ça m’a fait réaliser à quel point chaque prise de vue est unique et doit être traitée comme une fin en soi. Si je n’avais pas été parfaitement prêt, cet instant fugace n’aurait jamais existé. Il est impossible d’obtenir une émotion si franche sur commande d’un sujet, c’est forcément naturel. Là, ce qui les avait fait rire, c’est Beanie Sigel. Beanie avait fait un truc qui les avait fait marrer et ils se foutaient de lui. Regarde comme ils rigolent tous, sauf lui qui a juste une sorte de petit demi-sourire. Je ne sais ce qu’il avait fait mais je lui demanderai un de ces jours. J’ai réagi si vite et ce n’était pas ce qu’il y avait de si drôle qui m’importait, ce qui m’importait, c’était de sceller cet instant.

Kanye West 2002

Le Polaroïd 195 est l’un de mes appareils de prédilection. Si je ne devais garder qu’un seul appareil, et si les films Polaroïd 665 étaient toujours distribués, je n’utiliserais que ça. Aucun autre n’a son pareil à mes yeux, même si j’aime plein d’autres outils, et que je suis toujours ravi à l’idée de travailler avec une marque ou de développer un produit qui puisse un jour le dépasser. C’est avec cet appareil que j’ai photographié Kanye pour la couverture de The Fader. C’était sa toute première couverture de magazine donc je pense que ça comptait beaucoup pour lui. C’était aussi ma première séance photo dans mon studio de Gramercy Park à New York. Le studio va d’ailleurs bientôt être récupéré par le promoteur qui souhaite détruire tout le bâtiment. Ce sera une étrange phase de transition après onze ans passés ici. Il se peut que je fasse revenir Kanye. Je tournerai la page sur cette période de ma vie comme je l’ai commencé.
L’image est toute simple : lui et un sac à dos Louis Vuitton. Je crois me souvenir qu’il m’avait dit qu’il voulait plusieurs de ces sacs pour la séance, mais qu’ils n’avaient pas voulu lui envoyer. Du coup, il les avait carrément achetés en magasin. J’avais trouvé ça bien qu’il sache autant ce qu’il voulait, et qu’il soit prêt à s’investir pour son image. Ça m’a donné encore plus envie de réussir parfaitement ce portrait. Nous avons eu un échange intéressant. À l’époque, j’avais déjà un respect fou pour son talent et la manière dont il repoussait toujours plus loin ses limites artistiques. Ça a été une très bonne journée de travail, passée à chercher une image propre et pure. Ça a marqué le début d’une longue collaboration entre lui et moi.

Ja Rule 2002

Ja Rule est un artiste que j’ai vu grandir jusqu’à devenir l’artiste qu’il est aujourd’hui. J’ai littéralement photographié sa première session photo presse quand il a signé chez Def Jam. Il y portait d’ailleurs mon propre sac à dos. J’ai toujours su qu’il aurait une belle carrière. Je l’ai photographié à plein de reprises : pour son premier, son deuxième et son troisième album. Si ma mémoire est bonne, cette image faisait partie de celles réalisées pour son quatrième album. Sur le côté face de la pochette, il porte des chaînes sur son dos. On était à Miami et je le photographiais dans cette espèce de monastère. On a fait des images spectaculaires là-bas, mais je voulais continuer. Il y avait toujours une connotation religieuse à ce que nous faisions, parfois à sa demande, parfois c’était juste l’influence du cadre. On est descendus vers cette crique, et je me souviens lui avoir dit « viens mec, on va te baptiser. » Nous avions deux prêtres, question de pouvoir choisir lequel correspondrait le mieux à l’ambiance que nous voulions donner à la scène. On est descendus vers l’eau et il m’a dit « attends, tu crois pas qu’il y a des alligators là-dedans ?« . Je lui ai répondu « bien sur que non » en allant moi-même patauger dans l’eau en priant en silence que je ne me fasse pas dévorer par une de ces satanés bestioles. Du coup, lui et les autres m’ont suivi. Le fait que j’y aille, que je croie autant à la valeur des photos que nous ferions, ça l’a convaincu. Et nous avons fait ces images de baptême, de renaissance en quelque sorte.
Même si ce moment était complètement prévu, il a joué si parfaitement le jeu que c’est devenu un peu plus qu’une image. On s’est un peu perdus dans l’instant. Pas qu’il y ait eu une forme d’intervention divine, mais on était tous complètement présents, travaillant à rendre cette image aussi authentique que possible. Je pense que c’est un fil conducteur de mon travail : je veux que mes images aient quelque chose de vrai, qu’elles représentent la vérité de leur sujet à un instant donné. [NDLR : image non présente dans l’exposition]

