La Gale : « c’est rare de trouver des gens qui n’ont pas de douleurs »
Interview

La Gale : « c’est rare de trouver des gens qui n’ont pas de douleurs »

OK, La Gale est peut-être à fleur de peau, c’est vrai. Mais peut-être aussi qu’on l’a assez dit. Alors avec un premier album, la participation à deux longs métrages, des plateaux radio et une tournée bien remplie, on a préféré retenir qu’elle avait la dalle.

Photographie : Photoctet

Abcdr Du Son : La Gale, dans tous les entretiens que tu accordes, on te renvoie régulièrement à la fille chétive mais nerveuse et engagée, à la rappeuse qui vient du punk et qui en porterait la culture dans le rap ou encore à tes origines « libano-suisse ». Quelles sont les limites de tels points de repère, et comment fait-on pour ne pas être résumée et présentée seulement sous ces prismes, aussi vrais soient-ils ?

La Gale : Pour les gens, il y a quelque chose de rassurant à te mettre dans un carcan, ça donne des repères. Effectivement, l’étiquette « du punk au rap » revient beaucoup, et j’ai l’impression qu’on n’oriente pas la question sous le bon angle. Par exemple, de façon très récurrente, on me demande « Qu’est ce qui t’a fait passer du punk au rap ?« , comme si je m’étais réveillée un matin avec l’idée de changer mes Doc par une paire de Nike, etc. Bien évidemment que non. Ça c’est passé de manière très naturelle et progressive.

Ensuite, le truc de la fille chétive, c’est une autre dimension, celle du genre, et elle pose beaucoup plus de problèmes. Pourquoi ? Parce que d’un côté, oui, être une meuf qui fait du rap te permet probablement d’obtenir une visibilité plus instantanée, plus immédiate. Mais par contre, on est obligé de la ramener constamment sur le fait que tu es chétive. Je n’ai jamais compris cette envie. Il faut toujours insister sur la fragilité de la femme en fait, et que je fasse cinquante kilos toute mouillée c’est quelque chose que les gens ont toujours besoin de mettre en avant. Mais si je faisais trois cents kilos, est-ce qu’on dirait que je suis une obèse qui rappe bien ? Tu vois ce que je veux dire ? Ce n’est pas quelque chose qu’on va ramener chez les hommes. C’est très rare qu’on aille dire à tel MC qu’il est super balèze, à tel autre qu’il est tout maigre. C’est vraiment un truc de genre, et je trouve ça super chiant. Tout comme le fait qu’on vienne te voir en fin de concert et qu’on te dise « tu as l’air très énervée« , « on sent que tu es super sensible, qu’il y a beaucoup d’émotions« . Quand tu es une fille sur scène, on te ramène toujours à ta condition émotionnelle, et par rebond à la fragilité de la femme, chose qu’à un moment j’ai envie de casser. On n’en a rien à foutre de ça ! J’ai mes arguments et des choses à dire, c’est ça qui compte.

A : Je t’ai entendue dire dans une interview que tu ne connaissais rien de plus infantilisant que les quotas.

L G : Ouais, le problème est bien plus à la base. Je pense que c’est réducteur d’instaurer des quotas, notamment en politique, dans certaines entreprises, ou même dans des programmations. Si t’es une meuf et que tu fais bien ton travail, il est censé avoir autant sa place que celui d’un mec. Le problème, c’est la différence salariale. A travail de qualité égale, à autant d’heures passées, un homme gagne en moyenne toujours plus qu’une femme, il est là le vrai souci. Le problème patriarcal est de toute façon ancré dans toutes les franges de la société, c’est extrêmement dur de s’en séparer, et je ne crois pas que ça passera par des quotas.

« On n’est pas là pour dire que c’est bouché, on n’est pas là pour chouiner sur notre sort. Ce qu’on dit, c’est ‘oui c’est la merde, mais voilà comment on se démerde là-dedans. »

A : Un mouvement comme celui des Femen, dont on parle beaucoup, tu le regardes comment ?

