Gringe, hors de l’ombre
Interview

Gringe, hors de l’ombre

Pendant longtemps, il aura été le meilleur ami d’Orelsan. Aujourd’hui, Gringe est acteur au cinéma et rappeur confirmé avec son premier album Enfant Lune, où mélancolie de la nuit et blessures d’enfances remontent à la surface. Rencontre avec un écorché vif.

Photographie : Brice Bossavie

Abcdr du son : Il y a quelque chose d’étonnant avec Enfant Lune, c’est que tu sors ton premier album à 38 ans. Comment l’expliques-tu ? 

Gringe : J’ai un rapport au temps qui est extrêmement particulier dans la vie. Je ne me sens jamais vraiment pris par un quelconque sentiment d’urgence et surtout, je distords énormément le temps : je vis énormément la nuit, je suis parfois en décalé dans ma manière d’organiser mon quotidien… Je ne suis pas dans des objectifs à atteindre, je ne me dis pas que j’ai des paliers à passer dans des temps impartis pour le faire. Au contraire même. J’ai compris ça il y a un petit moment : j’ai besoin de temps pour digérer les choses, les comprendre, mieux en parler. Surtout j’ai senti que j’avais besoin de temps pour vivre des choses et mieux en parler. Évidemment, un premier album à 38 ans, sur le papier c’est drôle. Mais dans mon état d’esprit, je me sens plus comme un mec hors du temps. C’est bizarre mais globalement je ne me donne pas trop d’âge… C’est un état d’esprit que j’entretiens, mais malgré moi. Rien ne me presse.

A : Même pas ton label ?

G : Ils ont essayé mais ils ont vite compris que ce serait peine perdue. [Sourire]

A : Tu as dis dans une interview qu’au milieu de la composition de cet album, tu avais pensé à tout arrêter. Ça a été compliqué pour toi d’accoucher de ce premier disque ?

G : Oui ça a été globalement très dur, j’ai rencontré tout un tas d’obstacles. Le premier c’était de devoir me faire à l’idée que j’étais seul aux manettes : je n’avais plus le confort d’un Orel’ ou d’un Skread à mes côtés, puisque les deux étaient partis en tournée, et il fallait que je devienne un peu plus méthodique que d’habitude. Il fallait que je me constitue une équipe de boulot, que je renforce mes liens avec mon ingénieur du son, que je m’implique vraiment dans le processus artistique. Et puis j’ai fait des rencontres qui m’ont beaucoup aidé. Léa Castel a fait beaucoup de direction artistique sur l’album, il y a énormément de producteurs sur l’album que je suis allé chercher de moi-même. J’ai du apprendre à faire par moi-même, ce qui n’avait jamais été le cas avant, et j’ai découvert que c’était très long. C’est au bout de six mois d’écriture que j’ai vu que je commençais à aborder les thèmes les plus profonds de ma personne, mais c’était quelque chose de parfois pénible pour moi. Il fallait que je me plonge dans des états assez douloureux pour me rapprocher le plus possible de la vérité, des épisodes de ma vie dont je parle sur le disque. Je suis fier de ce disque mais toute sa conception a été douloureuse pour moi.

A : C’est la première fois que tu fais un projet tout seul, en dehors de Orelsan ?

G : Complètement, et c’était vraiment le plongeon dans l’inconnu, je n’avais aucun filet de sécurité. Mais c’est en ça que c’est valorisant : une fois le travail fait au bout d’un an et demi, j’ai vu que, alors que j’ai toujours été très passif, très attentiste, en me laissant porter par mes potes, j’avais réussi à diriger un projet de A à Z cette fois-ci. Avec Orelsan sur Casseurs Flowters j’ai toujours pu jouir de ce confort là, en ayant un pote très talentueux avec une vraie vision artistique : j’avais juste à me laisser faire, à écrire mes textes, et il s’occupait du reste. Pour mon premier album, je me suis retrouvé à devoir faire toute ma direction artistique, discuter avec des gens de mon label, échanger avec des producteurs, travailler sur la pochette… Je me suis retrouvé au four et au moulin et c’est hyper chronophage, ça te décentre un peu de l’artistique. C’est aussi pour ça que j’ai stagné et perdu du temps dans la conception du disque, mais c’est hyper valorisant une fois le disque terminé. Pour la première fois de ma vie, j’initie un projet, et j’ai vu que j’étais capable de l’amener au bout.

