Grain de Caf : « le rap peut être compris par tout le monde »
Interview

Grain de Caf : « le rap peut être compris par tout le monde »

Après avoir activement participé aux trois albums d’Octobre Rouge, Grain de Caf a sorti l’an dernier un premier album dans lequel il n’hésite pas à se livrer dans les grandes largeurs. Aller à sa rencontre était donc l’occasion pour nous de décortiquer cet opus et d’en savoir davantage sur celui qui, à la ville, s’appelle Thomas Traoré.

La pochette de l’album

Abcdr du Son : Au vu de la pochette, on ne sait pas si c’est Thomas Traoré qui sort l’album Grain 2 Caf ou l’inverse…

Grain 2 Caf : C’est une bonne remarque parce que je voulais un peu entretenir le mystère. Est-ce que l’artiste est Grain 2 Caf ou Thomas Traoré ? Est-ce que le titre de l’album est Thomas Traoré ou Grain 2 Caf ? C’est pas que j’ai un problème d’identité mais je pensais justement que les deux étaient indissociables. Thomas Traoré est mon titre d’album mais, évidemment, c’est mon nom et mon prénom. C’était marrant de jouer sur cette ambiguïté. D’ailleurs, quand on regarde la pochette, on a davantage l’impression que c’est Thomas Traoré qui sort l’album Grain 2 Caf. J’aime beaucoup l’effet visuel de la pochette aussi. C’est quelque chose que j’ai travaillé avec Alex Wise, mon graphiste. C’est discret, pas tape à l’œil, c’était vraiment le meilleur effet possible.

A : La pochette fait un peu penser à celle de « Kingdom come » de Jay-Z qui faisait apparaître le rappeur et l’entrepreneur. En ce qui te concerne, on a l’impression qu’on voit le rappeur et le citoyen. Tu voulais, après les trois albums avec Octobre Rouge, profiter de ton solo pour vraiment te livrer ? D’autant plus qu’en mettant Thomas Traoré, tu ne peux pas te permettre de mentir.

G : C’est exactement ça. Je ne voulais pas faire quelque chose de littéraire et d’autobiographique super précis et chiant avec des aspects cachés de ma vie qui emmerderaient tout le monde. Mais j’en suis arrivé à la conclusion que, même si tu arrives avec ta carapace de rappeur, c’est quand tu racontes les choses les plus personnelles que tu touches des gens. Ça leur parle parce qu’eux aussi sont passés par des situations similaires. Donc je voulais replonger dans des détails parfois anecdotiques de ma vie parce que je pense vraiment que tout le monde peut se reconnaître là-dedans. Même si tu es hermétique au rap ou à Grain 2 Caf et Octobre Rouge, c’est le genre d’albums dans lequel tu peux au moins te retrouver dans trois ou quatre titres.

Introspection

A : Dans ton intro, tu dis vouloir rapper pour énormément de gens différents. Il y a une volonté avec ce disque de sortir du carcan rap et de toucher un public plus large ?

G : Avant, on s’intéressait à un public étriqué parce qu’il était vraiment petit et que peu de gens suivaient le rap. Aujourd’hui, après vingt ans de hip-hop, ce serait mentir que de dire que le rap n’est pas diffusé dans la société. J’ai appris que certaines personnes écoutaient du rap alors que ça n’était vraiment pas prévisible si tu te fiais uniquement à leurs look, à leurs tafs ou à leurs façons de se comporter. Il y a des gens qui ont découvert le rap il y a vingt piges, il y a dix piges, certains ont découvert ça à trente ans, ils en ont quarante ou cinquante aujourd’hui… J’ai une anecdote à ce sujet. A une émission, j’ai rencontré Jean-Pierre Bacri récemment. J’ai discuté vingt minutes avec lui et il est capable de te sortir des dossiers entiers sur le rap new-yorkais de 1990 à 1995. Je ne m’y attendais pas du tout. Il kiffe vraiment le rap et quand tu regardes ses rôles, son look, sa gueule, c’est pas forcément une évidence. On en est là aujourd’hui et le rap peut être compris par tout le monde. Évidemment, tout le monde n’est pas prêt à écouter n’importe quel type de rap non plus mais les gens sont prêts pour le rap. Il y aura toujours des gens qui vont le rejeter mais, musicalement, c’est rentré dans les mœurs. Même si c’est une grosse daube qui fait rentrer la ménagère de quarante ans dans le rap, elle en écoutera quand même.

A : Tu viens de nous dire que le rap est quelque chose d’accepté aujourd’hui. Alors, concrètement, tu penses que « les vieux flics qui ont en marre de se contrôler » peuvent avoir la chance d’écouter du Grain 2 Caf aujourd’hui ?

G : A priori non, mais je ne suis pas contre l’idée d’essayer et de lancer peut-être la première passerelle pour qu’ils puissent le faire. Cette intro, c’est pas une utopie ou un truc plein de bons sentiments… C’était l’occasion de dire que je n’avais pas d’a priori et ce n’est pas un argument commercial du genre « J’suis votre pote, venez acheter l’album, ça tue« . Je pense que cette musique est pour tout le monde et ce morceau est un appel du pied. Cet album peut être écouté par n’importe qui.

A : Finalement, ce disque est un des rares albums ouvertement « adultes » en France, avec des thématiques de vrai trentenaire. C’est aussi la volonté de montrer que le rap c’est pas qu’une musique de gamin ?

G : Exactement. Je tiens à faire évoluer mon art avec moi. C’est en train de changer mais tu as souvent une différence entre ce qu’est l’artiste et ce qu’il exprime. Après, certains voient ça comme un business comme les autres un peu comme quand tu vas au taf, que tu fais un truc qui ne te plaît pas et que tu n’es pas vraiment toi-même. Mais, à un moment, il faut faire avancer cette musique. Quand je suis allé aux États-Unis, j’étais étonné de voir tous ces gars de 40/50 ans aux cheveux blancs avec des joggings Enyce. Ces mecs là étaient entre le funk, la soul et du rap super à l’ancienne qu’ils continuaient d’écouter. Un moment, on va en arriver là en France.

Je ne me mens pas : j’ai dépassé la trentaine, ma vie a changé. Est-ce que je vais continuer de rapper sur les activités que j’avais il y a dix piges ? Il faudrait être atteint de schizophrénie. J’écris tout le temps, c’est instinctif et, forcément, ça va suivre mon évolution personnelle. Quand des artistes mûrissent avec leur musique, c’est encore souvent mal fait. J’ai l’impression qu’en France le rap adulte est catégorisé comme étant forcément du slam/rap super moraliste et très chiant à écouter. On oublie que ça reste de la musique avant tout.