Eminem 2003

Je devais à nouveau photographier Eminem à Detroit, ce qui me convenait tout à fait. J’adore travailler à plusieurs reprises avec un artiste parce que cela contribue à créer une histoire. Je sais où tu étais alors et je peux plus facilement t’emmener vers ce que tu seras. Ça apporte une dimension spéciale. C’était juste avant Noël, plutôt à la dernière minute. Peut être quatre ou cinq jours avant la séance, je l’appelle et je lui dis « tu sais, j’ai vu que tu avais toutes ces bribes de textes sur des petits bouts de papiers, il t’en reste ? » J’ai toujours été fasciné par l’écriture. Et celle d’Eminem ne peut pour ainsi dire n’être décryptée que par lui-même. Il m’a répondu « mec, j’en ai des centaines ! » Je lui ai demandé d’en ramener au shooting, car j’avais une idée en tête. Et là Eminem me répond « pas de problème, je t’en ramène un sac poubelle entier. »
Le jour du shooting, il arrive, et pose devant moi un sac de chantier rempli à ras-bord de bouts de textes qu’il avait écrit. C’était incroyable. On aurait dit la hotte du Père Noël. Je lui ai demandé si je pouvais percer de petits trous de punaises dedans et il m’a répondu « vas-y, fait ce que tu veux. » J’ai passé les deux heures suivantes à déplier 300 petits bouts de papiers et à les disposer sur le mur dans un ordre qui me paraissait adéquat. Ça m’a vraiment fait pensé au film Un homme d’exception quand il déchiffre tous les codes. Un peu comme si Eminem avait trouvé son propre système codé de compréhension du rythme, de la cadence, de la voix, et que cela expliquait pourquoi il était capable d’aller plus loin que n’importe qui dans le perfectionnement de son style. C’est ce que je voulais faire ressortir dans une seule et même image.

