Dehmo marche désormais seul
Interview

Dehmo marche désormais seul

Alors que l’histoire de la MZ prenait fin en 2016, Dehmo a choisi de poursuivre sa carrière en solitaire, chose qu’il n’avait jusqu’alors jamais envisagée. Il sort Ethologie, sa première mixtape, le 29 juin.

Photographies : Igniseum

Abcdrduson : Sur Éthologie, un morceau est intitulé « Abidjan est doux », tu es né en Côte d’Ivoire ?

Dehmo : Effectivement je suis né en Côte d’Ivoire, mais je suis venu ici super tôt. Quand j’ai écrit ce morceau, c’était juste par rapport à mon inspiration à ce moment, je trouvais ça beau et ça glissait sur l’instru. La chanson ne parle pas vraiment d’Abidjan, c’est le refrain qui y fait référence. En Côte d’Ivoire, quand tu dis « Abidjan est doux » c’est pour l’ambiance de cette ville. Elle est vraiment douce. Quand je vais en Côte d’Ivoire c’est là-bas que je suis.

A : En France, tu as toujours été à Paris depuis l’enfance, quel est selon toi l’impact de cette ville sur ta musique, et sur ta personnalité ? Et quelle place tient ton quartier, Chevaleret, dans ton parcours ?

Dehmo : On va dire que Chevaleret, c’est une grande maison pour moi. Tout le monde se connaît un peu, on est enfermés sur nous-mêmes. On se connaît depuis tous petits, on s’est vus grandir, on a vu les nouveaux nés, puis on a vu les petits grandir, et les grands devenir des anciens. C’est une grande maison, tu y es au courant de tout. Ça a eu un impact de fou sur moi et sur ma façon de voir les choses. On a notre manière d’être et nos propres codes, notre langage. En grandissant tu crées ta personnalité et tu commences à interpréter les choses à ta façon, Chevaleret a influencé ma manière d’être.

A : C’est dans ce quartier que tu commences le rap, autour de quinze ans, avec la Mafia Zeutrei à l’époque. Qu’est-ce qui te donne envie de faire de la musique à ce moment ?

D : À vrai dire j’ai toujours aimé la musique, mais étant jeune je ne m’imaginais pas en faire parce que je voyais vraiment ça comme un truc pour les professionnels, c’était loin de moi. Je ne me sentais pas capable d’en faire, mais j’ai voulu tester. Je me suis laissé un long temps de réflexion, jusqu’au moment où j’ai réussi à être dans les temps. Pour moi, c’était la première chose : être dans les temps. Quand j’ai été dans les temps alors je pouvais espérer faire de la musique, mais pas être professionnel. Je me disais que c’était vraiment trop chaud. Après j’ai accroché petit à petit, je suis entré dans la Mafia Zeutrei, on a fait un petit buzz dans Paris, moi j’ai grandi et ma tête est restée dans la musique.

A : Tu disais avoir toujours aimé la musique. N’écoutais-tu que du rap ?

D : Avant de commencer la musique j’étais très fermé sur le rap français, j’étais même vraiment très très fermé là-dessus. J’écoutais tous les rappeurs français. Il n’y a pas un rappeur français que tu aurais pu me citer et que je ne connaissais pas. Les mecs très underground, je les connaissais de fou et je ne voulais pas écouter de musique américaine, je ne voulais pas écouter de variété, je ne voulais pas écouter de soul… Il n’y avait rien d’autre que le rap français. C’est en faisant de la musique que je me suis ouvert.

A : Après t’être mis à faire du rap, à quel moment commences-tu à prendre ça au sérieux ?

D : Je crois que c’est en 2013, parce que même quand on a signé en 2012, j’étais encore dans mes conneries de la rue, et le rap restait un loin de moi. À un moment, je me suis dit qu’il commençait à y avoir un vrai engouement, une structure derrière, et donc qu’il fallait essayer de faire les choses bien, d’être un peu stable. Quand on est devenus MZ, l’état d’esprit a changé, on a commencé à s’y mettre à fond. C’était un travail et une passion en même temps.