A : C’est assez visible à travers l’évolution de quelqu’un comme Kery James qui, au-delà de quelques éclairs de génie (‘Le combat continue III’), a réellement l’air de se complaire dans rap très moralisateur et bien-pensant, un peu comme si vieillir signifiait qu’il ne fallait plus faire de conneries, plus parler de meufs, plus s’amuser…

G : On dirait que les gars vieillissent dans des cases. Il faut que ça soit du rap super politisé ou alter-mondialiste… Je ne sais pas, peut-être que je ne vieillis pas super bien mais je continue à kiffer et à exprimer ça.

A : D’ailleurs les anciens qui savaient aussi délirer au micro sont absents aujourd’hui, comme s’ils ne trouvaient plus leurs places dans le rap maintenant qu’ils ont vieilli. Je pense à quelqu’un comme Abuz par exemple…

G : J’ai la même impression. Je pense que quelqu’un comme Abuz ne s’est plus retrouvé dans le rap. Je ne le connais pas personnellement mais je connais bien son rap et je pense qu’il a dû se dire « Ouah, c’est fini, c’est plus comme avant« . Il a dû se sentir seul avec ses histoires de cul. Le rap est fait aussi de différents concepts. Je parlais de ça avec Alex Wise. Quand tu regardes Mobb Deep, c’est dingue. Les mecs sortent d’une école de danse et quant tu vois les lyrics de boucher qu’ils avaient… Souvent, c’est ça qui cartonne. Du coup, quand tu n’as pas forcément de concept, c’est plus dur de trouver son public ici. C’est là où Kery James est très fort parce qu’il arrive à se trouver un concept à chaque album. On n’est pas encore prêt pour appréhender des rappeurs sans qu’il y ait toute une image créée autour d’eux. Ceci dit, j’ai bon espoir. Je trouve qu’il y a de très bons rappeurs qui arrivent : Liffting que j’ai invité sur l’album, Mister Y.O.U dont j’ai écouté quelques sons et je trouvais qu’il avait de bonnes punchlines, bien marrantes… J’entends des trucs à gauche à droite et je me dis qu’il y a du niveau qui revient. Mais c’est normal, quand il y a moins d’oseille, ça crée plus [Sourire].

A : On réfléchit beaucoup à l’état de l’industrie du disque aujourd’hui et le rôle que les artistes ont à jouer. J’avais rencontré un groupe de rock signé chez Polydor il y a quelques années qui me disait qu’ils ne voulaient pas s’occuper de tout ce qui était extérieur à leur musique. Ils évitaient un peu la question sur l’avenir du CD en disant que leur rôle n’était pas de vendre des disques mais de créer de la musique. Qu’en penses-tu ?

G : Un groupe qui réfléchit comme ça en 2009 me paraît un petit peu dépassé quand même. En même temps, ce dont ils parlent, c’est la situation idéale, c’est dans ce contexte que devraient se retrouver tous les artistes. Maintenant, je ne vois pas comment un artiste peut réfléchir comme ça en 2009. Même quelqu’un signé dans une maison de disques super installée ne peut plus se satisfaire de cette situation. On peut prendre l’exemple d’une Diam’s qui vend 1 million d’albums. Il suffit de 2/3 trucs promos malvenus ajoutés à la crise du disque et ça part en sucette.

A : D’ailleurs, on est loin de ces chiffres avec son nouvel album puisqu’elle est rentrée numéro 1 des ventes avec 31 000 disques vendus la première semaine…

G : 31 000 la première semaine pour quelqu’un qui a fait 1 million…Pff. Elle arrivera sûrement à 150-200 000 ventes mais on sera loin du million. Et ça n’est pas qu’une histoire de voile tout ça. C’est d’abord lié à l’état de la musique aujourd’hui. Concernant le téléchargement, je ne fais pas partie des gens qui en veulent aux internautes. Ça fait simplement partie de l’évolution d’un certain modèle de consommation. Il y a des choses que j’ai eu gratuites alors que la génération d’avant payait pour ça. Ça ne nous a pas posé de problèmes. D’autant plus qu’ils sont en train d’utiliser la mauvaise manière pour parler aux gens en qualifiant les internautes de voleurs. Je comprends que le mec qui a vingt piges aujourd’hui, qui a internet depuis dix piges, ait du mal à concevoir d’aller acheter un disque.

A : D’autant plus qu’Hadopi pointe du doigt l’internaute et a pour projet de mettre fin au téléchargement alors qu’il y ait de grandes chances pour qu’on n’en soit qu’au début…

G : Il faut tuer le disque. Il faut l’assassiner tout de suite. On a tous le cul entre deux chaises à essayer de vendre des produits physiques qui ne se vendent plus et se font niquer par Internet. C’est n’importe quoi. Créons un format qui n’est pas copiable sur Internet, je ne sais pas… Il y a des choses à faire sur ce terrain. Il faut que tout le monde ait son site et promotionne sa musique via Internet. Tout le monde bouffera dix fois moins, il ne restera peut-être que les passionnés… Mais qu’est-ce que tu veux faire d’autre ? Il n’y a pas le choix.

Le comte de Paname

A : Il y a eu énormément de titres autour de Paris, tu as décidé d’ouvrir ton album avec ‘Le comte de Paname’. Pour toi, c’est une manière de planter le décor du reste du film ? Parce que mine de rien, ton album a quelque chose de très urbain…

G : C’est vrai que c’est encore un morceau sur Paris mais ça me permettait de montrer une certaine évolution d’esprit. J’ai tellement rappé sur Paris dans le passé et là j’ai cherché à faire quelque chose de plus ouvert, rempli de petites observations…Je n’ai pas fait un ‘Nuits blanches II’. Ce morceau servait vraiment à montrer une évolution. Ne serait-ce que le fait que je parle de Ladurée, c’est quelque chose que je n’aurais pas fait avant. Je voulais aussi montrer une vision plus optimiste de Paris.

A : Plus optimiste même si tu finis sur une note un peu moins enjouée avec la fin du troisième couplet…

G : C’est ça Paris : un jour il fait beau, un jour il fait froid, un coup de voiture ou de métro et tu changes complètement d’ambiance… Ça n’allait pas à un endroit et six stations de métro plus loin, tu vas te retrouver dans une certaine rue, à un certain endroit et tu vas être bien. Je voulais montrer tout ça et dans ce titre tu dois avoir une rime optimiste pour une rime un peu plus grave.

A : « Paname la ville où on mesure sa chance ou son châtiment à la hauteur de son bâtiment » : Paname, c’est la ville où tu vois tout et son exact opposé. Tu te sens à l’aise dans cette ville où, comme tu le dis, tu peux passer en une station de métro d’un quartier populaire à un endroit beaucoup plus cossu ?