Mos Def 2004

Yasiin Bey est l’une des personnes avec laquelle je préfère travailler. Je le trouve tout simplement brillant en tout. Il sera peut être un peu en retard, mais c’est pas grave, on lui pardonne, parce que quand il arrive, il est à fond. Cette image a été prise pour The Fader. Je me souviens que j’avais un vol le soir même pour Paris et que je devais impérativement partir à six heures pour embarquer à temps. Je comptais même me rendre directement du shooting à l’aéroport. Il était un peu en retard et choisissait des vêtements. Il revenait d’un séjour en Floride durant lequel il avait fait le tour des friperies et il était tout content de ses trouvailles. Il essayait plein de trucs différents dans son modeste appartement de Brooklyn. Je me suis dit que nous ne pourrions probablement pas aller bien loin et qu’il faudrait faire au mieux dans les environs. On a commencé avec ce trench complètement fou qui lui donnait l’air d’un détective tout droit sorti d’un film de flics et truands. On est allés au bord de l’eau et on a fini par faire une petite série en hommage au World Trade Center, en Polaroïds, dans laquelle il pointait le lieu ou les tours se trouvaient avant. J’essaie toujours de donner un sens supplémentaire à mes images.
De là, nous sommes allés à un autre endroit pour faire quelques autres prises de vue, mais je voulais essayer un autre cadre, un lieu qui me plaisait davantage. J’ai pensé que nous devrions descendre plus bas sur Myrtle Avenue, parce que l’ambiance y devenait plus complexe visuellement. On a pris la voiture et on est partis. Mos avait ce sweat-shirt complètement fou sur lui. Un Moschino ou un truc du genre. Il était assis à l’avant, coté passager, et j’étais sur le siège arrière opposé, derrière le conducteur. À un moment, je regardais par la fenêtre son pull et le mur, et je vois vert, vert, bleu, bleu, jaune, jaune, orange, orange, et là j’ai gueulé « garez-vous, garez-vous ! » et tout le monde me demande ce qui se passe et je continue « c’est ici, c’est ici qu’on va shooter ! » On a fait un shooting entier là, je n’arrêtais pas de penser que je devais partir prendre mon avion dans moins de 45 minutes et qu’il fallait travailler vite et bien. Il a fait toutes ces super poses old school, s’est appuyé contre le mur avec ce même manteau, et c’était un autre de ces instants où on dirait qu’il suffit de demander pour obtenir un résultat parfait. Avec lui c’est tout le temps comme ça.
On a un lien particulier, on comprend chacun ce que l’autre essaie de faire. On a travaillé un paquet de fois ensemble, et il y a toujours un truc cool qui se passe durant un shooting avec Mos Def. Ce jour là on a même fait une petite étude sociologique : on a pris des Polaroïds, on les a signés, et on les a scotchés au mur en écrivant « laissez-les ici, c’est un cadeau qu’on fait à Brooklyn » en se demandant combien de temps ils resteraient collés au mur. Lorsque nous sommes revenus, la plupart avaient disparu, mais il en restait un, que j’ai décollé en emportant un bout du mur avec moi et que j’ai encore aujourd’hui. Je garde toujours ces souvenirs de shootings. J’ai même une pelle signée Big Pun !

Killer Mike 2005

J’ai photographié Killer Mike à Atlanta pour la couverture de son album. Je me souviens lui avoir dit « Viens, on va discuter et faire les repérages ensemble« . Il était super partant. On conduisait et il me montrait des lieux. On a sauté le grillage d’un parc pour aller voir l’endroit où il jouait gamin. Il m’a raconté plein d’histoires sur les enfants qui avaient fait des chutes, et ceux qui lui cherchaient des noises, ce genre d’anecdotes toutes plus géniales les unes que les autres. Je me souviens aussi de sa grand-mère, qui était la personne qui l’avait principalement élevé et qui était très importante dans sa vie. Comme mes parents habitaient tous deux aussi à Atlanta, ils sont passés au shooting pour discuter avec elle et je me souviens de ce gigantesque Killer Mike serrant tendrement ma mère – qui fait au grand maximum 1m60 – dans ses bras en lui disant « Bonjour maman, comment allez-vous ? C’est un plaisir de vous avoir ici. » Killer Mike a si bon coeur. Il est vraiment spécial à plein d’égards. Ce shooting était spécial, lui aussi, parce que nous avons beaucoup discuté. On était chez sa grand-mère et à un moment il demande « mamie, tu peux aller chercher ce machin dans le placard de la pièce d’à coté ? » Je m’attendais à une photo de lui bébé ou un truc du genre, mais elle répond « mais bien-sûr mon chéri« , part dans la pièce et revient avec un Grammy ! Et Killer Mike me balance : « regarde, mamie avec un Grammy ! » J’ai trouvé ça tellement cool que j’ai fait cette image. Elle s’est probablement changée neuf fois et a changé de perruque six fois. C’était comme si Mike devenait un accessoire de son propre shooting. Quand elle est décédée, on lui a envoyé l’image en souvenir, en souvenir de cette agréable journée passée ensemble.