« Je suis un grand oisif, mais pas non plus passif. Ça me prend du temps, mais je considère toujours que les choses arrivent en temps et en heure. »

A : Tu parlais des Casseurs Flowters. C’était plutôt Orelsan qui avait le lead au sein du groupe ?

G : C’est une locomotive Orelsan. Avec du recul, même si Casseurs Flowters était une histoire qui nous appartenait à nous deux, c’était plus le délire d’Orel’ dans la direction artistique. Et puis j’avais tellement à coeur de faire au moins jeu égal avec lui et de me mettre à son niveau, que je le laissais diriger les choses. Il était bien plus avancé que moi, il avait déjà fait ses preuves avec deux albums solos, alors que moi j’étais un peu personne. Je reprenais même le rap à l’époque du premier album des Casseurs, je n’avais plus la gymnastique de l’écriture ! Du coup je me suis concentré là-dessus, et il n’y avait plus trop de place pour le reste, surtout qu’Orelsan allait très vite. Alors je me laissais porter.

A : Avant d’avoir rencontré Orelsan, tu rappais déjà non ?

G : Oui mais je rappais de manière très amateur. C’était plus une passion, quelque chose que je faisais dans mon coin, je n’avais pas vraiment pour ambition d’en faire un métier. J’ai toujours été incapable de me projeter et je ne me suis jamais dit que j’allais percer en faisant du rap à Cergy-Pontoise ou à Caen. J’allais à la radio faire des freestyles parce que l’énergie de l’instant me plaisait, mais ça n’allait pas plus loin. J’avais dit un jour que j’enregistrerai un morceau, et c’est finalement ma rencontre avec Orel’ qui a précisé ces choses là. Il m’a dit « Viens, on s’achète une tour d’ordi, un micro, une carte son et on maquette des vrais trucs ». Et on était partis.

A : Tu te souviens du tout premier morceau que tu as enregistré ?

G : C’est un titre avec Orel’ qui s’appelait « Quand je rappe » sur une face B d’un groupe américain à l’ancienne. Le morceau a disparu dans les bas-fonds de tous les enregistrements qu’on a pu faire, on a du le graver sur un CD qui a fini en frisbee sur l’autoroute. [Sourire] Parce qu’il faut savoir qu’Orel’ jetait tous les enregistrements que l’on faisait parce qu’il avait trop honte quand on les réécoutait. Quand on faisait des radios locales ensemble, je demandais à mon petit frère de nous enregistrer quand on était là-bas, je rentrais, on prenait la cassette, et on allait faire des tours en voiture pour écouter nos sons en fumant. Et souvent, il se débarrassait des cassettes juste après. On faisait énormément d’impros, et c’était très rarement bien senti on va dire.

A : C’est un peu ce que vous montrez dans la scène de la radio dans Comment c’est loin.

G : C’était exactement ça. On arrivait un peu bourrés en radio, on faisait les trucs en flippant de ouf, et ce n’était jamais aussi bien que dans le film, soyons honnêtes. Dans le film on a totalement idéalisé le truc. En vérité, on était nazes : on bafouillait au micro, mais ça nous faisait marrer. A l’époque, on était vraiment des passionnés, on ne faisait que ça jour et nuit, alors aller en radio, enregistrer un premier morceau, c’était un petit aboutissement pour nous. D’un coup on était devenus les deux rappeurs de notre bande de potes.

A : Orelsan se met à vraiment faire carrière, tandis que toi, tu te fais encore discret à l’époque. Où en es-tu à ce moment-là ?

G : Je suis à Caen et je ne fous rien. Je vois mon pote s’émanciper et partir sur Paris, et à un moment donné je rencontre une fille qui va me faire monter aussi sur la capitale par amour. J’ai repris mes études, j’ai fini ma licence de comm’ et j’ai pris un petit boulot dans un cinéma où je déchirais les tickets à l’entrée. J’étais dans mes études, beaucoup avec ma copine, et Orelsan écrivait au même moment Le Chant des Sirènes. On se voyait rarement mais il avait quand même pensé à moi pour venir faire « Ils sont cools », et j’avais trouvé ça vraiment cool de sa part à l’époque. L’enregistrement du morceau se passe super bien, et Orel’ commence alors à me dire que ça serait bien que je le suive en tournée, que je lui fasse ses backs… J’avais fini mes études, et c’était le moment parfait pour moi pour y aller.