G : Tu poses la question au bon moment de ma vie. J’ai toujours cru que j’allais passer toute ma vie à Paris et je suis en train de commencer à penser à me barrer. Il ne s’agit pas de commencer une nouvelle vie mais juste de voir autre chose, je ne pense plus que je vais passer toute ma vie ici… Avant, je voyais naturellement ma vie ici étant donné que je suis né à Paris, j’y ai toutes mes habitudes, mes potes, mon mode de vie… C’est en train de changer.

A : On a justement l’impression que tu es petit peu parisien malgré toi. Tu n’aurais pas fait le même album si tu vivais ailleurs mais on peut penser que tu n’es pas plus attaché que ça à Paris…

G : C’est exactement ça et je pense que si j’ai écrit ce morceau sur Paris de cette manière et à ce moment précis de ma vie, c’est parce que je commence à me détacher de cette ville. C’est une sorte de résumé de Paris. Je suis tellement dans la grisaille et dans les pots d’échappements de Paris que j’ai essayé de prendre de la hauteur par rapport à tout ça. C’est une ville épuisante.

A : Sur un plan plus rapologique, le rap français tourne beaucoup autour de Paris. Comment tu te sens par rapport à ce côté hip-hop parisien et est-ce que tu tournes en Province ?

G : La Province a toujours été super importante pour moi et a toujours fait partie de ma personnalité. J’ai un père qui vient de Guinée et une mère qui vient de Province, à côté de Toulouse. J’ai toujours eu ce lien avec la Province, aller chez mon grand-père pendant les vacances… Du coup, ça a toujours été important et Octobre Rouge a toujours considéré la Province avec beaucoup d’intérêt. Je ne fais pas trop de différences entre le public parisien et le public provincial même si ce dernier est dix fois plus actif parce qu’il y a moins de choses. En tout cas, pour Octobre Rouge, il n’y a jamais eu de différences.

A : Pour revenir sur ce qui se passe à Paris, il y a plein de groupes mythiques qui viennent se produire aujourd’hui ici sans que ça crée de véritables événements, comme si les gens étaient blasés, alors que s’ils étaient passées il y a quelques années de ça, tout Paris aurait été en sang.

G : Je pense que les gens sont clairement blasés. Il y a quelque chose qui m’étonne énormément dans le rap c’est qu’on ne se bat plus pour l’information. Avant, les choses étaient moins diffusées mais ça rendait le tout plus exclusif et plus magique. Aujourd’hui, tu fais un clic et tout Paris est au courant du truc le plus secret du monde. C’est vrai qu’il y a une époque où on se battait pour l’information et ça nous faisait kiffer de nous rendre dans certains lieux parce qu’on étaient assez peu à s’y retrouver. Après, il faut aussi prendre en compte l’actualité. C’est normal que Pete Rock & C.L Smooth attirent moins de gens aujourd’hui qu’à l’époque où ils avaient des titres classés dans les charts et qu’ils passaient à la radio. Aujourd’hui, c’est un public plus diversifié qui va voir ces gens-là, avec pas mal de nostalgiques aussi. J’étais au concert de Dead Prez et tu avais Souls of Mischief en première partie. Pas mal de gens n’ont capté qu’à ‘Til Infinity’ qu’il s’agissait de Souls of Mischief. Si je les avais vu il y a dix ans, j’aurais été dingue alors que là je n’ai pas kiffé plus que ça… Je me demande si on en sera au même stade que le rock et si tu iras tourner à 40/50 ans pour les gens qui t’ont apprécié.

A : Tu te vois rapper jusqu’à ’60 piges’ comme Zoxea ?

G : Je me vois bien rapper jusqu’à 60 piges mais à condition que je n’ai plus qu’à penser au rap. Il faudrait que je n’ai plus à m’occuper de la promotion et de tout ce qui est hors artistique. Pour la sortie de cet album, je me suis mangé tous ces à-côtés et ça a été super éprouvant. Bon, je ne peux pas dire que c’est une corvée mais ce n’est pas le cœur de ce que je veux faire. Quand tu es indépendant et que tu es quasiment seul pour t’en occuper, tous ces aléas nuisent aussi à ta création.

Au suivant

A : Il y a toujours eu un côté second degré chez Octobre Rouge et c’est quelque chose qu’on retrouve aussi dans ton solo. Ce titre parle d’un sujet extrêmement épineux mais que tu as traité avec pas mal d’humour alors que tu aurais pu lui donner une tonalité beaucoup plus tragique. C’était une volonté de ne pas te prendre au sérieux et de dédramatiser la situation ?

G : Déjà, je me voyais mal pleurer sur mon sort après avoir fait ‘Week-end à Meda’ dans le passé. J’aurais trouvé ça un petit peu déplacé. J’ai fait certaines choses que je me dois d’assumer aujourd’hui.

Honnêtement, je trouvais ça plus intéressant de faire passer un message dur et qui me tenait à cœur sur un mode drôle. Je trouve que ça passe mieux. C’est vraiment un titre 100% personnel mais, encore une fois, je pense qu’il touchera tous les gens qui fument ou qui ont fumé. Tu en arrives avec de vrais problèmes de dépendance et de santé parce que tu fumes toute la journée. On est plein à avoir été dans cette situation et c’était bien de faire quelque chose là-dessus, en relevant tous les petits travers du fumeur. Je pense que plein de gens ont été touché par ça et s’y sont reconnus. Je me suis vraiment pris la tête pour essayer de faire rire avec quelque chose qui n’est pas drôle à la base.

A : Tu dis des choses très dures dedans comme lorsque tu constates que tu as besoin de fumer pour faire des choses simples comme rire ou dormir. Il y a vraiment un décalage entre le texte et la manière dont tu l’interprètes…

G : Exactement. Un pote qui a acheté l’album me disait la même chose. Il a lu le texte sans musique et s’est rendu compte qu’il n’avait rien de drôle s’il était pris individuellement. Je suis content d’avoir réussi à faire ça et de rendre hommage à Brel également, le roi du second degré. D’ailleurs, j’étais dans une émission de radio récemment et j’étais mort de rire parce que l’animatrice me dit « ah ouais, c’est un texte second degré comme Brel« . Mais elle n’avait même pas saisi que c’était un texte sur les putes et les maisons closes, comme quoi le second degré de Brel est vraiment efficace [Rires].

A : Tu cites « Memento » et « Insomnia » dans ce texte. Tu es fan de Christopher Nolan ?

G : Je ne savais même pas que c’était le même réalisateur qui avait fait ces deux films ! On me l’a dit après et c’est complètement dingue. Voilà, je me suis rendu compte que j’étais fan de ce réalisateur sans le savoir. C’était pas volontaire du tout en tout cas.

A : Justement, est-ce qu’il y a des films qui peuvent t’inspirer dans ton écriture ?