L G : Justement, on m’a questionnée super souvent sur le sujet et j’étais un peu limitée dans ma possibilité de répondre car je ne m’étais pas réellement attardée sur la démarche. Je suis donc allé récemment mater quelques interviews et tenté d’analyser ce qu’elles font. Ces meufs n’ont visiblement rien trouvé de mieux à faire que de montrer leurs nichons pour se faire entendre. Quelle révolution ! Où est le véritable discours derrière ça, qu’est-ce qu’on en retient ? Rien ou pas grand chose. Finalement, elles sont dans ce qu’on nous demande constamment. Fermer sa gueule et montrer ses seins. Rien de bien féministe à tout ça selon moi. C’est marrant de voir à quel point elles sont réac’ sur plein de points aussi, voire parfois racistes : j’ai même entendu leur porte-parole déclarer vouloir « ôter la mentalité « arabe » de l’homme ukrainien« . Perso, je suis à moitié arabe, et je ne vois pas le rapport.

Bref, il y a un mélange des genres qui ne me plaît pas là-dedans. Donc les Femen, bof. Elles ont trouvé un super moyen de monter au créneau, mais elles nous renvoient une image de la femme qui est relativement identique à ce que les médias cherchent : des bonnasses à seins nus qui n’ont rien à dire. Perso ça ne me choque pas de voir leurs actions, qui sont d’ailleurs assez kamikazes, ça me laisse juste assez indifférente. Je ne vois pas trop en faveur de qui elles militent en fait, à part elles-mêmes.

A : Tu parles de l’aspect kamikaze. Venons-en à ton disque où cet aspect kamikaze ressort beaucoup, ou plutôt un aspect auto-destructeur, parfois un peu paralysant. Il y a les titres qui parlent d’alcool, mais aussi un thème qui revient beaucoup, celui de tellement cogiter sur des choix de vie, sur le monde qui nous entoure, que finalement, on ne fait plus rien. Sans te demander de te faire porte-parole de quoi que ce soit, à quoi tu imputes cette idée de cogiter au point de se foutre dans des impasses ?

L G : Même s’il est nécessaire de bien réfléchir à ce qu’on fait, de réfléchir avant de parler et de réfléchir avant d’agir, beaucoup de gens ont décidé de suivre le processus inverse c’est à dire parler à bloc de ce qu’ils vont faire. Mais finalement ils ne font jamais rien ! Dans « Trop de temps » qui est l’un des titres de l’album qui fait beaucoup référence à ce dont tu parles, il est question d’agir avant de parler. Par exemple, quand on me demande ce que sont mes futurs projets, si je vais poser avec d’autres MCs, etc. je dis qu’il y a des choses sur le feu. Mais je n’en dirai pas plus, je ne serai pas plus précise tant que rien ne sera vraiment fait. Pour que je puisse t’en parler, il faut d’abord que ça se fasse et que ça se passe bien.

Au niveau des cogitations internes, c’est encore autre chose. Je vois plein de potes à moi qui font du surplace. A force de retourner un problème dans tous les sens, tu te perds et tu n’as plus de recul sur rien. C’est important de pouvoir mettre un pied en dehors de ces pérégrinations internes pour se dire : comment vais-je m’orienter ? Comment vais-je aller de l’avant ? C’est pour ça que des gens finissent parfois par s’ouvrir les veines pour des trucs pas si violents ou pas si sans issue : parce que parfois, on se perd en questions.

A : Ça me fait penser à un titre du Kyma, est-ce que tu connais ?

L G : Non.

A : C’est un groupe de rap de Tours. Ils ont un E.P qui s’appelle Crampes Mentales, dont l’idée reflète bien ce dont on parle, être figé à force de se prendre la tête sur tel ou tel sujet. De manière générale, tout ce dont on parle depuis le début de l’interview est assez noir, et je t’ai pourtant souvent entendu dire que tu étais tout sauf nihiliste, que tu penses qu’il y a de l’espoir. Mais ton disque, quelque part, il reflète du mal-être. Est-ce que tu t’adresses seulement à des gens qui ont mal quelque part ?