Fabolous 2007

Cette exposition était aussi l’occasion de montrer des images qui parleraient aux fans de hip-hop, sans pour autant être celles qu’ils connaissent par coeur. Nous voulions choisir des images qui seraient à mille lieues de celles qu’ils ont l’habitude de voir. On ne va pas, par exemple, montrer la couverture de Reasonable Doubt, mais plutôt la quatrième de couverture, qui est moins connue. Cette image de Fab’ a été réalisée pendant un shooting pour la couverture de l’album From Nothing to Something. C’était un questionnement autour de celui qui a tout et celui qui n’a rien. Par exemple, peut être que le cireur de chaussures dans l’image possède sa petite entreprise, c’est tout ce qu’il a toujours voulu faire et il est parfaitement heureux. Peut être que l’autre gars en costume est misérable et stressé, et il lit le journal en s’inquiétant du cours de la bourse. Finalement il n’a rien du tout. Ou peut être, à l’inverse, le gars qui astique les chaussures fait ça parce qu’il n’a pas le choix, pour nourrir sa famille, alors que le trader en costume est peut être sur le point de s’acheter un nouveau bateau, et qu’il est tout content à l’idée de pouvoir y déguster un bon verre de Hennessy. On ne peut pas savoir. On ne sait jamais qui est heureux et qui ne l’est pas. Je voulais que cette dualité soit la composante de chaque élément de chaque image. Nous en avons fait une sur laquelle il était le photographe puis la star sur tapis rouge, celle-ci avec le cireur de chaussures et l’homme en costume, une autre sur laquelle il était l’ingénieur son puis le rappeur dans la cabine. Nous n’avons donc pas uniquement fait huit images pendant ce shooting, mais bien seize, parce que je devais à chaque fois photographier les deux personnages, tous deux joués par Fabolous, séparément. Il a bien fallu gérer tous ces changements de tenues et bien penser les mises en scène. C’était une journée assez riche en émotions. Et bien sûr un autre shooting planifié juste avant Noël ! Je me souviens que ça a été ma dernière prise de vue de cette année là.

Drake 2009

Drake est un roi. J’admire vraiment-vraiment-vraiment Drake et son travail. Je retravaille d’ailleurs avec lui la semaine prochaine à Toronto. J’ai adoré So Far Gone. Peut être que j’étais juste à un moment de ma vie, dans un espace temps particulier qui explique qu’il ait eu un tel impact sur moi, mais ce qu’il dit dans cet album me touche vraiment. Puis la façon qu’il a de présenter les choses a rendu acceptable à l’époque le fait d’aller puiser dans ce panel d’émotions. Je pense que le public hip-hop a été un peu perdu pendant quelques années, mais que Drake avait une vision d’une telle clarté qu’il a immédiatement pris une place importante. C’était un gros shooting pour moi. Ça a duré trois jours. Le premier, je suis allé le photographier en studio. C’était assez informel, on s’est rencontrés, salués, je voulais découvrir le personnage. Il connaissait mon travail, ma carrière. J’avais écouté son album et pouvais en chanter chaque parole car il m’avait vraiment marqué. Le deuxième jour, je l’ai shooté à mon studio. C’est aussi le jour où il est allé signer son contrat avec sa maison de disque. Puis nous avons pris l’avion pour Toronto – je me souviens, c’était le 4 juillet – pour le photographier chez lui, fêtant ça. Trois jours… Pour que je m’engage sur ce type de période, il faut que je sente que ce soit spécial, que la musique me touche. Nous avons fait ces images pour The Fader et nous avons réussi pas mal de prises de vues incroyables. J’adore voir comment les gens travaillent, comment ils arrivent à pareil résultat en studio. Est-ce que ça leur prend vingt prises, une seule, comment ils posent leur voix, est-ce qu’ils ont des notes, est-ce qu’ils fument ou est-ce qu’ils sont sobres, est-ce qu’ils boivent, que font-ils ? Je veux connaitre le processus. Sur ce shooting, j’ai vraiment pu passer du temps avec Drake, comprendre son rythme en tant qu’artiste, l’espace mental qu’il occupe en studio. Il était dans la cabine, il essayait deux-trois trucs, il écoutait l’album, puis d’autres titres inédits sur lesquels il bossait depuis la sortie de So Far Gone. C’était un moment d’une grande simplicité. Il était si concentré, il réfléchissait, il écoutait si intensément. Je pense que ça se ressent dans le cliché. Il paraît si fort, puissant, mais presque fragile. Sinon, nous avons choisi cette image pour l’exposition à cause du fond qui nous rappelait le drapeau français ! [rires]