A : Lorsque la Mafia Zeutrei devient la MZ, tu fais partie de ceux qui restent, alors que le collectif se réduit considérablement. Ce sont les plus motivés qui continuent ?

D : On est dans une optique où il ne s’agit plus de faire de la musique pour faire de la musique, mais où on fait de la musique pour essayer d’arriver quelque part. Ceux qui kiffaient la musique et étaient vraiment sérieux sont restés : Jok’air, Hache-P et moi.

A : Sans qu’il soit aussi gros que ce que l’on pouvait imaginer, vous connaissez tout de même un certain succès, avec quelques ventes, des grosses tournées, des showcases et un public solide. Comment vis-tu ça ?

D : La première fois que quelqu’un a voulu prendre une photo avec moi dans la rue, j’ai cru qu’il voulait m’embrouiller, je n’étais pas du tout habitué. Je me dis « ah ouais, quand même ! Ça commence à être pour de vrai… » Je vois que le travail commence à payer. Tes premières scènes, tu les kiffes de fou ! On peut enfin partager, on part en tournée et il y a des gens qui nous attendent autre part qu’à Paris. Ça motive trois fois plus à taffer encore et à évoluer pour faire grandir ce public.

A : Quand votre musique se diffuse hors de Paris, elle te permet aussi de voir autre chose, n’est-ce pas ? Dans quelle mesure t’a-t-elle ouvert au monde ?

D : La musique m’a fait découvrir beaucoup de choses, elle m’a ouvert. Sans elle je pense que je serais encore au quartier, je serais quelqu’un de fermé. Franchement, sans la musique je n’aurais pas le même regard sur le monde. Elle m’a fait sortir du quartier et découvrir un tas de choses et rencontrer plein de personnes.

A : Alors que la MZ tourne bien, est-ce que tu envisages cette aventure solo qui débute désormais, ou n’es-tu que dans l’optique du groupe ?

D : Non, non, non, tu tout ! Je ne pensais vraiment pas au solo, ce n’était pas dans ma tête. J’étais avec ma bande de potes, et je me disais « on va voir où est-ce que ça nous mène ! »

« La musique m’a fait sortir du quartier, découvrir un tas de choses et rencontrer plein de personnes. »

A : En décembre 2016 vous vous séparez. Avant d’enclencher le processus Éthologie, y a-t-il une période de latence pour toi, un temps où tu prends du recul ?

D : Juste après j’ai fermé tous mes réseaux. Je me suis dit que c’était soit une opportunité pour arrêter la musique, soit je me remettais dedans et il faudrait vraiment faire les choses bien. Mais je me suis rendu compte que je kiffais trop cette musique pour l’arrêter maintenant, et puis je me sentais prêt, et capable de faire ce qu’il faut pour arriver au plus haut niveau. Donc il y a eu un peu de réflexion mais c’est très vite passé et on est revenus avec bien plus d’énergie.

A : As-tu le sentiment de commencer une nouvelle carrière, ou bien es-tu dans la continuité du travail que tu as réalisé avec tes compères avant ? 

D : Ça peut être l’un comme ça peut être l’autre… Je suis dans la continuité de ce que je faisais, mais j’ai envie de montrer une évolution. Je veux marquer le coup, on va m’entendre tout seul, on me découvrira. Mais on peut voir ça comme la continuité de MZ ou pas. Certains diront que ça n’a rien à voir, d’autres si. Je ne pense pas que ce soit à moi d’en décider.

A : Lors de ce premier semestre de 2016, est-ce que tu travailles sur ta musique en ayant en tête ce format d’une première mixtape ou avances-tu un peu à l’aveugle ?

D : Je voulais sortir trois premiers sons pour tâter le terrain, et enchaîner directement avec un projet. Je me sentais prêt à proposer des choses, donc aucun morceau n’a été fait à la va-vite. J’écris beaucoup, et je voulais que les gens puissent me découvrir un peu plus.