L G : Je pense que c’est rare de trouver des gens qui n’ont pas de douleurs. Ceux qui ont cet avantage ont de la chance, et sincèrement c’est tant mieux, mais maintenant c’est sûr que ça ne s’adresse pas à eux. Mais il ne faut pas croire qu’on bouche les fenêtres et les portes. A un moment donné, décrire des choses que nous considérons comme problématiques dans notre quotidien, mettre des mots là-dessus, c’est déjà une manière d’avancer dans la bonne direction. Je ne suis pas en mode No Future ! J’espère que j’ai encore de nombreux beaux jours devant moi pour faire plein de trucs ! J’ai la dalle de concerts, d’expériences, de rencontres qui mènent à de super collaborations, j’ai la dalle de plein de choses ! Alors oui, on traite de sujets qui sont un peu graves, un peu tristes, mais on n’est pas des défaitistes. On n’est pas là pour dire que c’est bouché, on n’est pas là pour chouiner sur notre sort. Ce qu’on dit, c’est « oui c’est la merde, mais voilà comment on se démerde là-dedans ». Je n’ai pas l’impression que je ferme les choses à clefs. C’est ce que l’on dit dans « Trop de temps » : Agis ! Fais-le ! On verra après !

A : C’est une question qui a un petit quelque chose du mauvais réflexe journalistique, mais je la pose tout de même. Tu dis à un moment de ton disque « On sert à rien et c’est tant mieux ». Peut-on le rapprocher de « Soyons désinvoltes, n’ayons l’air de rien » de Noir Désir [sur le morceau Tostaky, NDLR] ?

L G : Non. Qui est « on » ? C’est une partie de la jeunesse, peut-être par extension de la population que l’on veut mettre dans la case poubelle, dans des voies de garage. Nous, avec Rynox [son backer, présent à ses côtés lors de l’interview, NDLR] , on animait des ateliers d’écriture dans une école. En Suisse, c’est un peu bizarre comment c’est construit, mais avant le bac il y a des classes aux sections différentes. Et ces sections te mènent directement à ton avenir professionnel. On était avec les VSO : Voies Supérieures à Options. En vérité, qu’est ce que ça veut dire ? Qu’il n’y a pas d’options ! Ce sont des voies de garage, littéralement. Tous ces kids à la fin des ateliers nous disent : « oui mais on nous dit tout le temps qu’on ne sert à rien, qu’on n’arrivera à rien » . Eh bien dis-leur que non. Fais ta vie ! Le morceau « Passe ton chemin » dis aussi cela. Toi, tes potes, ton crew, prouvez-vous le contraire au quotidien. Laisse les gens penser ce qu’ils veulent, c’est à toi de te prouver des choses, vis pour toi. On ne sert à rien ? Ben vas-y, si tu veux ! Nous en attendant, on fait notre truc car de toute manière, on sait très bien que ce n’est pas via leur voie à eux qu’on s’accomplira. Le carcan, particulièrement scolaire, je l’ai connu. Gamine à l’école, on me disait que j’étais qu’une merde, et plus on te le répète, plus tu finis par l’intégrer.

A : Ton album est produit intégralement par la même personne, Christian Pahud. Le disque a une couleur froide, sombre mais aussi très synthétique. C’était une volonté de ta part, une adéquation voulue avec tes textes ? Comment s’est passé le travail commun ?

L G : Oui, c’était ça la recherche. Je ne dis pas que je ne m’orienterai pas à un moment vers d’autres types d’instrumentaux, mais en l’occurrence on a eu envie de donner une couleur globale à l’album, de par ses textes et ce qu’il raconte. On s’aventure dans des terrains plutôt obscurs. J’accorde plus d’importance à cette partie-là de la création qu’aux petites fleurs et aux papillons.

A : Les instrus font autant sens que les textes donc.

L G : Bien sûr, je le vois comme un tout.

A : Et avant qu’on commence l’entretien, on parlait d’Al’Tarba qui a un univers sombre mais plus boom-bap. Pencher vers des sons plus boom-bap, ça n’a pas été envisagé lors de l’album, ce n’était pas la couleur ou le style de Christian Pahud ?

L G : Non, ce n’est pas ça. C’est qu’à un moment donné il m’a balancé pas mal de squelettes d’instrus, il avait eu vent des textes dont je voulais me servir à ce moment-là et ça a donné ce que ça a donné, voilà. J’ai envie de dire : « C’est comme ça ». On était dans cette recherche. La seule exception est peut-être « Un Singe en Hiver » qui est plus groovy et qui sort du contexte parce que c’est de la private joke, une dédicace à des gens du quartier. Ça peut faire marrer les parisiens qu’on rappe pour le 10.05 de Lausanne [1005 est le code postal d’une partie de Lausanne, NDLR] , mais ça reste notre univers, les gens que l’on fréquente.