A : Le rap était resté présent dans ta vie durant ces années sans Orelsan ?

G :  Pas vraiment, ça m’avait saoulé. C’était une passion à l’époque de Caen, mais en montant sur la capitale j’avais envie de passer à autre chose. J’avais repris mes études, j’étais dans autre chose, et c’est finalement « Ils sont cools » qui m’a rappelé à ça. J’ai vu que j’en avais encore un peu sous le coude, et que je m’amusais vraiment bien avec Orel’, surtout lorsqu’on est partis en tournée. Je montais sur scène, je faisais les backs donc j’étais quand même dans l’ombre, je voyais du pays en me faisant des thunes… C’est plus l’expérience qui m’a attiré que faire du rap à proprement parler. On était un peu les Claudettes d’Orel’ avec Ablaye sur scène à l’époque, ça me plaisait bien. [Sourire]

A : Il y a quelque chose qui revient énormément sur ton premier album, et que tu évoquais déjà un peu au sein des Casseurs Flowters, c’est ton côté branleur. Pourtant, si on regarde tes dix dernières années, tu as fait énormément de choses…

G : Oui mais ce n’était pas prémédité du tout. Je n’aurais jamais enclenché ou provoqué tout ça de moi-même. Après le premier album des Casseurs et la tournée, le disque arrive en fin de vie, et Orel’ commence à écrire le film Comment c’est loin sans trop savoir si ça va le mener quelque part. Et il se trouve que si. On s’est alors mis à préparer le film, du coup on a sorti le deuxième album qui était la B.O du film, ce qui a ensuite donné lieu à des concerts, puis la série Bloqués suite à une discussion avec Kyan et Navo… Ce sont des opportunités qui se sont offertes à nous et ça a rempli quasiment quatre années de ma vie. Mais il n’y avait vraiment rien de prémédité à l’origine : à la base, on voulait sortir le premier album des Casseurs Flowters sur le web gratuitement en faisant des clips maison ! Quand je dis sur mon album que je n’ai rien foutu ces dernières années, c’est plus de la provoc’ en vrai. Et c’est surtout une manière de dire que j’ai passé mon temps à contempler. Je suis un grand oisif, mais pas non plus passif, je ne reste pas totalement inactif. Je suis dans l’observation, ça me prend du temps, mais je considère toujours que les choses arrivent en temps et en heure. Du coup, ce premier album arrive à un moment qui me semble être le bon pour moi : j’ai suffisamment rassemblé d’acquis et d’expériences dans la musique pour avoir des choses à dire, et pour savoir comment les exprimer.

A : Avant le succès, avant Casseurs Flowters, est-ce que tu t’es ennuyé ?

G : Oui c’est dans ma nature. Depuis tout petit je suis comme ça : je suis dans la lune, véritablement. Je prends du temps pour moi et je me retrouve à vivre des grands moments de solitude qui m’ont nourri spirituellement, qui m’ont développé une faculté d’écoute et d’observation. Et ce sont des choses dont tu te sers après pour faire un album ou jouer un film. C’est une drôle d’école parce qu’il n’y a pas de diplôme à l’arrivée mais c’est de l’expérience que tu engranges et dont tu peux te servir pour concrétiser des choses. Mais quand tu le vis de l’intérieur c’est flippant : tu as l’impression de ne rien foutre alors que tu apprends quand même des choses. En fait, c’est agréable de se dire qu’avec Casseurs Flowters on a réussi à concrétiser quelque chose sur du « vent », sur des soirées à rien foutre au point d’en faire un album, un film, et une série. [Sourire]

« Il fallait que je me recentre sur moi-même pour ce disque, surtout par rapport aux sujets que j’aborde »

A : Ton disque s’appelle donc Enfant Lune. Cette idée de la nuit, de la solitude, elle t’est venue rapidement ?