A : Sur un plan plus logistique, as-tu eu besoin de redémarcher des gens, de te refaire un réseau, pour construire et sortir le disque, ou as-tu bénéficié de la notoriété de la MZ grâce à laquelle les gens seraient venus vers toi ? 

D : Les deux. On a quand même un parcours avec la MZ, qui nous a fait connaître certaines personnes qui sont venues vers nous directement. Mais j’ai aussi eu besoin de démarcher des gens, parce que je savais ce que je voulais. Sinon, je suis toujours au même studio, et les beatmakers sont presque tous restés les mêmes. Avec la MZ, on essayait de changer, d’avoir des prods différentes les unes des autres pour varier. Et pour moi, ça n’a pas trop changé en soi, je suis sur la même lignée.

A : Il y a un certain nombre de morceaux sur Éthologie qui ne comptent que deux couplets, c’est un format que tu affectionnes ?

D : C’est au feeling, et quand il n’y a plus rien à dire, il n’y a plus rien à dire. Peut-être qu’un jour je ferai des morceaux avec cinq couplets, tu vas dire « mais ferme ta gueule ! » [Rires] Mais pour le moment, j’en suis là, j’ai construit des morceaux de cette manière, c’est cohérent et je trouvais inutile d’en rajouter. Mais après j’espère que certains vont dire « ah mais pourquoi il n’y a pas un troisième couplet ?! » parce qu’ils kifferont le morceau et voudraient qu’il continue. Ce serait tant mieux !

A : Il semblerait que tu considères ce projet comme plutôt introspectif. Qu’est-ce qu’il y a de Dehmo que l’on n’entendait pas avant ? As-tu fait un effort pour te livrer ?

D : Non, pas vraiment. C’est le même mot qui revient tout le temps : je l’ai fait au feeling. Je n’avais pas encore trouvé de nom au projet alors qu’il était presque fini, et en réécoutant tous les morceaux j’ai senti qu’il était vraiment personnel, d’où le nom Éthologie, que j’ai trouvé à la fin. En écrivant ce projet je me suis découvert moi-même, un peu. Je n’avais pas fait un morceau solo depuis dix ans !

A : Au long du projet, les soirées, l’alcool, et la fumette sont extrêmement présents. Sont-ils des stimulants pour ta créativité ? 

D : Peut-être… Peut-être pas… Tu as des prises de conscience, où tu te rends compte de ce qui te fait kiffer et te fait du mal en même temps. Je philosophe un peu sur ces choses qui nous font kiffer de fou, nous rendent accros, alors que l’on sait pertinemment que ça nous tue à petits coups avec tout ce que ça engrange. Non, je ne sais pas si ça me stimule vraiment.

A : Pourquoi parler d’Éthologie comme d’une mixtape, est-ce qu’il y a quelque chose qui distingue ce projet d’un album ?

D : Franchement, j’ai appelé ça mixtape parce que c’est mon premier projet et que je ne me voyais pas arriver avec un album. On va dire que je n’y ai pas vraiment tout mis. Je me suis découvert et je pense qu’avec l’album je vais donner vraiment plus.

A : Donc Éthologie est annonciatrice d’une suite, qui sera un album.

D : Peut-être ! Va savoir ! Ou peut-être une deuxième mixtape, ou un EP… Il y a quoi d’autre ? Un street album ! [Rires] En tout cas ce qui est sûr c’est qu’il y aura une suite.

A : Attends-tu aussi de ta mixtape qu’elle te permette de tourner un peu ?

D : Oui, je kiffe la scène. La MZ était un peu connue pour foutre le feu sur scène, parce qu’on aimait vraiment ça, on aimait partager notre musique avec le public. Si Éthologie me permet de tourner, tant mieux, sinon, on ne va pas se morfondre, d’autres choses arrivent. Tôt ou tard ça viendra, on travaille pour y arriver et on prend ce qui vient, en bien ou en mal.