A : Non, il n’y a pas de problème, on peut se reconnaître dans quelque chose sans que ce soit fait en bas de chez soi.

L G : Mais beaucoup de gens veulent représenter. Nous on ne représente pas vraiment mais on a effectivement une famille avec laquelle on aime travailler. Et ce morceau un peu groovy est un peu à l’image de tout ça aussi. Il parle de ces soirées où on fait les cons, où on se dit que ça ne servira à rien, mais on le fait quand même [sourire] .

« Mettre des points à la ligne, voilà concrètement ce que La Rumeur m’a appris »

A : Puisqu’on parle d’instru, un truc qui m’a interpellé, c’est te lire affirmer que The Roots est le seul groupe qui sache faire du rap instrumental.

L G : Ce n’est pas le seul mais c’est le meilleur. Il y a très peu de groupes qui selon moi le font bien.

A : C’est une chimère pour toi le « rap-avec-des-instruments » ?

L G : Non, c’est juste quelque chose qui malheureusement bascule très vite dans un truc fusion chiant, où un groupe de musique se met au service d’un MC. Du coup il s’oublie et contente de jouer un beat, ce qui est inintéressant. Les projets réussis sont vraiment rares. Il y les projets des Roots ou par exemple Blackroc, l’album peura des Black Keys ou One Day As a Lion de Zach de La Rocha [Chanteur de Rage Against the Machine, NDLR]. Là c’est entier, c’est un vrai putain de projet unitaire où tu ne sais pas qui se met au service de qui. Je n’aime pas le patchwork, je n’aime pas le copier/coller, et je n’aime pas cette idée de coller un truc sur un canevas, dire « le batteur il va faire ça » , alors que normalement, il pourrait faire plein de trucs, mais finalement il va juste rejouer un beat. Je trouve ça chiant.

A : Beaucoup de gens te connaissent via De L’Encre [long métrage réalisé par La Rumeur, où La Gale incarne le personnage principal, une MC propulsée au sein de l’industrie du disque, NDLR]…

L G : [Elle coupe] Oui, surtout en France !

A : Comment ça « surtout en France » ?

L G : En Suisse, on m’a connu d’abord en tant que MC, en France non. Mais c’est juste logique et technique.

A : Et du coup, en termes de réception par rapport à ton rap, tu as senti une différence ?

L G : Non, les gens réagissent de la même façon, c’est juste que les choses se sont faites dans cet ordre là. En Suisse on est là, investis dans la scène locale. On bosse notre truc localement, comme tout le monde, donc forcément, on a été connu d’abord sur notre propre terrain. Mais c’est vrai que De L’Encre a offert une excellente visibilité au projet. Ce qui est normal !

A : Et justement, quand tu parles de De L’Encre, tu reviens toujours sur la générosité d’Hamé et Ekoué, du groupe…

L G : Ouais, et puis ce sont des gens qui savent où ils vont ! C’est assez strict, il faut travailler à la dure, on n’a pas trop le temps de tergiverser, on y va. Ils savent ce qu’ils veulent, ils savent aussi ce qu’ils ne veulent pas, donc moi j’ai dû m’improviser actrice mais avec des gens qui me drivaient bien. Ils m’ont donné beaucoup d’outils en mains pour parvenir à ce truc-là.

A : Justement, c’est ce que j’ai envie de savoir, c’est musicalement, et dans le « travail rap », qu’est-ce que t’a apporté cette expérience, le fait de travailler avec La Rumeur ?