G : Franchement, je m’inspire de tout. J’ai mon Blackberry à côté et j’écris tout le temps. Le cinéma, les magazines, ce que j’entends, ce que je dis, mes pensées, mon taf, ma famille, des livres, certaines tournures de phrases…Tout est source d’inspiration, mon rap est un grand fourre-tout. Concernant le cinéma, je regarde pas mal de films sans être un grand cinéphile. Je peux regarder aussi bien des grosses merdes cainris que des films d’auteur.

Trente nerfs

A : Dans une précédente interview à l’Abcdr, tu disais être fan d’Oxmo et tu en parlais comme d’une vraie référence. Est-ce que tu le connaissais avant de bosser avec lui sur ce morceau et comment s’est organisée la collaboration ? 

G : Ça s’est fait assez simplement parce que je connais Oxmo depuis longtemps et je l’ai vu à différentes étapes de sa vie. Je l’ai d’abord connu au collège où on a fait une année ensemble. Il vient de Place des fêtes et je viens de Riquet donc on n’était vraiment pas loin. On a joué au basket ensemble, on avait un très bon pote en commun et on s’est retrouvé beaucoup plus tard via le rap. On s’est toujours dit qu’il fallait qu’on fasse quelque chose ensemble mais on a attendu le bon moment. Là, ça a été le bon moment, le bon sujet, le bon timing.

A : D’autant plus qu’Oxmo est un rappeur qu’on a vu vieillir et qui n’a jamais eu peur de faire évoluer sa musique. C’est au fil de discussions avec lui que vous avez trouvé le thème ?

G : J’avais déjà le thème et je ne suis pas allé voir Oxmo par rapport à son évolution musicale mais plutôt parce que c’était quelqu’un qui était capable de prendre en compte cette thématique et d’écrire dessus. Il y a plein de gens qui ont un problème avec ça dans le rap. Ils se disent que leur public c’est les 15-20 ans et, concrètement, c’est le syndrome de Peter Pan. Le rap est à la fois un art et un business. Ce sont des armes qui parfois se retournent contre ceux qui les utilisent.

Un moment, tu as eu la grande mode qui consistait à dire qu’il fallait être une super caillera pour faire du rap et tu as un nombre impressionnant de mecs qui ont parlé d’un mode de vie qu’ils n’avaient jamais vécu et qu’ils ont essayé de vivre pour l’occasion. Au final, ça s’est retourné contre eux. A force de rapper comme un gamin pour des gamins alors que tu as trente-cinq piges, tu es peut-être en train de scier la branche sur laquelle tu es assis. Peut-être que tu arrives à faire illusion aujourd’hui parce que tu as une bonne maquilleuse mais demain… Un Kool Shen ne fait plus illusion. A part un titre ou deux, j’ai clairement l’impression que son album est adressé à des petits. Un gars ridé avec une si longue carrière qui fait des morceaux qui s’appellent ‘Salope.com’, ça me paraît bizarre quand même.

On oublie qu’il y a plein de gens qui sont nés dans le rap et qui ne se retrouvent plus du tout dans ce qui est fait aujourd’hui. Du coup, qu’est-ce qu’ils font ? Ils continuent à écouter leurs albums de 95/96 etc. Pour autant, je ne veux pas catégoriser mon rap comme un truc d’ancien parce que je pense qu’il peut parler aux gens âgés de 7 à 77 ans. Mais dans ces personnes, il y a une majorité de trentenaires et j’ai l’impression que le rap ne s’adresse qu’aux 7-23 ans. Pour revenir à Oxmo, c’est quelqu’un qui a très bien analysé tout ce qu’on vient de dire depuis très longtemps. D’ailleurs, le thème lui a plu tout de suite. Après, on n’a pas cherché à faire du rap ciblé pour trentenaires non plus.

A : Quand on est petit on met toujours le « et demi » quand on donne son âge pour se vieillir. Là, vous le mettez dans le refrain pour vous rajeunir ?

G : [Rires] Le refrain m’a beaucoup fait rire pour ça. C’est Oxmo qui l’a écrit et le « et demi » résume très bien la situation. C’est un truc de gamin, ma fille dit ça. Ça m’a fait marrer et on l’a gardé tel quel.

A : « On produit, on se reproduit, on n’est pas des exceptions ». C’est pas ça le plus dur, de se rendre compte qu’il y a de grandes chances qu’on ne soit pas quelqu’un d’exceptionnel ?

G : Ça me fait super plaisir que tu aies pu comprendre ça de cette phase parce que c’est exactement ce que je voulais exprimer. Le décalage entre ce que tu rêvais d’être quand tu es petit, ce que tu es et ce que tu vas devenir… C’est terrible. C’est en plus quelque chose dont tu as du mal à discuter avec des gens alors que j’ai l’impression que tout le monde est un peu dans la même situation par rapport à ça.

Se rendre compte que tes rêves ne se réaliseront pas, ça peut encore passer. Le pire, c’est qu’on avait de vraies certitudes. On est sûr que certaines choses allaient se passer et voir que tout s’écroule petit à petit…C’est très étonnant aussi parce que tu n’attendais rien de certaines choses qui vont fonctionner alors que tu mettais beaucoup d’espoirs dans des trucs qui se cassent la gueule. C’est la vie.

Négronomie

A : C’est Tido Bermann de TTC qui fait la prod. La connexion s’est faite comment ?

G : C’est quelqu’un que je connais depuis énormément de temps. Je le connais depuis mon premier groupe avant Octobre Rouge qui s’appelait Molotov et c’était en 1996-1997. C’était un pote de mon ancien DJ. On se connaît depuis avant Octobre Rouge et TTC et le grand hasard a fait qu’on s’est retrouvé à ce moment. Il m’a rappelé et habitait dans un studio situé à côté de chez moi. Je suis passé, la prod était là et ça s’est fait tout de suite.

Il y a aussi un remix de ce morceau qui a été produit par La foudre qui a mastérisé et mixé une bonne partie des albums d’Octobre Rouge et le mien. C’est l’ingé maison.

A : On retrouve une large palette de producteurs sur ton album (Drixxxé, JM Dee, Voodoo, Chimiste, Tido Bermann, J.C etc). C’est assez rare en France où les rappeurs préfèrent travailler en comité restreint pour avoir une forme de cohérence sur leurs albums. Tu voulais faire un album un peu à l’américaine en allant chercher plusieurs noms confirmés ?

G : En France, on est encore dans l’idée de faire bosser le mec de son crew qui fait des prods. Alors qu’il peut y avoir d’énormes prods à côté.