G : Assez rapidement oui, au tiers de l’album. C’est à mettre en relation avec mon rapport à la nuit, à l’amour et aux femmes, à mon côté lunaire, la tête dans les étoiles, parfois très solitaire… C’est un espèce de voyage intérieur en quelque sorte.

A : Tu as toujours été plus de la nuit que du jour ?

G : Toujours, dès mon plus jeune âge j’ai commencé à me sentir libre la nuit, et je me suis mis à faire le mur très rapidement. C’est un moment de la journée qui me plaît, où je me sens libre, plus inspiré, je suis aimanté par ça. J’écris la nuit, je sors la nuit, j’adore aller marcher en ville en pleine nuit pour m’écouter des disques en fumant des clopes… Et puis la notion de groupe m’oppresse beaucoup, je ne suis pas toujours à l’aise dans le fait de communiquer avec l’autre, et la nuit me permet d’arpenter la ville sans me retrouver confronté à une masse de gens en permanence, c’est un luxe.

A : Et au niveau de la musique, tu suis le même schéma ?

G : Je fais chier mon ingénieur du son pour faire des nuits blanches. Il est obligé de se caler sur mon rythme le pauvre. [Sourire] Mais tout est plus inspirant. Et puis j’ai l’impression d’être plus facilement introspectif quand j’écris dans ces moments là, il y a moins d’effervescence, et j’écris comme un vieux romantique collé à ma fenêtre, avec un lampadaire à l’ancienne à ma fenêtre que j’observe de temps à autres. Dans un épisode de ma vie un peu obscur j’ai aussi vécu pendant un moment à l’hôtel, et j’avais une vue sur le periph’ que j’adorais, ça m’inspirait complètement. J’en parle dans « Paradis Noir » d’ailleurs avec les lucioles de la ville.

A : Cette idée d’enfant lune, est-ce qu’elle a aussi eu une influence sur la musique ?

G : Avant même d’avoir trouvé le titre, j’avais l’ambiance du disque en tête, à travers des sonorités ou des images. Il m’arrive même de voir des couleurs ou des mots qui me viennent en tête quand je fais du son, et ça peut aboutir à des morceaux. En fait j’ai besoin d’écrire sur de la musique, ce qui fait qu’elle sera toujours prioritaire par rapport à l’écriture. C’est la prod’ qui va me donner l’intention, et m’amener dans un état d’esprit particulier. Du coup lorsque je me mets à écrire je me fais tourner une prod en boucle pendant des heures, c’est terriblement obsessionnel. [Sourire] Ça rend fou ! J’ai écouté des centaines de prods sur cet album et je connais beaucoup trop par coeur celles qui sont sur le disque maintenant. C’est pour ça que je ne peux plus écouter mes morceaux en ce moment, ça me dégoûterait.

A : Tu disais même dans un podcast que tu avais presque frôlé la folie à cause de ça…

G : Oui, notamment à cause du côté obsessionnel de la musique. Tu ne réfléchis plus qu’en construction de rimes, tu as des mécanismes intellectuels qui sont verrouillés, ça rend fou, tu ne peux plus t’en échapper. On te parle en soirée tu as des antennes sur la tête, et tu choppes des mots ou des bouts de réflexions qu’on te dit et qui t’intéressent pour un texte de ton disque… Tu ne penses plus que par la musique et ce n’est pas forcément extrêmement sain dans ta vie et dans ton rapport avec les autres.

A : Il paraît que tu t’es coupé du monde pour faire cet album…

G : Totalement, pendant un an et demi. C’est complètement fou, je n’ai jamais fait aussi long. Pourtant ça m’arrive de le faire d’une manière assez naturelle, j’ai des petites périodes où je me coupe du monde puis je refais surface, mais là pendant un an et demi j’ai vécu en autarcie dans ma bulle. J’ai revu mon ex-copine il y a quelques temps et elle m’a retrouvé dans un état lamentable. À la fin elle me disait : « Je comprends pourquoi tu as fini comme ça. Tu es déjà de base un cérébral et tu viens en plus de te couper de ton corps et de tes sensations, tu t’es enfermé dans tête ». Je ne faisais plus de sport alors que j’adorais ça avant, je fumais clopes sur clopes sans beaucoup dormir…

A : Avec du recul, tu penses que c’était nécessaire ?