L G : Déjà, je suis clairement influencée par La Rumeur dans mon rap, bien avant de tourner De L’Encre. Par contre on s’est fait quelques sessions studio où l’on a enregistré les morceaux faits pour De L’Encre qui ont été écrits par Hamé, Ekoué et Le Bavar, et j’ai passé notamment beaucoup de temps en studio avec Ekoué qui a une manière de travailler assez spéciale. Il a sa méthode, il envoie tant de fois l’instru, il faut que tu saches tout par cœur, bref, il fait ce qu’il faut pour que lorsque tu rentres en studio, tu saches ton truc. Et ça c’est déjà un putain de travail, celui qui fait que quand tu arrives en studio, tu n’as pas le droit à l’erreur. C’est vrai qu’en plus, sur un projet comme celui-ci, le temps était compté, il n’est pas question de chipoter avec l’ingé son pendant des plombes. C’est une manière assez carrée de travailler ! Ça m’a donné également une autre vision sur ce que c’est d’être plus laidback sur une instru, sur comment s’approprier les sons. Je ne pourrai pas te dire précisément ce que ça a amené, mais ça m’a clairement donné une autre vision de comment se poser sur l’instru. D’articuler les choses ! De terminer ses phrases ! Voilà, ça ! De mettre des points à la ligne, voilà ce que ça m’a concrètement appris !

A : Tu as été impliquée dans deux long métrages, et pourtant, niveau image, aucun clip n’a accompagné la sortie de ton disque…

L G : Ça arrive, c’est en cours ! [Il s’agit du titre « Mes Balafres », NDLR] Mais je suis hyper exigeante. Du coup, j’ai décidé de tout filmer moi-même, de tout faire moi-même, d’écrire le scénario et de faire le montage moi-même, donc ça prend un peu plus de temps que prévu ! Mais les clips de peura, c’est vrai que c’est l’incontinence, et faire un truc facile, avec moi devant, les potes derrière, ça ne m’intéressait pas du tout. J’ai vraiment envie de raconter une histoire au travers de chaque clip. Il va d’ailleurs y en avoir d’autres mais je ne sais pas combien de temps ça va prendre. Je veux tellement que ces clips laissent une trace que ça risque de prendre un peu de temps. En plus, je n’avais pas trop de gens en tête pour les faire. J’ai eu quelques propositions, mais je suis tellement gravos sur ce que je veux qu’il ne faut pas que je mette des gens derrière la caméra ou le story-board. Je suis trop décidée. Je suis un peu « totalitariste », c’est vrai ! [sourire]

A : Aux TransMusicales de Rennes, vous avez ouvert le show avec le sample notamment utilisé dans « Organ Donor » de DJ Shadow…

L G : On le fait à chaque fois !

A : Pourquoi ce choix ?

L.G : Parce que Chikano [son DJ, NDLR] avait envie !

Rynox : En fait c’est notre DJ qui a choisi cette ouverture. C’est pour mettre dans l’ambiance. Il y a un petit côté grandiloquent dans cette instru qui est pas mal, mais il y a aussi ce côté majestueux, baroque, un petit peu dramatique. Et nous aussi ça nous met dans l’ambiance, ça fait remonter un petit peu la pression.

L G : Je crois même que ça nous met plus la pression à nous qu’au public [rires]. A chaque fois on est là à chanter la mélodie [elle se met à la chanter et rit]. Il y a un petit côté stressant !

A : Tu arpentes beaucoup la scène en ce moment. Quel public rencontres-tu ?

L G : C’est super hétérogène ! On rencontre à chaque fois des gens différents, surtout qu’on joue dans pas mal de contextes différents. Je pense qu’à chaque fois, on fait vibrer des cordes différentes chez les gens, chacun y trouve son écho. Il y en a qui seront plus touchés par le côté origine, exil, immigration, le fait d’être fils d’immigré. D’autres seront plus touchés par le côté alcool, défonce. Et enfin d’autres prendront la globalité du projet, ce qu’il véhicule de manière générale. A chaque fois c’est un échange, à chaque fois ça nous plaît, et c’est rare qu’on sorte de scène en se disant « ah ce live était horrible« , ça fait même super longtemps que ça ne nous est pas arrivé. On a vraiment de super expériences de live en ce moment. C’est d’ailleurs un projet qui est taillé pour le live. C’est ce que l’on préfère.

« J’ai remis un pied dans le rap en invitant des groupes comme Sakage Kronik, Force Pure ou la Cinquième Kolonne à venir jouer en Suisse. »

A : Ton rap n’est pas du tout référencé, il n’a quasiment pas de name-dropping par exemple.

L G : Tu parles de « représente », de trucs comme ça ?