J’ai essayé de faire un Hall of fame des producteurs que je kiffais depuis longtemps sans, pour autant, que ça donne un album où ça parte dans tous les sens. Je pense que tout le monde a compris là où je voulais aller, je savais ce que tout le monde était capable de faire et je trouve que l’album va dans une seule direction mais avec plein de sonorités différentes. Moi aussi, je suis un kiffeur de l’album produit par un seul et unique producteur mais je trouve que cette période est un peu révolue. Déjà, parce que je trouve qu’il y a de moins en moins de producteurs qui arrivent à tenir la distance sur quinze titres. Là où tu avais des Premier, des Havoc ou des Terminator X qui pouvaient assurer sur tout un album, il y a moins de gars qui peuvent te tenir une vraie cohérence. Aujourd’hui, la cohérence est plus l’artiste en lui-même que le producteur. En France, on n’a plus du tout de producteurs stars alors qu’avant un DJ Mehdi était une vraie figure dans le paysage rapologique français.

C’est dommage en tout cas parce qu’il y a des producteurs vraiment talentueux ici.

A : ‘Négronomie’ était le premier extrait de l’album et est un titre plus « revendicatif ». C’était un morceau qui te tenait à cœur pour que tu le mettes en avant de cette manière ?

G : C’était vraiment le morceau « explosion ». Il y a des morceaux dont tu es fier et d’autres dont tu es vraiment super fier. L’année dernière, quand je savais que j’allais sortir l’album en indépendant, j’avais compris que le temps jouait pour moi et qu’il fallait que je commence la promo un an avant la sortie de l’album. Après, on s’est aussi un peu trompé puisque l’album était prévu pour avril 2009 et qu’il y a eu un peu de retard inhérent au rap mais globalement, c’était une volonté de le sortir bien avant l’album. Une fois qu’on avait les quinze titres finis et mixés, on voulait faire des clips et commencer la promo.

J’avais une volonté de faire une palette de clips avant la sortie et de montrer les extrémités de mon univers. ‘Négronomie’ et ‘Au suivant’ se sont donc imposés. ‘Négronomie’ avec sa prod agressive et ses lyrics revendicatifs était vraiment une bonne frontière.

A : En parlant de Sarkozy, tu dis lui préférer Le Pen. Rost avait fait son petit scandale à un moment en disant qu’il préférait voter Le Pen que Sarkozy. Tu es du même avis ?

G : Je dis « Quand je vois ce commercial, je regrette Le Pen » et pas que je préfère voter pour Le Pen plutôt que pour Sarkozy. C’est différent de ce qu’avait dit Rost. Ce que je dis c’est que Sarkozy a le programme du FN d’il y a quelques années. Il passe mieux parce qu’il n’est pas ouvertement raciste mais les faux débats sur l’identité nationale, les quotas concernant les immigrés et son fort relent nationaliste renvoient au Front National. Il vaut mieux combattre un ennemi à visage découvert comme l’était Le Pen.

En même temps, Sarkozy a le machiavélisme pour s’entourer d’une ministre rebeu, d’une attachée renoi… Mais comme Le Pen le faisait déjà. Tu voyais toujours un renoi ou un rebeu à ses côtés sur les photos.

A : Le titre est explicite et tu y parles beaucoup de la place des Noirs dans ce pays. Comment tu te sens en tant que métis dans cette France en 2009 ?

G : Je m’y sens à l’aise mais il ne faut pas se voiler la face. Chaque jour est un combat et il reste plein de problèmes à régler. Dans le même temps, il y a aussi plein de choses qui évoluent.

Je pense que la France est un pays en mutation qui commence seulement à comprendre et à regarder son patrimoine national issu des différentes vagues d’immigration. Elle commence à comprendre que ces enfants d’immigrés ne se feront pas virer et qu’ils sont français malgré tout ce qu’ils peuvent penser. Elle est en train de comprendre qu’il y a 10 millions de personnes « non-blanches » qui ont une carte d’identité française. Ce qui me fait halluciner c’est que ces débats interviennent en 2009 alors qu’ils auraient dû être réglés en 1980.

Si tu pèses le pour et le contre, je pense que les choses évoluent plutôt dans le bon sens. En revanche, les gens qui nous gouvernent n’évoluent pas du tout. Le Français de base me fait moins flipper qu’avant alors que je trouve que le politicien de base ne cesse d’empirer.

Choix de vie

A : Tu racontes dans ce titre comment tu as dealé dans une fac de droit. Tu te rends compte que c’est un terrible constat d’échec pour l’Éducation Nationale ? Kennedy disait qu’il avait vendu du shit à des pions, toi c’était carrément à des profs de droit pénal…

G : A des chargés de TD de droit pénal plus exactement [Sourire]. Je trouve cette histoire super symbolique et elle me tient vraiment à cœur parce qu’elle est autobiographique à 90%. Il n’y a que les huit dernières mesures qui sont surtout là pour renforcer l’idée générale.

C’est une histoire intéressante à plusieurs niveaux. C’est une bonne suite à ‘Négronomie’ qui est un constat à charge et à décharge. Il y a aussi des choses qui ne fonctionnent pas à cause de nous. Sur ‘Choix de vie’, il y a deux constats à tirer. En effet, ça peut être un constat d’échec pour l’Education Nationale. En même temps, d’un autre côté, ça peut aussi être un constat d’échec à un niveau personnel. Je viens du XIXème, je sors d’un lycée complètement pourri, j’ai eu mon bac avec 10 de moyenne, après que je me sois inscrit sur minitel pour la fac, je suis orienté à Paris 2 à côté du Jardin du Luxembourg. J’ai été propulsé à dix-huit piges dans un autre monde, avec des personnes complètement différentes. A ce niveau là, tu ne peux pas dire que l’éducation nationale n’a pas été géniale. Ça m’a donné l’opportunité d’aller voir autre chose mais le quartier m’a rattrapé.

Je peux en plus parler très librement de ça parce que tout au fond de moi, je m’en battais les couilles de faire du droit. C’est justement après ces trois années que j’ai su ce que je voulais faire. Mais imaginons deux secondes si j’avais vraiment trouvé ma voie et que j’avais tout gâché comme ça… Ça aurait été terrible parce que je n’aurais pu en vouloir qu’à moi-même. J’analyse ça lucidement parce que j’ai réussi à avoir une vie qui me satisfait par la suite. Si j’avais dû retourner sur le ter-ter comme beaucoup de mes potos à vendre des barrettes de 20 euro alors que j’avais eu l’opportunité de devenir avocat…

Donc le morceau est à double sens. Il y a cet échec personnel et, en même temps, tout ce que te renvoie la société quand tu es différent. Dès que je suis arrivé là-bas, je me suis dit « c’est génial, je vais bicrave direct« . C’est pas la faute des gens et il y a une faiblesse de ma part mais disons que tout est mêlé. Plus tu grandis et plus tu réalises que la vie n’est pas toute blanche ou toute noire.