G : Si c’était à refaire je le referai différemment, j’y ai laissé des plumes parce que c’était total comme démarche. Quand j’allais boire des coups je n’allais pas faire la fête, je descendais une fois de temps en temps de chez moi lorsque des potes voulaient absolument me voir, mais pas plus. J’étais trop obsédé par cet album et j’y revenais tout le temps. Même Noël, je ne l’ai pas fait ! Je suis descendu chez mon frère dans le Sud, et je suis resté 48h chez lui en express pour ensuite retravailler sur mon album. Mais il fallait que je me recentre sur moi-même pour ce disque, surtout par rapport aux sujets que j’aborde : je voulais retrouver les états dans lesquels j’étais à l’époque où j’ai vécu les choses que j’évoque dans mes textes pour mieux mettre des mots dessus. C’est presque un travail d’acteur en vrai. Quand je prépare un rôle pour le ciné, je me raconte l’histoire du mec, je commence à lui façonner une personnalité, pour que au moment de jouer j’arrive à faire corps avec ce que je dois interpréter. Quand je parle de la maladie de mon frère sur « Scanner », c’est un long assemblage, c’est très laborieux, ça m’affecte personnellement, mais en même temps si je veux parler à la fois de la relation avec mon frère, de sa maladie, tout en le faisant avec pudeur, il faut que j’arrive à trouver un équilibre dans tout ça, et donc de me replonger dans l’état d’esprit dans lequel j’étais avec lui, ces moments terriblement douloureux où il est tombé malade. Même de manière inconsciente, c’est venu déterrer des choses chez moi. Mais je ne regrette pas. Il fallait que je réactive les choses.

« J’essaye de m’approcher de l’honnêteté même si c’est totalement utopique de vouloir être dans le vrai en permanence.  »

A : Dans sa construction, l’album évoque sur les derniers morceaux beaucoup de sujets très personnels, parfois durs, comme la maladie de ton frère, ton père absent, la drogue… C’est un hasard ?

G : C’est vraiment un agencement auquel je pensais quand l’album a commencé à se dessiner. Je voulais construire Enfant Lune en trois étapes : dans une première partie je voulais vraiment planter un décor assez sombre et mélancolique, ensuite évoquer la thématique amoureuse, puis finir sur une partie plus spirituelle, mentale. Je parle des drogues en disant que je flotte au dessus du monde, j’évoque la religion… J’avais en fait envie qu’on rentre dans l’album et qu’on l’écoute d’une traite, parce que pour moi il y a une petite continuité, des choses qui communiquent entre les morceaux.

A : D’où t’est venue cette envie d’évoquer des choses aussi personnelles ?

G : Parce que j’étais incapable d’écrire quoi que ce soit d’autre. J’ai essayé de faire des morceaux dans l’esprit Casseurs Flowters au début mais je trouvais que ça ne marchait pas. J’avais même écrit tout un morceau qui s’appelait « Winter » en référence à Winter le Dauphin de Casseurs Flowters qui est très drôle, mais avec le temps j’ai réalisé qu’il n’avait plus du tout sa place dans le disque. Je m’étais mis à écrire des choses plus sérieuses comme « Scanner », « Pièces Détachées », et j’ai alors pris la décision de me débarrasser de tous les titres un peu rigolos/marrants que j’avais en stock. C’était aussi une manière de m’émanciper des Casseurs Flowters en me disant que si je devais faire de la musique en solo, c’était aussi intéressant pour les gens de savoir qui je suis vraiment avec ce disque. Je n’ai jamais trop donné d’infos sur ma vie dans mes morceaux, alors que la musique sert aussi à ça : tendre un miroir à l’autre sur ce que tu as vécu, et voir ce que lui va en retenir. C’est ce que j’attends d’un artiste en tout cas. Qu’il aille me chercher sur des choses personnelles à travers son vécu à lui.

A : Surtout c’est toute ta personnalité qui est sur le disque, alors qu’avec Casseurs Flowters tu ne jouais que sur tes mauvais côtés.