A : Non pas du tout. Je ne sais pas… « Je suis un King comme Martin Luther » par exemple. C’est aussi une manière de marquer son territoire de poser des références, de se définir, non ?

L.G : Ah OK. Oui, c’est vrai. C’est simplement ma manière d’écrire. Je ne me suis jamais posé cette question en fait. Je n’ai pas voulu adapter mon peura.

A : Il y a cependant une phase, une seule, que j’ai trouvée qui cite des noms propres : « A José Bové je préfère Patrice Lumumba ». Elle n’est d’ailleurs pas sur l’album. Que faut-il voir clairement derrière cette phrase ?

L G : Je ne vais quasiment plus en manif’. Mais il y a assez longtemps, je me suis retrouvé dans une manif’ où il y avait José Bové et plein de gens, plein d’altermondialistes avec des drapeaux patchés, peace, tout ça. C’était en 2002 ou 2003, je ne sais plus. Et nous on était habillés en noir. On nous disait « vous êtes des terroristes, vous êtes des black bloc » [pour plus d’information sur les black bloc, voir ici , NDLR]. On se faisait arracher nos écharpes, et même taper par les pacifistes. [En colère] Et ces mecs-là, à part tirer la couverture à eux et se conforter dans leurs idées altermondialistes de mes deux, ils ne font rien ! Alors  à un moment donné, on s’est dit qu’en techniques de combat, on se sent plus proches d’un Patrice Lumumba que d’un José Bové. Mais c’est une phase un peu facile.

A : Tout à l’heure tu m’as parlé de One Day as a Lion, projet porté par Zack de la Rocha. Dans la façon dont tu t’es approchée du rap, quelles sont les rencontres marquantes que tu as faites, que ce soit « en vrai » ou via des disques, des événements ? Qui as-tu rencontré sur ce chemin ?

L G : Oui il y a eu des rencontres, clairement ! D’abord, j’ai écouté du rap très tôt, NTM, Public Enemy, Assassin à une époque, Fabe, certains types de la Scred, mais j’étais encore vachement dans le punk rock, dans la Oi! [Style de punk, NDLR]. J’étais dans l’esthétique punk, dans des fréquentations punk, je traînais avec une bande de neski et, de punks. Et en 2002/2003, j’ai remis un pied dans le pera en invitant des MCs à venir jouer en Suisse. Il y a eu Sakage Kronik, Da’Pro et Daz-Ini de Force Pure, Piloophaz à l’époque de La Cinquième Kolone, ils étaient venus. Il y a aussi eu ma rencontre avec le collectif Ramallah Undergroud, DJ Lethal Skillz, Malika… Il y a eu la scène orientale, et la scène francophone un peu engagée si je peux dire ça comme ça car ce ne sont pas non plus des sur-militants, mais il y a vraiment eu quelque chose qui est passé au niveau musical et au niveau des idées. Ça c’est super bien passé et c’est clair qu’en ce qui me concerne, ça m’a insufflé des idées dans le passage d’un genre à l’autre.

A : Si tu le veux bien, et puisqu’on commence à parler de la scène orientale, j’aimerais continuer cet entretien en vous faisant réagir à quelques vidéos.

L G : Eh bien allons-y.

L G : Il vit en France lui non ?

A : Aux dernières nouvelles vers Montpellier, mais les nouvelles ne sont pas très fraîches. Il rappe en anglais, en français ou en arabe selon les titres [La chanson parle du Liban et Clotaire K a des origines libanaises, NDLR].

L G :  Je ne connais pas Clotaire K, et personne ne le connaît, tu vois ce que je veux dire ? A un moment donné, il fait ce qu’il fait et j’ai du respect pour sa démarche, mais jamais on ne l’a vu ! Qui est-ce qu’il rencontre sur place ? Qui a-t-il été voir du hip-hop ou du Liban ? A un moment donné, le hip-hop, c’est quand même quelque chose de communautaire, tu partages, tu vas vers les autres. Et là il représente quoi ? Il fait sa chanson, il y parle du Liban, il se revendique, mais on ne l’a jamais vu avec un rappeur libanais. Tu n’en vois pas un dans le clip, ce n’est pas pour rien. Ce n’est pas quelqu’un qui vient à la rencontre, c’est quelqu’un qui veut servir son projet. Ce n’est même pas que je suis en train de le clasher, c’est juste une pure réalité.