Des histoires comme celle-là

A : Avec Octobre Rouge, vous avez réussi à fidéliser un certain public avec trois albums. Tu sens ce public t’accompagner aujourd’hui ?

G : Ouais, j’ai énormément de retours de la part de tous ces gars qui nous suivent depuis les premiers maxis. Octobre Rouge c’est vraiment un ensemble de sons et je pense qu’il y a des gens qui s’y retrouvent à 300 %. Les morceaux les font rigoler, quand on essaye d’être sérieux, ça leur parle… Ce qui m’a toujours étonné c’est de voir la diversité du public d’Octobre Rouge. Ça va du mec qui est à fond dans le rap jusqu’à celui qui n’en écoute jamais habituellement. C’est très divers aussi bien au niveau de la classe sociale, du look que de la façon de penser. Ne pas vraiment pouvoir déterminer à qui tu parles est quelque chose qui m’a toujours fait plaisir. Rien qu’au dernier concert, un mec est venu me parler et je n’aurais jamais pensé qu’il était fan d’Octobre Rouge si je l’avais croisé dans la rue.

A : ‘Des histoires comme celle-là’, c’est un moyen de remercier ce public ?

G : C’est un remerciement et c’est aussi l’occasion de dire que le son peut être thérapeutique pour celui qui en fait mais également pour celui qui l’écoute. Les histoires racontées dans ce titre sont vraies et les deux premières sont vraiment des cas extrêmes. C’est assez impressionnant quand tu te retrouves face à ça. La troisième est malheureusement moins extraordinaire parce que la prison est plus commune autour de nous.

Rêve enterré

A : Tu partages le micro avec Liffting. Tu peux nous parler un peu plus de lui ?

G : C’était vraiment une découverte Internet. Autant il y avait plein de gens avec qui j’avais envie de travailler depuis très longtemps, autant ça a été un coup de cœur pour un morceau qui traînait sur Internet. J’ai cherché le myspace et ça tuait. Je trouvais qu’il avait vraiment son style. Il aimait bien mon univers et a répondu présent. Comme quoi Internet peut aussi générer de bonnes choses. Là, ça a été une rencontre via Myspace. Il a tout de suite compris de quoi je voulais parler. Je lui ai dis que je voulais faire un titre sur le fait que la France devenait de plus en plus communautaire sans faire encore une fois un cours magistral dessus. « Oui, ils ont construit des cités en telle année etc« … Je voulais que ça coule tout seul. C’était bien de parler de ça parce que je viens du XIXème qui, même si c’est un quartier difficile, est un endroit très diversifié et Liffting vient d’un ghetto composé majoritairement de renois. Je trouvais ça intéressant de montrer cette évolution avec mon couplet qui parle plus du passé et de ma jeunesse et lui qui est davantage dans le présent.

A : On a l’impression que les featurings ont été construits comme de vraies collaborations. C’est ton expérience en groupe qui te pousse à ne pas te contenter à un simple enchaînement de couplets ?

G : Ouais, je ne voulais pas ça sur l’album. Je peux rapper comme ça et on a fait des mixtapes où je vais lâcher un 16 qui ne va parler de rien et juste faire de la punchline pour de la punchline. Je peux aussi trouver ça très bien mais je ne voulais pas de ça sur l’album. En même temps, même si je voulais aborder plein de sujets différents, je ne voulais pas tomber dans un rap scolaire très rédaction à la Sinik. Il m’impressionne parce que j’ai vraiment l’impression de retrouver un rap « thèse/antithèse/synthèse » quand je l’écoute.

C’est aussi pour ça que je voulais injecter du second degré et ne pas tomber dans quelque chose de chiant. Je l’ai fait parce que ça correspond aussi à ma personnalité et que je suis le premier gars à me foutre de ma gueule. On a toujours été comme ça dans Octobre Rouge. On aime rigoler et on rit avant tout de nous-mêmes. Je n’ai pas l’impression de me rabaisser quand je me moque de moi comme sur ‘Au suivant’ et je trouve que ça redonne de l’énergie à l’écriture.

C’était bien avec Liffting parce qu’on était d’accord sur le sujet et sur le son mais je ne savais pas du tout ce qu’il avait écrit quand il est arrivé au studio. Ça a été une grosse surprise et ça m’a carrément fait refaire mon texte.

A : En écoutant ce morceau, j’ai d’ailleurs eu l’impression que c’était plus toi qui rentrait dans son univers que l’inverse. Il a un flow super nonchalant et tu adoptes toi-même une attitude similaire comme s’il t’avait influencé…

G : C’est exactement ça. Il a tellement bien compris le sujet que quand il a posé, c’était moi qui n’était pas assez bon sur mon propre sujet. Quand tu vois ce qu’il a craché alors que je lui avais simplement dit que je voulais faire un morceau sur le communautarisme en France, tu te dis qu’il y a du niveau quand même. Il a eu une vision super transversale du sujet. Il n’a jamais utilisé le mot « communautaire », il n’est pas tombé dans la complainte. Son couplet m’a poussé à retravailler. Il faut toujours qu’il y ait une interaction avec le mec avec qui tu bosses. Tu peux soit aller dans deux délires complètement opposés comme c’était souvent le cas avec Logan ou alors chercher à lier le truc.

Arraches-toi d’moi

A : Ça faisait longtemps qu’on n’avait pas vu JM Dee. Tu es allé le chercher ?

G : C’est quelqu’un que j’ai connu peu de temps après le premier album de Disiz la Peste qu’il avait produit. Il avait ensuite arrêté de bosser avec Disiz et créé son label Gazdemall sur lequel il faisait des maxis. Il avait invité Octobre Rouge sur le deuxième maxi de Gazdemall vers 2004. C’est quelqu’un que j’apprécie humainement et artistiquement et il était clair que je devais bosser avec lui. C’est un des premiers mecs avec qui j’ai bossé pour cet album. C’est mortel de travailler avec lui parce que tu poses et il s’occupe de tout. C’est un des rares producteurs qui manie aussi bien le sample et la compo.

‘Arraches-toi d’moi’ est encore un titre très personnel qui touche tout le monde. C’est un morceau sur la difficulté de la séparation mais c’est aussi un morceau sur l’amour.

A : Là encore, malgré un texte assez dur, tu injectes pas mal d’humour au niveau de l’interprétation.

G : Tu te rends compte qu’une séparation est toujours remplie des mêmes clichés et c’est quand tu le vis que tu t’en rends compte. Tu réalises que tu fais exactement l’inverse des conseils que tu donnais à ton pote deux ans auparavant quand lui aussi vivait une séparation. C’est tellement toujours la même connerie que ça en devient drôle. Toute situation dramatique que tu vis a déjà été vécue par des milliards d’humains avant toi sans que ça ait changé la face de la terre. Ce qui va apparaître comme la fin du monde pour toi redevient une histoire presque banale une fois que tu l’as écrite.