G : Tu te doutes bien que dans la vie je ne suis pas le débilos de ce groupe. [Sourire] Mais c’était un parti-pris d’être dans la provoc’ et dans la déconne, et j’ai adoré faire ça. Quand tu es en groupe, et surtout entre mecs, on est toujours sur des discussions de surface, des débats mongols, et c’était logique qu’on fasse un album qui ressemble à ce qu’on vivait à l’époque. Maintenant je sens que je n’ai plus envie de faire le rigolo de service quand je suis tout seul, pas tout seul en tout cas. On en parlait avec Orel’ récemment d’ailleurs, ce qui nous différencie vraiment c’est que lui arrive à se faire marrer tout seul, en écrivant des morceaux pour rigoler. Moi je suis incapable de faire ça, avec des bonnes vannes bien senties. Quand je suis dans ma tête tout seul, c’est foutu. Le max que je puisse faire c’est « On Danse Pas » qui n’est quand même relativement pas drôle. [Rires] D’où l’importance pour moi de ne pas trop me renfermer sur moi-même, parce que je suis mon propre poison. Et c’est ce que je dis dans l’intro du disque : j’ai fait des rencontres qui m’ont un peu sauvé de moi-même. Mais je continue d’avoir envie de vivre parfois dans la solitude, ce n’est pas facile d’équilibrer.

A : Tu dis que que tu es du genre solitaire, mais au final, tu invites pas mal de musiciens sur ton album. Ça ne concerne pas ta musique ?

G : Ce n’était pas des choix par hasard : Orelsan et Diamond Deklo, c’est ma famille, littéralement. Nemir quand j’écrivais le morceau j’entendais sa voix dans ma tête, et il a accepté d’y participer. Et Vald et Suikon Blaz AD, on est un peu de la même famille artistique avec des parcours similaires, ça nous faisait marrer d’ailleurs, on s’en parlait entre nous en studio, il y a une vraie parenté. Et Léa Castel a tellement bossé sur l’album au niveau de ses conseils et de la direction artistique que j’avais envie de la mettre sur un des morceaux.

A : Donc tu avais quand même envie de partager ta musique ?

G : Toujours ! J’ai impliqué plein de gens sur ce disque. J’ai besoin de l’avis des autres sur ma musique, j’ai besoin de les intégrer dans le processus artistique, pour ne pas me retrouver à trop me regarder le nombril. Je leur disais : « Vas-y emmène moi où tu as envie. » Musicalement parlant, j’ai toujours besoin qu’on m’amène un peu hors de ma zone de confort.

A : Même pour Orelsan, tu ne t’es pas posé la question de savoir si tu devais l’intégrer ou t’en distancier ? Il revient pas mal sur le disque, dès le premier morceau du disque d’ailleurs.

G : Je trouvais que ça avait vraiment du sens de le sampler sur ce titre introductif. Je fais un peu le bilan de que j’ai vécu, et c’est une grande fierté d’avoir vécu tout ça à ses côtés. J’ai été à l’école avec un grand prof qui est aussi mon grand pote et dans mon désir d’émancipation, il n’y a pas nécessairement besoin que je dégage Orelsan ou mes autres potes musiciens. C’est mon ADN et ça fait partie de mon histoire tout simplement.

 

A : Tu as une écriture très analytique, tu arrives facilement à mettre des mots sur ce que tu ressens et ce que tu as vécu. J’ai vu que tu avais fait des séances de psychanalyse. Est-ce que c’est lié ?

G : C’est sûr que ça m’a aidé à identifier des comportements chez moi et à poser des mots dessus. C’est une psychanalyse un peu laissée en suspens pour le moment mais je peux la reprendre à tout moment, et ça ne me quittera jamais en vérité. Mais je ne voulais pas être trop analytique dans mes textes, j’avais envie de rester sur mes ressentis en partant de mes émotions. « Pièces Détachées » démontre par exemple comment la relation avec un parent peut impacter les relations amoureuses par la suite, mais je ne le dis pas comme ça dans mon morceau, je trouve des images, des émotions… Et puis regarde « Pour la nuit » : ma vision des relations hommes-femmes elle est totalement manichéenne et subjective. C’est juste qu’à ce moment là de l’album j’ai envie de poser un constat amer sur le sujet, et montrer en quoi je peux y voir de la fatalité.