Rick Ross 2011

Bawse ! J’ai fait quatre pochettes d’albums avec lui, plus quelques couvertures de magazines. Il est venu à mon vernissage en Floride, pour Art Basel, et non seulement il est venu, mais il a bien voulu nous accorder une interview pour parler du travail que nous avons effectué ensemble. Cette exposition a été toute une aventure. A$AP Rocky, dont il y avait des images dans l’expo est venu en show case, DJ Clark Kent a mixé, Gabriel Union et Chris Bosh sont passés, et le deuxième jour nous avons fait cette interview live avec Rick Ross, afin de discuter de ces quatre pochettes. L’une des images que nous avons réalisées ensemble est celle présenté dans l’expo. C’est Rick Ross dans le hood. On conduisait dans le quartier, on cherchait des textures intéressantes et on est tombés sur ce mur brut, avec ses couleurs délavées, pastels mais brillantes. Typiquement Miami. Il a sauté hors de la voiture, avec sa fourrure sur le dos, il souriait et les gens dans la rue n’en croyaient pas leurs yeux. ils s’exclamaient « Ross !« , « Ça va, mec ? » partout autour et il répondait aux passants. C’est vraiment un héros local. Il est très respecté là-bas. Nous, on voulait surtout faire les photos et se rendre au prochain lieu, parce qu’on court toujours après la lumière du jour. Souvent l’artiste est en retard, et ça bouscule complètement notre planning, mais c’est pas grave, je les laisse avoir autant de retard qu’ils veulent. Je suis patient, et je sais qu’à la fin, ça en vaudra la peine. Mais du coup, je vais vite. Il y a même un morceau de Stalley qui s’appelle « Hell’s Angels » dans lequel Rick Ross parle de moi. C’est le premier rappeur, et le seul, avec Black Rob, à m’avoir jamais mentionné dans un morceau. Il dit « Pull up, hop out, shoot up this bitch like Jonathan Mannion. » Voilà. Ça c’est la rime que j’ai eu [rires]. Et c’est vraiment inspiré par ma façon de travailler : Deux Ford Escalade qui se suivent, je vois un lieu, je dis « c’est bon c’est ici« . On se gare, on sort, je shoote une centaine de vues, on reprend les voitures, et on repart jusqu’au prochain déclic. C’est mon rythme, et je pense que Rick Ross l’a bien immortalisé.

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3 commentaires

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  • George Young,

    Enorme itw! C’est clair que le sourire de Jay-z est super bizarre…

  • blanc mal rasé,

    Je lis toutes les interviews de Mannion, et celle ci est l’une des meilleures!

    Généralement les sites américains ne lui accordent que 2-3 lignes par photo pour raconter une anecdote… et cela toujours sur les mêmes photos de ses pochettes!

    Finalement, ce sont les itw de non-rappeurs qui nous en apprennent le plus sur les rappeurs. Question photographes hip-hop vous devriez aussi interviewer Chi Modu, Glen Friedman (bonne chance pour l’attraper lui) et Ricky Powell.

    L’histoire de son vieux studio new-yorkais qui va être détruit par un promoteur pour surement en faire une tour de verre en dit long sur NY sinon.

  • yacine_,

    Merci les génies ! Grande lecture. Le sourire de Jay-Z sonne si faux sur cette photo. Et pour cause.