A : Les chansons d’amour dans le rap français sont souvent vues à travers le prisme de la désillusion (on pense notamment à certains morceaux d’Oxmo). Ce sont les rappeurs qui ont une vision super pessimiste de l’amour où s’agit-il d’une pudeur par rapport à ça ? On se rend compte aussi que c’est peut-être beaucoup plus compliqué de parler de quelque chose qui se passe bien.

G : Ouais… C’est vrai… T’as exactement la même question que mon ex-meuf en fait [Rires]. En même temps, t’as complètement raison parce que j’aurais l’impression de faire un texte chiant si je parlais d’une relation amoureuse qui se passe bien. Alors que c’est simplement la vie parfois et ça pourrait parler à des gens… J’aurai besoin d’ironiser sur le sujet et d’y mettre un triple sens.

Je crois que les rappeurs sont allergiques à l’amour qui se passe bien, c’est bizarre [Rires]. C’est vraiment un sujet de variété française quoi.

3 secondes pour me racheter/Le syndicat

A : ‘3 secondes pour me racheter’ est une vraie chanson sur le deal comme il en existe finalement assez peu. Comment tu construis un morceau comme ça ?

G : Il y a plusieurs aspects. C’est vrai qu’il y a plein de gens qui parlent de ça tout en restant super évasif. Alors, il y a aussi une volonté de ma part de montrer vraiment comment ça se passe en te donnant des détails qui vont te faire comprendre que c’est réel. Maintenant, c’est aussi un morceau où je me suis dit qu’il était bon d’expliquer la finalité de tout ça sans pour autant faire une morale. On raconte une histoire et il fallait aussi dire de quelle manière elle se finit. La fin de ce genre d’histoires c’est souvent l’arrestation, la prison ou la mort. Après, il n’y a pas besoin de faire quelque chose de moraliste à la Kery James en te disant qu’il n’y a que deux issues parce que, de toute façon, on le sait ça. C’est inhérent à cette activité. J’ai vu tellement de têtes tomber qu’il n’y a plus qu’à raconter les faits. Il n’y a rien d’autre à rajouter.

En même temps, il n’y a pas de glorification. C’est un morceau avec un début, une milieu et une fin. Parfois, il y a des choses sur lesquelles tu n’as pas envie d’écrire et, voulant faire mon album de trentenaire, j’aurais pu me dire que ça ne servait à rien de parler de quelque chose qui ne me concerne plus aujourd’hui. En même temps, ça a fait partie de moi et j’ai vécu ça pendant une longue période. On peut aussi ressentir une évolution sur ce morceau au niveau de la mentalité. Je l’ai rappé d’une façon un peu historique et narrative.

A : Je ne sais pas si tu as écouté l’album de Salif mais il nous disait qu’il y avait un côté thérapeutique dans son rap. S’il parle autant de la rue dans son dernier disque, c’est aussi pour l’aider à la quitter et à passer à autre chose. Est-ce qu’il y a aussi ce côté-là chez toi ?

G : Il y a un rappeur qui a parlé de tout ça et qui a mis le doigt là où personne ne l’avait mis avant. C’est Jay-Z sur Amerigan gangster quand il parle de l’addiction du dealeur au simple fait de dealer. Franchement, j’ai arrêté de dealer il y a plusieurs années mais tu ne peux jamais dire que tu ne retomberas pas dedans en cas de gros coup dur. Parce que tu connais tous les réflexes, tu sais réactiver les connexions etc. Maintenant, c’est clair que ça a été une violence d’arrêter ça et je comprends ce que veut dire Salif. Au moindre problème rencontré dans la musique ou avec ma société, j’ai cette solution. Une autre personne ne l’aura pas et devra peut-être être plus courageuse ou faire un effort supplémentaire. Quelque part, tu sais qu’au fond de toi, il y aura toujours cette toute petite porte.

A un moment de ta vie, tu n’as juste plus envie d’avoir ça. Tu as vu les histoires qui sont arrivées à d’autres, tu vieillis, tu as des enfants et ça n’engage plus uniquement que ta personne.

A : Tu regardes la série The Wire ?

G : Ouais et c’est vraiment une bête de série. Il n’y a pas de manichéisme et ça montre qu’il y a des pourris dans chaque camp. Ça montre aussi qu’on ne séparera pas comme ça de la vente de produits illégaux parce que plusieurs personnes en ont besoin. Je pense que le problème n’est pas que du côté du consommateur.

A : Il y a le morceau ‘Le syndicat’ qui revient là-dessus. Tu y milites d’ailleurs ouvertement pour la légalisation du cannabis avec encore ce second degré qui caractérise l’album. Est-ce que c’est une manière de faire un contrepoids avec ‘3 secondes pour me racheter’ ?

G : Exactement. C’est pour montrer aussi qu’il y a une grande hypocrisie par rapport à ça et qu’il y a énormément de fumeurs. Ceci dit, on sait que fumer n’a pas que des avantages et c’est pour ça que j’ai fait ‘Au suivant’. Mais c’est aussi le cas de l’alcool ou de la cigarette qui sont en vente libre. C’était surtout un morceau par rapport à cette hypocrisie.

Sinon, je voulais aussi montrer que le problème est tellement ancré en France qu’on pourrait en faire un syndicat avec des grèves, etc [sourire]. C’est pour ça que c’est super drôle d’imaginer une légalisation, la création d’un lobby… C’est du délire Octobre Rouge. Ça part d’une bonne rigolade et on en fait un morceau.

Miroir

A : C’est l’une des deux prods de Voodoo. Tu voulais aller voir ailleurs en terme de beatmakers ?

G : C’est un peu pour ça mais c’est aussi parce qu’il était occupé par plein de choses. Du coup, on a fait au minimum. Il y avait plein d’histoires de planning, de prods dispos/pas dispos… Mais j’avais aussi une volonté première de bosser avec plein de gens et de ne pas rester en cercle fermé.

Voodoo a toujours des prods super véners et ce titre en fait partie. C’est un morceau un peu léger sans complètement l’être. C’est une bonne description de ma vie sans vraiment le dire. Tu pourrais le prendre simplement comme le texte d’un mec qui rappe sur la sape mais en réalité, ma vie est « liée au chiffon« . J’ai une société de distribution de vêtements et de chaussures et je le dis dans le troisième couplet. Je place 2/3 trucs un peu plus personnels.

On avait déjà expérimenté ce délire avec Octobre Rouge sur ‘Accordés’. On a toujours été là-dedans, Voodoo bosse avec moi sur certains trucs liés à la sape… Ça fait partie de nous. Le style a toujours été important dans le rap et, quelque part, ça en fait un morceau à l’ancienne. Justement, il n’y a plus de style dans le rap alors qu’avant il y avait un uniforme dans le rap.