R : Je ne connaissais absolument pas. Au-delà de qui il connaît, de ses attaches ou pas, je trouve que ce type de vidéo a quelque chose d’intéressant. Ce genre de diaporama rapide qui montre d’où tu viens, c’est un témoignage, c’est bien, peu importe si c’est chiadé ou pas.

L G : En même temps, il montre des images de Beyrouth que l’on voit dans tous les fascicules de tourisme. Ce n’est pas le Beyrouth que j’affectionne. Mais Clotaire K, je le trouve très esseulé dans sa manière de faire. Tant mieux s’il y trouve son compte, mais je trouve ça dommage. Je l’avais contacté à une époque, on avait rapidement échangé par mail, et il a l’air super gentil, il n’y a pas de problème là-dessus. C’est juste qu’il est seul, et apparemment il le souhaite. J’ai du mal avec ça. Tu ne peux parler au nom d’un pays ou d’un mouvement en faisant cavalier seul.

L.G : [Jetant les écouteurs un peu avant la fin de la vidéo, et en colère] OK. Qu’est-ce que tu veux entendre sur ça ?

A : Je ne veux rien entendre hormis ce que tu as à me dire.

L G : Moi j’ai perdu ma tante dans cette bataille.

A : On dit parfois du Liban que c’est historiquement la petite Syrie. Toi qui connais bien ce pays, qui connais un peu mieux que la plupart d’entre nous l’impact que peut avoir la guerre sur un pays et ses habitants, à l’heure où aujourd’hui, certains veulent armer la rébellion syrienne…

L G : [Elle coupe, très directe] Le fait de rien avoir fait jusqu’à maintenant, ce n’est pas pour rien. Le fait qu’on parle d’armer d’autres gens ou d’en envoyer sur place, ce n’est pas pour rien non plus. La guerre ne profite pas toujours à ceux que l’on croit, donc je préfère ne pas trop m’exprimer sur ces questions. Par contre, ce que je peux te dire, ce qu’on voit par rapport aux Palestiniens, c’est d’une complexité ! Je viens d’une famille chrétienne maronite, et si j’avais écouté certaines personnes de ma famille, je pourrais haïr les palestiniens. Seulement j’ai décidé de ne pas les écouter. Ma famille a été décimée par les palestiniens, par les druzes, même par les maronites, bref, par tout le monde. A un moment donné, il faut que les choses se remettent à plat, mais c’est une telle pelote de laine tellement emmêlée, sanglante, complexe ! Y chercher la brèche pour démanteler tout ce truc là, c’est infaisable. Il est là le problème. Alors j’essaie vraiment de tout baser sur des expériences humaines. Je suis complètement contre ce que l’armée israélienne fait. Je suis contre ce que font les milices phalangistes, je les déteste. Et finalement, je vais continuer à détester les gens qui en oppressent d’autres. Je ne peux pas te dire quelque chose de plus simple et de plus con que ça. Nous on a eu des pertes de tous les côtés. Je me souviendrai toujours de ma mère quand elle m’a dit : si je m’étais mise à en vouloir aux gens, aujourd’hui je détesterai tout le monde.

R : La difficulté c’est que les préjugés, la haine, la vision que l’on a des autres, c’est quelque chose qui malheureusement se transmet très souvent aux générations suivantes, et c’est très difficile de s’en défaire. Il y a des systèmes éducatifs ou de pensées qui pérennisent cela. Même en Occident, la manière dont on considère l’autre, l’étranger, tu remarqueras que très souvent ce sont des choses qui passent de parents à enfants. Petit, j’ai déjà eu des insultes de mes camarades de classe, et je sentais clairement que ça venait plus de leurs parents que d’eux-mêmes. Là on parlait de l’exemple Palestinien, pour moi c’est un apartheid. Et si on prend l’exemple sud-africain, ça fait 20 ans que l’apartheid est officiellement tombé, et pourtant, aujourd’hui, je ne suis pas certain qu’il y ait grand-chose qui ait changé. Il y a peut-être plus de pauvres dans la population blanche, peut-être quelques noirs qui sont un peu plus riches, mais je ne suis pas sûr que tant de choses aient réellement changé. Il y a un héritage de la haine, et comment le briser  ? [Il réfléchit] Il faut se mélanger, parler, être confronté aux autres dès le plus jeune âge, mais c’est très difficile.