A : C’est important pour toi d’être honnête dans tes textes ?

G : À fond. J’essaye de m’approcher de l’honnêteté même si c’est totalement utopique de vouloir être dans le vrai en permanence. Mais plus je m’en approche plus j’en tire des enseignements sur qui je suis, sur le monde dans lequel je vis et sur les autres. Il n’y a pas de calcul par rapport à ça et c’est vraiment ma façon d’être. En vérité, il y a très peu de personnage dans ma musique. Il y en avait déjà très peu dans Casseurs Flowters et ça m’a joué des tours de dire certaines choses en interview. Mais je me mets rarement de barrières…

A : Cette honnêteté dans ta musique, elle ne t’as jamais porté préjudice dans tes relations au quotidien ?

G : Si, notamment dans mes relations amoureuses. Je sais par exemple que la dernière fille que je fréquente a écouté mon album : je l’ai prévenue dès le début en lui expliquant que ce que je dis dans mes textes n’est pas une vérité absolue. Il ne faut pas qu’elle prenne ce que je dis pour argent comptant, en se disant que je suis juste une galère, sinon ça serait foutu d’avance. J’ai en fait toujours une appréhension à faire écouter mes morceaux à une potentielle future petit amie, parce que fatalement, je sais qu’en fin de relation ce que j’ai pu dire dans mes morceaux va revenir de sous le tapis. Mais ça fait partie du jeu, un artiste se sert de son quotidien, de ce qu’il observe, et de ce qu’il vit lui, et forcément il y aura de la casse. Tout dépend en fait de où tu places le curseur : tu peux mettre beaucoup de pudeur tout en étant honnête, mais moi j’aime bien entrer dans le vif du sujet. Sauf sur « Scanner » où je ne voulais pas faire quelque chose de misérabiliste dans lequel on s’apitoie sur le sort de mon frère ou du mien. La maladie de mon frère je ne peux pas l’exposer comme ça, même dans mon rapport avec lui. Mais c’est vrai que quand je parle d’amour je suis moins pudique. Parce que me sens obligé d’aller au bout des choses. Même dans la relation avec mon père, je dis : « Si je l’aime je garde une part de méfiance, j’ai juste hérité de son nom sur un acte de naissance. » C’est super violent, mais en même temps c’est une vérité. Il y a un moment où je ne peux pas rester en périphérie des choses. Il vaut mieux asséner une bonne vérité plutôt que de tourner autour du pot. Quitte à ce qu’il y ait des dommages collatéraux.

A : L’année dernière, tu avais dis que tu te sentais plus à ta place dans le cinéma que dans le rap. Est-ce que c’est toujours d’actualité ?

G : Oui, parce que je n’ai pas le même rapport à la musique qu’au cinéma. Je ne me confronte qu’à moi quand je suis en studio, et c’est toujours pénible à faire. Alors qu’à l’inverse le cinéma me tourne vers l’autre et me décentre de moi. Et puis j’ai globalement plus d’admiration pour le métier de comédien que de rappeur : mon père a dirigé une Scène Nationale pendant très longtemps, ma mère a longtemps fait du théâtre, j’ai baigné là-dedans. Même en tant que lieu, le cinéma c’est un endroit que j’adore, notamment pour me retrouver avec moi-même. Pas loin de chez moi il y a un cinéma qui s’appelle les Fauvettes dans le XIIIe arrondissement parisien et qui passe de temps en temps des films sur pellicule. Je me retrouve parfois seul dans la salle, avec le son de l’époque, la qualité d’image de l’époque, à me mater le premier Alien sur pellicule à 22h30 sans personne pour m’emmerder. C’est un sentiment totalement jouissif.

A : Qu’est-ce que le rap t’apporte en plus du coup ?

G : Je ne me suis jamais vraiment posé la question. [Il réfléchit] Je pense qu’il y a un truc où je suis beaucoup plus cérébral, le rap, et un autre où j’habite plus mes émotions, le cinéma. C’est entre le corps et l’esprit, et c’est comme ça que je trouve mon équilibre. Avec le rap je suis plus introspectif, j’explore plus des choses en moi et si j’en suis arrivé à faire cet album, c’est qu’il fallait que ça sorte. Tout simplement.

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