L’infirmière

A : Ce titre fait également partie des choses légères de l’album. Est-ce que tu as eu des retours féminins sur ce morceau ?

G : C’est un peu le morceau polémique de l’album. Il passe super bien auprès du public féminin parisien/urbain alors qu’il ne passe pas du tout en Province. Au niveau de la presse auprès de laquelle j’ai des retours plutôt positifs sur l’album, c’est généralement le morceau sur lequel ils émettent une réserve. Évidemment, au niveau de tous les gens qui connaissaient Octobre Rouge, c’est un de leurs morceaux préférés. J’ai des retours croisés très différents.

Pour moi, c’est du Grain 2 Caf d’Octobre Rouge. A chaque fois qu’on s’était réservé des morceaux solos sur nos albums, j’en avais toujours un qui était plus ou moins sur le cul, traité toujours plus ou moins subtilement. C’est vrai qu’en général, j’y vais souvent avec les gros sabots et c’est quelque chose que j’assume complètement.

Un moment, j’étais allé loin dans mon délire parce que je me disais que c’était un morceau anti-macho. Le texte traîne sur mon Blackberry depuis au moins deux ans et, entre-temps, ça a été une grosse thématique chez pas mal de rappeurs américains. Mais deux ans en arrière, dans le milieu très masculin du rap, c’est une pratique qui est lourde à assumer et c’est carrément une insulte dans le ragga. Je me suis dit que ce texte pourrait éventuellement casser un tabou.

Après, il ne faut pas le prendre pour ce qu’il n’est pas. Ça reste un délire et il fait rire en concert.

A : Même si ton morceau n’est absolument pas misogyne, imaginons deux secondes que des féministes tombent dessus et décident de s’en prendre à toi. Comment tu le vivrais et quel est ton regard sur la polémique Orelsan ?

G : Déjà, comme tu l’as dit, je ne pense vraiment pas qu’on puisse m’attaquer là-dessus. En même temps, elles sont super connes puisque j’ai vu qu’elles attaquaient Kool Shen pour ‘Salopes.com’ alors qu’il ne parle pas de meufs dessus. Si on m’attaque pour ce titre, je leur dirai vraiment « Les filles, achetez-vous un cerveau » [rires].

Concernant la polémique avec Orelsan, c’était surtout politique parce qu’il y a des choses vachement plus violentes qui sortent tous les jours. On sent que le morceau est un délire en plus. En même temps, il s’est fait prendre à son propre jeu. D’ailleurs, je ne suis pas sûr que ça a été négatif puisque ça lui a fait de la promo. Après, à force se prendre pour Eminem, les médias lui ont réservé le même traitement [sourire].

Tout est à vendre

A : Est-ce que Hi-fi fait partie de ces gens avec qui tu voulais travailler depuis longtemps ? 

G : C’est un gars que je trouve super talentueux. C’est vraiment la science de la rime et il a une manière d’écrire assez dingue. C’était un pote de longue date de Voodoo et c’est quelqu’un qu’on voit depuis très longtemps. D’ailleurs, on le voit très rapidement dans le clip de ‘Week-end à Meda’. Je voulais bosser avec lui et ça a été la bonne occasion. Tous ces featurings traînaient dans ma tête depuis longtemps et on n’avait pas eu l’occasion de les faire avec Octobre Rouge. J’ai fait cet album comme si ça allait être mon dernier.

A : Si on te donne un budget illimité pour collaborer avec n’importe quel artiste, qui est-ce que tu choisirais ?

G : [Il hésite] Là tout de suite, je dirais Slick Rick. J’ai vraiment kiffé sur lui, à l’époque c’était vraiment quelque chose au niveau du flow. Il avait une façon d’arriver sur les sons… Si je devais choisir un beatmaker, je me dis que j’aurais kiffé un Jay Dee mais, malheureusement, il n’est plus là. Sinon, ça pourrait être sympa de kicker sur une prod de J-Zone. Je trouve que les producteurs avec une vraie patte sont de plus en plus rares. Alors qu’avant tu avais une certaine décence, aujourd’hui ça recopie sans se poser de questions. Un mec qu’arrive avec un style va immédiatement être copié.

Ce qui est dingue en France c’est qu’on copie la dernière tendance américaine qui, elle-même, copie la dernière tendance française électro. On a été trop cons et, encore une fois, il a fallu attendre que les américains franchissent le cap pour qu’on s’y mette. C’est toute l’histoire de notre musique.

Thomas Traoré

A : Est-ce que tu mets une frontière entre ton nom d’artiste et ton nom de citoyen ?

G : Je pense que tu es plus ou moins obligé de mettre une frontière mais, à un moment, elle devient une forme de schizophrénie. Au début, ça part d’un concept mais au bout de quinze ans de musique, tu n’as plus le même rapport vis-à-vis de ça. C’est pour ça que mettre mon nom revenait à assumer que ma carrière faisait partie de moi et que je n’enfilais pas une casquette de rappeur le temps de l’album. Ensuite, je voulais aussi montrer l’opposition qui existe chez Thomas Traoré et cette double culture qui était le gros point d’ancrage pour parler du métissage. Il y a eu de longues discussions avec plein de gens pour savoir si je commençais à mettre mon nom et mon prénom en avant. Que signifie le simple fait de vouloir faire ça ? Est-ce qu’il s’agit de prendre un nouveau départ ou de conclure la carrière de Grain de Caf avec un lever de rideau sur Thomas Traoré sans maquillages ? Je n’ai pas trouvé de réponse mais je sais que je vais continuer de rapper sous le nom de Grain 2 Caf. Thomas Traoré restera le nom de l’album et je pense que je le mentionnerai de plus en plus régulièrement dans les textes pour l’imposer. Je trouve aussi que ça ramène un peu d’humanité au rap et c’était le but de l’album. Entre les pochettes pleines d’explosions, de flingues et de regards méchants, je voulais juste dire qu’on n’est pas que des concepts aux rimes sans fin. Ces rimes racontent les vies de gars avec des noms et des prénoms.

A : Tu retournes souvent en Afrique ?

G : J’avais un rythme où j’y allais tous les deux ans et j’avoue que, depuis quatre ans, ce rythme a été un peu cassé. C’est sûr que je vais aller me ressourcer un bon mois et demi en 2010. Je n’y mets pas plus d’importance que ça en a mais ça me tient à cœur de revenir au bled, notamment parce que ça me permet de relativiser beaucoup de choses. Tu vis dans une grosse métropole à Paris et c’est bien de prendre conscience que le monde n’est pas uniquement composé des trois tours qui t’entourent. C’est bien de sortir de la bulle comme dirait l’autre [rires].

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