A : Dans un entretien à So Foot, tu as cité Cantona comme l’un des joueurs que tu adorais car fort en caractère, mais aussi « anti-foot business ». J’adore Cantona aussi, mais j’ai le souvenir d’un papier dans la revue Les Cahiers du Football, une page où deux mecs opposaient leurs points de vue. Le premier décrivait Cantona le rebelle, Cantona l’insoumis, et l’autre rappelait que Cantona avait finalement été LE vrai premier footballeur des années 90 à avoir mis toute son image au service de grandes marques, de spots publicitaires spectaculaires, bref, qu’il incarnait mieux que quiconque la naissance du foot spectacle de ces 20 dernières années.

L G : J’ai cité Cantona parce que déjà c’était un grand joueur, mais il y a aussi sa sale tronche. J’aime bien les joueurs qui l’ont mauvaise, qui ont un sale caractère.

A : Tu citais Stoichkov aussi, bon exemple pour ce qui est d’être teigneux d’ailleurs. [rires]

L G : Ouais, y a aussi Barton. Il me fait délirer lui ! D’ailleurs il y a plein de gens qui pensent que c’est lui le footballeur anonyme [Référence au livre The Secret Footballer, écrit par une personne dont on ne connaît pas l’identité et qui revient sur les coulisses du football d’aujourd’hui, NDLR] . J’aime bien les sales caractères, surtout dans le sport. Cantona, quand il marquait un but, il relevait son col et faisait un tour sur lui-même, avec un regard terrible !

R : Et je pense que c’est un mec qui avait vraiment conscience du rôle qu’on lui faisait jouer. Et il le jouait mais en gardant son caractère.

R : Ah, la gentrification ! Ça c’est un truc qui se passe dans le monde entier. Il y a des quartiers qui prennent de la valeur, du cachet à cause de leur histoire.

L G : Et souvent de leurs histoires populaires !

R : Comme Le Panier à Marseille…

L G : Ou le 18ème chez vous ! Ménilmontant, Belleville, Montreuil ! Le Flon à Lausanne, le centre-ville de Beyrouth. Harlem ! On est en train d’assister à un truc de fou. On met ceux qui étaient en banlieue en province ou à des dizaines de kilomètres des centre-villes, ceux qui étaient dans les quartiers populaires, on les met en banlieue. Et qui se retrouve dans les centre-villes ? Ceux qui ont de la thune, les bobos qui aiment s’encanailler, qui aiment les immeubles qui ont du cachet. Le truc, c’est qu’il n’y a pas si longtemps, ce sont sur ces mêmes immeubles et quartiers qu’ils crachaient. Ce sont des gens qui s’approprient ta culture, tes salles de concert, tes bars. C’était évident que tous ces fils de cadres, ces petits designers, allaient venir dans nos quartiers. A Lausanne, je suis partie d’un immeuble parce que les loyers ont explosé. Tout l’immeuble a giclé d’ailleurs. Pourquoi ? Parce que le quartier était en vogue, qu’on a mis trois coups de peinture sur l’immeuble et une nouvelle ventilation. C’est un truc de dingue. Tu ne peux même plus compter sur des mouvements populaires pour sauver ça. C’est vraiment triste.

L G : Ah ! [Elle reconnaît la vidéo] En plus, en ce moment, selon la population suisse, on aurait un gros problème : des hordes de tunisiens viendraient chez nous, traîneraient dans la rue, y vendraient du shit et seraient violents. Mais en attendant, la thune des Tunisiens, elle est bloquée dans les banques Suisses. Elle ne peut même pas être utilisée pour la Tunisie, pour améliorer les conditions de vie là-bas. Et après on va s’indigner qu’ils sont chez nous en train de foutre le dawa ? Mais on se fait notre beurre sur les intérêts de la thune de Ben Ali qui est coincée chez nous ! Les suisses sont marrants, on dirait qu’ils ne savent même pas à quoi ils doivent leur confort. On dirait qu’on a un Dieu spécial pour les suisses qui nous offre la grâce d’être suisse. C’est n’importe quoi !

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